Francesca Albanese, the United Nations Special Rapporteur on the occupied Palestinian territories, is posing for pictures in La Marsa, Tunis, Tunisia, on February 01, 2024. Francesca Albanese, born in 1977, is an Italian international lawyer and academic. On 1 May 2022, she was appointed United Nations Special Rapporteur on the occupied Palestinian territories for a three-year term. She is the first woman to hold the position. (Photo by Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto) (Photo by Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto via AFP)AFP

Francesca Albanese au Groupe de La Haye: « L’heure d’un changement révolutionnaire a sonné »

Le Groupe de La Haye a été composé par des pays du Sud global fin janvier 2025 afin de faire respecter les décisions des juridictions internationales dans le conflit israélo-palestinien. Un premier sommet vient de se tenir en Colombie. La rapporteuse spéciale de l'ONU, Francesca Albanese, y a tenu un discours important.

Excellences, chers amis,

Je tiens à exprimer ma gratitude au gouvernement colombien et sud-africain pour avoir réuni ce groupe, mais aussi à tous les membres du Groupe de La Haye, à ses membres fondateurs pour leur position de principe, ainsi qu’à tous ceux et celles qui se sont joints à eux. Puisse-t-il continuer à se développer et, ainsi, améliorer efficacement ses actions concrètes.

Je remercie également le Secrétariat pour sa ténacité, ainsi que les experts palestiniens, individus et organisations, qui ont fait le voyage jusqu’à Bogota depuis la Palestine occupée, la Palestine historique/Israël et d’autres terres de la diaspora/de l’exil, afin de soutenir ce processus, après avoir fourni au Groupe de La Haye des informations exceptionnelles et documentées.

Je remercie également tous les participants présents aujourd’hui.

Il est en effet essentiel de répondre présent à un moment qui pourrait bien s’avérer historique. Puissent ces deux jours inciter toutes les participantes et participants à œuvrer ensemble pour adopter des mesures concrètes pour mettre fin au génocide à Gaza, et espérons-le, à l’effacement des Palestiniens et de ce qui subsiste de la Palestine. Car c’est ici et maintenant que se joue l’avenir d’un système où la liberté, les droits et la justice constituent une réalité pour tous. Cet espoir, auquel je m’accroche résolument, exige de la discipline. Une discipline qui doit tous nous animer.

Les territoires palestiniens occupés vivent aujourd’hui un véritable enfer. Israël a notamment démantelé la dernière instance de l’ONU chargée de l’aide humanitaire à Gaza, afin d’affamer, déplacer et exterminer une population qu’il a condamnée sans vergogne. En Cisjordanie, dont Jérusalem-Est, le nettoyage ethnique se poursuit par le biais d’un blocus illégal, de déplacements massifs, d’exécutions extrajudiciaires, de détentions arbitraires et de torture généralisée. Dans tous les secteurs sous contrôle israélien, les Palestiniens vivent la terreur de l’anéantissement, diffusée en direct aux yeux du monde entier. Les très rares Israéliens opposés au génocide, à l’occupation et à l’apartheid, alors qu’une majorité acclame ouvertement ces pratiques et en réclame davantage, nous rappellent que l’émancipation d’Israël est indissociable de celle des Palestiniens.

Les exactions commises au cours de ces 21 derniers mois ne sont pas une aberration ponctuelle, mais le résultat de décennies de politiques de déplacement et de remplacement du peuple palestinien.

Il est donc inconcevable que les instances politiques, de Bruxelles à New York, s’interrogent encore sur la reconnaissance de l’État palestinien. Non pas parce que ce serait sans importance, mais parce que, depuis 35 ans, les États ont temporisé, rejeté la reconnaissance d’un État, prétendant “soutenir l’Autorité palestinienne” tout en livrant le peuple palestinien aux ambitions territoriales implacables et prédatrices d’Israël, ainsi qu’à ses crimes indicibles. Le discours politique a en effet réduit la Palestine à une crise humanitaire chronique plutôt qu’à un problème politique exigeant une résolution claire et fondée sur des principes : mettre fin à l’occupation et l’apartheid permanents, ainsi qu’au génocide en cours. Le droit n’a ni échoué ni failli : c’est la volonté politique qui a abdiqué.

Mais nous assistons aujourd’hui à un changement. Les terribles souffrances infligées au peuple palestinien ont jeté les bases d’une révolution. Même si elle peine encore à imprimer sa marque sur les agendas politiques, un bouleversement révolutionnaire est en cours, qui, s’il se poursuit, restera dans les mémoires comme l’instant où l’histoire a changé de cap.

C’est la raison de ma présence à cette rencontre, avec le sentiment de vivre un tournant historique, tant sur le plan discursif que politique.

Tout d’abord, le discours évolue : il passe du “droit à l’autodéfense” brandi à tout va par Israël au “droit à l’autodétermination” des Palestiniens, longtemps bafoué, systématiquement minimisé, réprimé et discrédité depuis des décennies. Le recours à l’antisémitisme pour museler les Palestiniens et qualifier leurs actions de terrorisme (qu’il s’agisse de la résistance armée ou de l’action des ONG qui luttent pour la justice sur la scène internationale) a paralysé la communauté internationale. Il faut y remédier, et maintenant.

Ensuite, nous assistons à l’émergence d’un nouveau multilatéralisme, fondé sur des principes courageux et porté par la Majorité mondiale. À mon grand regret, les pays européens n’en font pas encore partie. En tant qu’Européenne, cette situation me fait craindre que la région et ses institutions soient devenues pour beaucoup une confrérie d’États prônant certes le droit international, mais guidés davantage par une mentalité colonialiste que par de véritables valeurs et s’en remettant aveuglément à l’empire américain, alors même qu’il nous plonge de guerre en guerre, de tragédie en tragédie, et, s’agissant de la Palestine, du silence à la complicité.

Mais la présence de certains pays européens à cette rencontre montre qu’une autre voie est possible. C’est pourquoi, au nom du Groupe de La Haye, je leur dis que nous avons la capacité de faire plus que de simplement former une coalition : nous pouvons devenir un nouveau pôle éthique de la politique mondiale. En ce sens, j’en appelle à votre soutien.

Des millions de personnes observent et espèrent l’émergence d’un leadership capable de bâtir un nouvel ordre mondial fondé sur la justice, l’humanité et l’émancipation collective. Il ne s’agit pas seulement de la Palestine, mais de nous tous.

Les États animés par des principes doivent se montrer à la hauteur de la situation. Il n’est pas question d’allégeance politique, de couleur, de drapeau ou d’idéologie : il est simplement question de valeurs humaines fondamentales. Celles-là mêmes qu’Israël piétine sans scrupule depuis maintenant 21 mois.

Je salue également cette conférence d’urgence à Bogota, qui permettra de faire face à la dévastation incessante à Gaza. Telle est notre priorité. Les mesures adoptées en janvier par le Groupe de La Haye sont hautement symboliques. Elles témoignent de l’impératif d’un tournant nécessaire tant sur le plan discursif que politique. Toutefois, elles ne vont pas assez loin. Je vous encourage à intensifier vos efforts. Nous devons traduire cet engagement en actions concrètes, sur les plans législatif et judiciaire, dans chacune de nos juridictions. Nous devons avant tout réfléchir aux mesures urgentes permettant de mettre fin à cette offensive génocidaire. Pour les Palestiniens, en particulier ceux de Gaza, l’enjeu est existentiel. Mais en réalité, ces enjeux concernent l’humanité tout entière.

Mon rôle ici est donc de vous recommander, sans concession et sans passion, des solutions qui s’attaquent à la cause profonde du problème. Nous avons depuis longtemps dépassé le stade du traitement des symptômes, que beaucoup privilégient encore aujourd’hui. Ce que le Groupe de La Haye s’est engagé à faire et envisage d’étendre n’est qu’un pas minuscule vers ce qui est juste et nécessaire au regard de vos obligations en vertu du droit international.

Nous parlons ici d’obligations, pas de sympathie ni de charité.

Chaque nation a le devoir de revoir et suspendre immédiatement tous ses liens avec Israël , qu’il s’agisse de relations militaires, stratégiques, politiques, diplomatiques, économiques (importations comme exportations) ou encore des relations avec le secteur privé, assureurs, banques, fonds de pension, universités et autres fournisseurs de biens et de services dans les chaînes d’approvisionnement. Considérer l’occupation sans réagir revient à soutenir ou à fournir une aide ou une assistance à la présence illégale d’Israël dans les Territoires palestiniens occupés (TPO). Ces liens doivent être interrompus de toute urgence. J’aurai l’occasion d’approfondir les aspects techniques et les enjeux lors de nos prochaines sessions, mais soyons clairs : j’entends par là rompre les liens avec Israël tout entier. Se contenter de rompre les liens uniquement avec ses “composantes” des TPO n’est pas acceptable.

Ces mesures sont conformes aux obligations qui incombent à tous les États en vertu de l’avis consultatif de juillet 2024, lequel a confirmé l’illégalité de l’occupation prolongée par Israël, qu’il a comparée à la ségrégation raciale et à l’apartheid. L’Assemblée générale a adopté cet avis. Ces conclusions sont suffisamment fondées pour agir. En outre, l’État d’Israël est accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide, et il lui incombe donc d’assumer la responsabilité de ses actes répréhensibles.

Comme je l’ai souligné dans mon dernier rapport au CDH, l’économie israélienne contribue à soutenir l’occupation et est désormais devenue génocidaire. Il n’est pas concevable de dissocier les politiques et l’économie de l’État d’Israël de ses politiques et de son économie d’occupation sur le long terme. Elles sont indissociables depuis des décennies. Plus les États et les acteurs extérieurs maintiennent leur engagement, plus ils légitiment cette illégalité structurelle. Tel est le sens de la complicité. Aujourd’hui, l’économie israélienne est génocidaire. Il n’y a pas de bon et de mauvais Israël.

Imaginez que nous nous trouvions ici au début des années 1990 et que nous discutions de l’apartheid en Afrique du Sud. Auriez-vous proposé d’imposer des sanctions sélectives à l’Afrique du Sud pour son comportement dans certains bantoustans ? Ou auriez-vous plutôt condamné le système criminel de l’État dans son ensemble ? Et Israël fait pire. Cette comparaison n’est pas une opinion subjective, mais une évaluation juridique et factuelle étayée par des procédures judiciaires internationales auxquelles nombre d’entre vous participent dans cette salle.

Voilà ce que sont des mesures concrètes. Négocier avec Israël les modalités de gestion de ce qui reste de Gaza et de la Cisjordanie, à Bruxelles ou ailleurs, constituerait un déshonneur absolu pour le droit international.

Quant aux Palestiniens et à tous ceux qui, aux quatre coins du globe, soutiennent leur cause, souvent au prix de grands sacrifices, je dis que quoi qu’il arrive, la Palestine n’aura pas été réduite à la portion congrue dans les chroniques des conquérants en herbe, mais qu’elle figurera en bonne place dans le dernier acte d’une saga millénaire de peuples opprimés qui se seront battus contre l’injustice, le colonialisme et, aujourd’hui plus que jamais, la tyrannie néolibérale.


Source originale: Savage Minds
Traduit par Spirit of Free Speech

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