Après la Tunisie, l’Egypte ! Sous la pression du peuple, le président Hosni Moubarak, accroché au pouvoir depuis trente ans, a finalement quitté son poste. Quels sont les enjeux de la révolution égyptienne ? Quel impact pour les Etats-Unis et Israël ? La chute du raïs va-t-elle favoriser la montée de l’islamisme comme le craignent la plupart des médias occidentaux ? Mohamed Hassan répond à ces questions.
INTERVIEW: Grégoire Lalieu & Michel Collon
Jusqu’il y a peu en Europe, beaucoup de citoyens pensaient qu’il serait difficile de faire tomber les dictatures arabes. Mais vous ne partagiez pas cet avis. Pourquoi ?
Durant les années 60, j’ai étudié en Egypte. Nous étions à l’époque trente mille étudiants étrangers venus d’Afrique, d’Inde ou même d’Indonésie, à profiter d’un programme d’éducation mis en place par Nasser quelques années auparavant. Je dirigeais le bureau des étudiants somalis et je me souviens que la plupart des Egyptiens moyens avaient beaucoup de sympathie pour nous car notre présence symbolisait la solidarité de l’Egypte avec l’Afrique : ils en étaient fiers !
En 2009, après trente ans d’absence, je décidai de retourner aux pays des pharaons. Dans l’avion, je discutai avec des journalistes égyptiens et leur fis part de mes inquiétudes : on m’avait dit que l’Egypte était devenu un Etat policier et que les arrestations étaient courantes. Mais les journalistes me rassurèrent, aussitôt prétendant que leur pays était une démocratie et qu’il n’y avait pas de craintes à avoir.
Arrivé au Caire, je fus impressionné de voir comment la ville s’était développée. Incroyable ! C’était devenu une ville immense, accueillant chaque jour deux mille nouvelles personnes. Je pris un taxi et me rendis dans les locaux de l’association que j’avais dirigée. J’y retrouvai une vieille connaissance égyptienne, Mohamed, avec qui nous prenions régulièrement le thé à l’époque et dont nous savions qu’il était en contact avec les services de renseignements. Je lui demandai quelle était la situation en Egypte. Il me répondit très en colère que ce pays était dirigé par des gangsters qui pillaient les richesses. Connaissant son passé dans les services secrets, je soupçonnai Mohamed de dire cela pour me tirer des vers du nez. « Tu peux parler, répondit-il. Tout le monde s’en fout ici. Les autorités ne contrôlent rien. Et ce bâtard, ajouta-t-il en désignant une photo de Moubarak accrochée au mur, il ne vit même pas au Caire, mais à Sharm el-Sheik (une station balnéaire très prisée par les touristes). »
Je fus très surpris car je pensais que les gens n’osaient pas critiquer le régime dans cet Etat policier. Aussi, dans les jours qui suivirent, je questionnai les gens dans la rue, dans le bus, sur le marché, etc. Tous tenaient le même genre de propos : « Les dirigeants sont des voleurs, un jour on leur coupera les doigts ! ». J’en arrivai à la conclusion que l’Egypte était prête pour une révolution.
Vous dites que le pays était prêt voilà deux ans. Pourquoi la révolution éclate-t-elle aujourd’hui ?
L’élément déclencheur est le suicide de Mohamed Bouazizi, le jeune vendeur tunisien qui s’est immolé. C’est la goutte qui a fait déborder le vase. Pour les musulmans, le suicide est un péché car Allah vous a donné la vie et vous l’enlevez de vos propres mains. Mais Bouazizi est devenu un martyr car il représente toute la jeunesse du monde arabe qui vit dans des conditions difficiles. Sa mort a donc été un élément déclencheur non seulement pour la Tunisie mais aussi pour l’Egypte et d’autres pays de la région. Car les conditions sont les mêmes partout : une population très jeune mais sans avenir, une répression policière très forte, des élites corrompues…
Les jeunes Arabes ne se retrouvent pas dans ce système où ils ne peuvent même pas entrevoir un futur. A trente ans, beaucoup ne peuvent pas s’acheter de maison et doivent encore vivre avec leurs parents. D’autres essaient d’émigrer: soit ils perdent la vie en traversant la Méditerranée, cet immense cimetière, soit ils réussissent à gagner l’Europe mais sont traités comme des chiens.
Face à cette misère, vous trouvez dans les pays arabes une élite qui se la joue bling-bling, faisant du shopping dans des boutiques luxueuses, roulant dans des 4×4 dernier cri, se pavanant sur des yachts…
Jusqu’à maintenant, les pauvres ont survécu grâce à la solidarité entre eux. Vous ne voyez pas, comme dans mon pays, l’Ethiopie, des tas d’ONG occidentales distribuer du pain ou d’autres biens de première nécessité. Mais les contradictions dans la société étaient telles que le système devait éclater.
Ce n’est pas la première fois que des révoltes populaires éclatent dans le monde arabe. Mais elles ont toujours été réprimées jusqu’ici. Comment expliquer qu’elles débouchent sur des révolutions aujourd’hui ?
Un poète tunisien a dit il y a longtemps : si le peuple veut vivre ne fût-ce qu’un jour, tout peut arriver. Le peuple peut dormir paisiblement pendant des centaines d’années. Mais s’il désire vivre, même une seule minute, rien ne pourra l’arrêter.
C’est ce qui arrive maintenant. Il n’y a pas d’explications scientifiques. Aucun historien ne pourrait dire pourquoi cela se produit précisément aujourd’hui. Si c’était possible, l’ennemi qui ne voulait pas accorder sa liberté au peuple égyptien aurait été en mesure de prévoir ces événements et aurait tout fait pour empêcher cela.
Comme vous le soulignez, des révoltes spontanées ont régulièrement éclaté et elles ont toujours été réprimées. Mais toutes ces révoltes sont des rivières qui, avec le temps, ont fini par former un fleuve de contestation insurmontable.
De plus, il faut voir le contexte particulier du monde. Lénine a dit qu’à la différence des tortues, l’être humain ne vit pas des centaines d’années. Par conséquent, il faut analyser l’histoire de l’humanité par décennies. Et le monde a beaucoup changé ces dix dernières années.
La crise économique est un facteur important ?
Il y a en effet une grave crise capitaliste, le déclin des puissances occidentales et le passage d’un monde unipolaire dominé par Washington à un monde multipolaire avec l’ascension des pays émergents. Cependant, la faiblesse des Etats-Unis n’est pas si nouvelle. Le véritable changement, c’est que l’image des Etats-Unis dans le monde reflète cette faiblesse aujourd’hui. En effet, il n’y a pas que la force économique ou militaire. Il y a aussi l’impact psychologique de l’image que donne une puissance comme les Etats-Unis. Cette domination culturelle et intellectuelle est très importante.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, il y a eu une offensive orchestrée par des intellectuels US tels que Francis Fukuyama avec La fin de l’Histoire ou Samuel Huntington avec Le choc des civilisations. Cette offensive a instauré une véritable terreur intellectuelle sur le reste de la planète en prétendant que l’Occident était devenu le maître du monde.
Comment cette image de toute puissance de l’Occident a-t-elle été brisée ?
Tout d’abord, il y a la guerre en Afghanistan. Je me souviens en 2001, en pleine affaire des courriers piégés à l’anthrax : des journalistes de CNN interviewaient un ministre taliban. C’était un vieil homme, assez arriéré, avec un turban, une grosse barbe, etc. Un journaliste survolté lui demanda si son pays était responsable des attaques à l’anthrax. Le vieil homme éclata de rire : il ne comprenait rien et ne savait même pas ce qu’était l’anthrax ! Mais la télévision US était pourtant en train de présenter cet homme modeste comme un dangereux terroriste ! Avec ce genre de scénario ridicule, les Etats-Unis ont envahi l’Afghanistan. Mais cette guerre s’est révélée être un fiasco et l’image de superpuissance de l’Occident en a pris un sacré coup.
L’autre élément très important est la résistance irakienne. Les Etats-Unis ont été incapables de contrôler le pays et leur déroute militaire face aux résistants a fait passer le baril de pétrole de 30 à 75 dollars en peu de temps. Cette hausse soudaine a rapporté beaucoup d’argent dans les caisses des pays producteurs de pétrole. Endettés à cause des programmes de la Banque mondiale et du FMI, ces pays ont pu effacer leur ardoise et retrouver une certaine indépendance.
Les campagnes militaires en Afghanistan et en Irak sont donc des échecs. L’usage brutal de la force a ouvert les yeux des populations arabes : il n’y a que les fous et les peureux qui tuent de cette manière. Cette violence aveugle n’a donc fait que renforcer la résistance à l’impérialisme. De plus, il y avait une théorie disant que l’armée US était capable de mener cinq guerres en même temps : deux conflits majeurs et trois de niveau moyen. Les résistances afghane et irakienne ont montré au reste de la planète que tout cela était faux. Ce n’était que de la terreur intellectuelle.
L’évolution des technologies de l’information a-t-elle également joué un rôle important ?
Tout à fait. Les réseaux sociaux sur Internet ont permis aux manifestants de s’organiser malgré la répression policière. Mais l’élément principal selon moi est l’émergence de médias d’information tels qu’Al Jazeera. La domination médiatique de l’Occident est brisée et le fossé qui séparait autrefois les élites et les peuples occidentaux des populations du Tiers-Monde n’est plus si grand. Aujourd’hui, des jeunes étudiants latinos ou arabes reçoivent une meilleure information que leurs camarades d’Occident. L’accès à la télévision s’est démocratisé et des chaines locales diffusent dans la langue des citoyens du Tiers-Monde. C’est très important car le contrôle de l’information est un élément-clé dans les conflits.
Mussolini est le premier à avoir utilisé un média d’information comme arme de guerre. Dans les années 30, la radio italienne diffusait des programmes en langue arabe à destination des colonies contrôlées par les Alliés. Cette radio invita même le mufti de Jérusalem pour servir la propagande fasciste. Ensuite, les Britanniques réalisèrent l’utilité de ce concept et créèrent la BBC internationale, qui diffusait des programmes dans plusieurs langues. Petit à petit, les médias occidentaux se sont imposés comme les maîtres du marché de l’information et ont pu déverser leur propagande au reste de la planète.
Mais aujourd’hui, les populations du Sud ont leurs propres médias. Ce développement a également permis de démocratiser l’information et la culture uniquement accessibles par les livres autrefois. Cela a donc réduit d’une certaine manière le fossé entre les différentes classes sociales.
Autre conséquence : le niveau de conscience politique des citoyens arabes est devenu très élevé. Les gens n’ont plus peur, ils s’organisent et descendent dans la rue. Normalement, par temps de paix, ça peut prendre des années pour que les consciences s’éveillent. Mais en période de crise, les choses s’accélèrent. Il y a quelques semaines, alors qu’ils réclamaient la démission de Moubarak, les Egyptiens ont organisé la marche du million au Caire. Savez-vous d’où cela vient ? De la marche du million organisée en 1995 par le militant Louis Farrakhan aux Etats-Unis pour attirer l’attention des politiques sur la situation des afro-américains. C’est un clin d’œil, un message envoyé au président Obama pour qu’il comprenne que le niveau de conscience politique des Egyptiens est très élevé.
L’Egypte de Moubarak était un pilier essentiel de la politique US au Moyen-Orient. Ce pilier est peut-être en train de s’effondrer et d’autres pourraient suivre dans la région. Pensez-vous que les Etats-Unis étaient préparés à de tels changements dans le monde arabe ?
L’impérialisme US est déconnecté de la réalité. Il vit dans le monde magique de Disney où tout est beau et tout lui réussit. Il n’avait pas pu prévoir la débâcle afghane et irakienne et pensait pouvoir enchaîner avec l’Iran. Un autre exemple : la Chine planchait depuis un moment pour mettre au point un tout nouveau modèle d’avion de combat très sophistiqué. Selon ses informations, le Pentagone estimait que Pékin maitriserait la technologie nécessaire pour faire aboutir ce projet d’ici une quinzaine d’années. Il y a quelques mois, le secrétaire US à la Défense, Robert Gates, s’est rendu en voyage officiel à Pékin. Vous savez comment sont les Chinois : très polis ! Aussi, à l’arrivée de leur hôte sur le tarmac de l’aéroport, ils ont préparé un cadeau de bienvenue et fait décoller devant les yeux ébahis du secrétaire le fameux avion de combat !
Pourquoi les chancelleries occidentales semblent avoir été tant surprises par les révolutions arabes ?
Lors de mon voyage en Egypte en 2009, j’ai été très frappé par l’important dispositif de contrôle policier qui entourait les ambassades occidentales. Dans le bar de l’hôtel où je séjournais, j’ai fait la connaissance de diplomates britanniques. Lorsque la glace était rompue, je leur ai demandé que signifiait tout ce dispositif autour des ambassades. Ils ont rigolé et m’ont répondu : « Mr. Mohamed, vous touchez le point sensible. Nous avons l’impression de vivre dans un zoo. On nous a dit que le peuple égyptien était dangereux et on a donc placé nos ambassades dans des cages ! En fait, au nom de la lutte contre le terrorisme, nos mouvements sont très limités. Notre gouvernement et le gouvernement égyptien nous empêchent de rencontrer les gens du peuple. »
Ces diplomates étaient donc incapables de se faire une idée correcte de la société égyptienne et ne recevaient que des informations positives du gouvernement de Moubarak. Ca m’a rappelé le livre La Tragédie et les leçons du Viêt Nam de Robert McNamara. McNamara fut le meilleur statisticien de l’histoire des Etats-Unis. Il a fait de la Ford Motor Company l’une des plus importantes sociétés du monde. Il a ensuite été ministre sous Kennedy puis sous Johnson.
McNamara raconte dans son livre comment, durant la présidence de Johnson, les Etats-Unis disposaient de milliers d’experts au Sud-Viêtnam pour assister le gouvernement. Tous les jours, il recevait des rapports de ces experts disant que tout allait bien. En tant que statisticien, McNamara suspectait que la probabilité de recevoir 100% de rapports positifs sur la situation au Sud-Viêtnam n’était pas réaliste. Il décida donc de réunir à Honolulu ces experts, diplomates, officiers et agents de la CIA qui tous les jours lui envoyaient des rapports. Une semaine plus tard, quand les experts furent retournés, McNamara reçut des rapports fort différents : « Les Viêt-Cong sont en danger, nous avons besoin de plus de renforts et d’assistance dans le Sud ! ». McNamara s’est donc rendu sur place pour tirer tout cela au clair. En fait, les diplomates et les agents US avaient l’habitude d’écrire leurs rapports vers dix heures du matin, après avoir pris un bon petit-déjeuner, fait une partie de tennis et bu un grand verre de whisky. Leurs rapports ne témoignaient pas de la situation objective sur place, mais de leur désir de bien-être personnel et de leur incompétence.
Les diplomates britanniques que j’avais rencontrés étaient un peu dans la même situation. Ils n’avaient aucune idée de la réalité sur place alors que moi-même, en une semaine, j’avais compris que la société égyptienne était sur le point d’exploser.
La chute de Moubarak risque-t-elle de favoriser la montée de l’islamisme en Egypte ?
On parle beaucoup des Frères musulmans en effet. Cependant, non seulement Moubarak n’était pas le rempart qui a permis de contenir la tendance islamiste. Mais la confrérie était aussi une pièce essentielle dans la dictature du raïs.
De 1956 à 1970, Gamal Abdel Nasser a dirigé l’Egypte avec un programme socialiste, faisant de nombreuses réformes. Il a par ailleurs réprimé la confrérie des Frères musulmans et commis des erreurs à leur encontre. A l’époque, l’Egypte était proche de l’Union soviétique. A la mort de Nasser, Anouar el-Sadate prit la tête du pays et se rapprocha progressivement des Etats-Unis. Il adopta une politique économique libérale et se soumit aux intérêts US au Moyen-Orient, enterrant la hache de guerre avec Israël.
Cependant, l’héritage de Nasser était encore très fort en Egypte. C’était un obstacle pour Sadate qui voulait suivre les préceptes de la Banque Mondiale et brader les entreprises publiques au profit de compagnies privées. Le nouveau président égyptien devait donc se débarrasser de ceux qui revendiquaient encore la politique de Nasser. Moubarak à l’époque a eu un rôle bien particulier. Il avait pour mission de former des gangs et de les armer à travers les services secrets pour combattre les nasséristes et les communistes. Mais la répression ne suffisait pas. Il fallait aussi combattre l’héritage de Nasser sur plan idéologique.
Sadate a utilisé la religion pour cela. D’une part, toute une série d’informations ont été révélées sur la répression de Nasser contre les Frères musulmans. Et l’agenda de ces révélations n’était pas un hasard selon moi. D’autre part, Sadate s’est présenté comme un homme de Dieu, un musulman dévoué. Il a introduit de nombreuses mesures pour consolider l’importance de la religion dans la société égyptienne. Par exemple, faire lire des versets du Coran avant le journal télévisé. Sadate a également libéré les Frères musulmans qui étaient emprisonnés.
L’idée que la dictature égyptienne était nécessaire pour contenir la montée de l’islamisme est donc fausse. L’islamisme était en fait une pièce essentielle du système. Il permettait de justifier l’Etat-policier que soutenait l’Occident.
Pourtant on présente souvent les Frères musulmans comme le principal parti d’opposition en Egypte.
C’est faux. Les Frères musulmans étaient en fait le seul parti acceptable pour le régime égyptien. S’ils étaient vraiment dangereux, la dictature de Moubarak ne les aurait pas tolérés. Or, les Frères musulmans ont même été à plusieurs reprises autorisés à siéger au parlement. Dans une dictature, vous n’acceptez pas votre ennemi. Ce n’est pas comme les communistes ou les islamistes qui étaient bannis en Tunisie. Les Frères musulmans représentent l’autre face du système totalitaire soutenu par l’impérialisme. Leur programme socio-économique n’est d’ailleurs pas progressiste. Ils prônent un capitalisme débridé, la libre entreprise, se sont déjà opposés à des mouvements d’ouvriers ou de paysans… Bref, la ligne parfaite pour permettre à l’impérialisme de continuer à exploiter l’Egypte.
N’y a-t-il donc pas de forces d’opposition capables de guider la révolution en Egypte ?
Nous avons vu qu’il y avait beaucoup de similitudes en Tunisie et en Egypte sur les raisons qui ont poussé le peuple à se soulever. Il est intéressant aussi de remarquer les interactions entre ces mouvements. Si la révolution tunisienne n’avait pas eu de répercussions dans le monde arabe, elle aurait pu être isolée et réprimée. Mais la révolution tunisienne a encouragé le peuple égyptien à se soulever et parallèlement, la révolution égyptienne a affaibli les éléments réactionnaires qui voulaient étouffer la révolution en Tunisie.
Il y a cependant une grande différence entre ces deux mouvements. Selon moi, la révolution tunisienne est mieux organisée. Notamment du fait que les partis d’opposition ont beaucoup appris de leur expérience dans la clandestinité. Même en prison, l’opposition s’est organisée et les forces contre-révolutionnaires ne peuvent pas la diviser aujourd’hui.
C’est différent pour l’Egypte. Les nasséristes et les communistes n’ont pas eu autant de patience que leurs homologues tunisiens et représentent seulement un petit segment de la population. Les Frères musulmans n’incarnent pas une véritable opposition et ne représentent pas non plus une grosse partie de la société. Enfin, les médias occidentaux ont beaucoup parlé de Mohamed El Baradei. Mais cet homme a vécu la plupart de son temps entre deux aéroports et n’a aucune base sociale en Egypte. Personne ne le connaît dans le pays, hormis sa femme et ses collègues !
Comment pourraient évoluer les choses alors ?
La seule institution organisée est l’armée. Tout dépend d’elle maintenant.
Mais l’armée était proche de Moubarak. Et elle est financée par les Etats-Unis. Peut-on attendre de réels changements de cette institution ?
L’armée n’est pas un corps homogène. Tout comme dans la société égyptienne, vous trouvez dans l’armée différentes tendances. Et le corps de cette institution est composé d’Egyptiens venant du peuple. Ils ne veulent plus de la dictature. De plus, les révolutionnaires qui ont mis fin à la monarchie égyptienne en 1952 étaient des officiers de l’armée, ne l’oublions pas.
Les proches de Moubarak ne représentent qu’une minorité au sein de l’armée. Maintenant que le dictateur est tombé, la Constitution va être modifiée pour autoriser tous les partis politiques qui le souhaitent à participer aux prochaines élections. Nous allons voir quelles forces vont émerger.
Que peut faire Washington pour défendre ses intérêts en Egypte maintenant ? Financer les groupes politiques favorables aux intérêts US dans un système démocratique ? La National Endowment for Democracy, une officine de la CIA, a pratiqué cela en Yougoslavie et en Amérique latine. Et cette organisation finançait des groupes d’opposition en Egypte déjà sous Moubarak.
Le Moyen-Orient est tellement important d’un point de vue stratégique que la politique des Etats-Unis dans la région est la répression. Et le principal allié pour servir cette politique est l’Etat-policier. Washington n’a donc pas besoin de groupes d’opposition politique. Il lui faut une dictature absolue.
Cependant, ce système de domination est en banqueroute à cause du niveau de conscience des citoyens arabes. L’Occident a prétendu apporter la démocratie mais il a porté au pouvoir des voleurs corrompus, des fascistes qui ont opprimé le peuple. Cette démocratie n’a aucun sens car elle repose sur un mensonge.
C’est pourtant un outil essentiel de la politique US. Après la Deuxième Guerre mondiale, quand les Etats-Unis sont devenus la première puissance, le diplomate George F. Kennan a écrit un article qui allait avoir un impact énorme sur la politique étrangère de son pays. Kennan expliquait que les Etats-Unis représentaient 6% de la population mondiale mais consommaient 50% des richesses de la planète. L’objectif était de creuser d’avantage ce fossé ! Selon Kennan, les droits de l’homme et la démocratie n’étaient pas une préoccupation première pour les Etats-Unis. Mais si un gouvernement révolutionnaire émergeait quelque part et menaçait les intérêts US, Washington devait intervenir en utilisant les droits de l’homme et la démocratie comme prétexte.
C’est la politique étrangère des Etats-Unis. S’ils se souciaient vraiment de la démocratie, ils interviendraient immédiatement en Arabie Saoudite. Mais ce n’est qu’un prétexte et les populations arabes ne sont pas dupes. Les Etats-Unis n’ont que deux options au Moyen-Orient : imposer des dictatures ou partir.
Moubarak était aussi un allié important d’Israël. Quel pourrait être l’impact de sa chute pour ce pays ?
L’Egypte a d’importantes réserves de gaz. Et Israël est le pays qui profite le plus de ces richesses, payant le gaz moins cher que le prix du marché. Il a développé un réseau très important qui dépend de l’approvisionnement égyptien. Israël a procédé à des simulations ces derniers jours pour pallier à une coupure éventuelle de cet approvisionnement. Mais sur le long terme, si un nouveau gouvernement égyptien revoyait cet accord, ce serait très difficile pour l’Etat hébreux.
De plus, l’enjeu palestinien n’est pas résolu. Les dirigeants égyptiens, depuis Sadate, ont conclu une alliance avec Israël. Mais le peuple égyptien, lui, est contre l’occupation et solidaire des Palestiniens. N’importe quel gouvernement démocratique qui représenterait un tant soi peu les aspirations du peuple égyptien ne maintiendrait pas cette relation avec Israël.
Cela aurait aussi un impact sur la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient ?
Tout à fait. En 1973, la guerre de Kippour opposa l’Egypte et la Syrie à Israël et se solda par la défaite des troupes arabes. A la suite du conflit, un accord de paix fut signé entre l’Egypte et Israël et cet accord constitua l’un des principaux piliers de la politique US au Moyen-Orient. C’était une stratégie d’Henry Kissinger : la paix entre l’Egypte et Israël a permis de liquider la question palestinienne et de briser l’unité des pays arabes. Selon moi, cet accord est fini. Les Etats-Unis ont perdu l’Egypte avec la chute de Moubarak et les rapports de force vont changer dans la région.
Que peut-il arriver dans le monde arabe maintenant ? Les révolutions vont-elles se limiter à l’Egypte et la Tunisie ?
Non. Des révoltes ont éclaté au Yémen où la chute d’Ali Abdullah Saleh, un autre dictateur pro-US, est inévitable. C’est un enjeu de taille pour l’Arabie Saoudite : si une révolution populaire éclate au Yémen, cela va porter le danger aux portes du royaume saoudien, le pire ennemi de la démocratie dans le monde arabe. L’Arabie Saoudite est un pays arriéré et le principal allié des Etats-Unis dans la région. La monarchie féodale craint les mouvements populaires. D’ailleurs, elle ne voulait pas que les Etats-Unis lâchent Moubarak. Lorsque l’administration Obama a annoncé sous la pression populaire qu’elle arrêterait de financer le régime de Moubarak, l’Arabie Saoudite a aussitôt répliqué qu’elle prendrait en charge ce financement. Elle voulait maintenir le dictateur à tout prix pour prouver que les révoltes ne mènent à rien.
Si les révolutions arabes devaient avoir un impact considérable en Arabie saoudite, les conséquences seraient énormes. En effet, le principal outil de domination de l’impérialisme US est le dollar. C’est très important car le pétrole est vendu en dollar. Mais un gouvernement démocratique et indépendant en Arabie Saoudite pourrait refuser d’utiliser cette monnaie. L’Iran a réalisé d’importants bénéfices en vendant son pétrole dans d’autres devises. Le dollar ne serait plus alors la monnaie de référence dans le monde, ce qui signerait la mort de l’impérialisme US.
Les Etats-Unis sont donc dans une mauvaise posture. Au Liban aussi, leur stratégie s’est effondrée. Il y avait une alliance avec les réactionnaires du pays, principalement des sunnites financés par l’Arabie Saoudite, pour contenir le mouvement de résistance du Hezbollah. Mais cette alliance a volé en éclats avec le scandale de l’enquête sur l’assassinat de l’ancien chef de gouvernement, Rafiq Hariri. Un tribunal devait remettre ses conclusions dans lesquelles il incriminait des hauts-membres du Hezbollah. Mais il s’est avéré que l’enquête était faussée par des objectifs politiques visant à affaiblir le mouvement chiite. Finalement, l’Arabie Saoudite, qui avait tenté une médiation pour calmer les choses, a jeté l’éponge. Le gouvernement libanais a été dissout et le Hezbollah est sorti renforcé, avec un de ses membres nommé premier ministre. C’est un échec pour Washington. Tous ses pions dans la région sont en crise.
Finalement, que nous apprennent ces révolutions ?
Les puissances néocoloniales ne comprennent pas que le monde a changé. On le voit en Côte d’Ivoire par exemple. Les Etats-Unis et la France veulent imposer Alassane Ouattara, une marionnette venue du FMI. Mais il n’a pas gagné les élections et la situation est bloquée. Les pays d’Afrique de l’Ouest devaient intervenir militairement pour le compte des puissances impérialistes mais les soldats africains ne veulent pas provoquer un nouveau bain de sang pour défendre les intérêts occidentaux. C’est la grande leçon : le niveau de conscience politique dans les pays arabes, en Afrique et dans tout le Tiers-Monde est beaucoup plus élevé maintenant. On ne peut plus tromper ces gens comme avant.
Je pense que dorénavant, la contradiction va se poser entre les puissances impérialistes et les pays du Sud. Autrefois, les puissances coloniales se déchiraient entre elles pour s’accaparer le gâteau du Tiers-Monde. Aujourd’hui, elles vont devoir négocier avec ces pays. L’hégémonie politique et économique de l’Occident touche à sa fin. Les Etats-Unis disposent de beaucoup de ressources dans leur propre pays et resteront une puissance régionale importante. L’Europe devra choisir : se soumettre encore plus à la puissance US ou devenir réellement indépendante. L’hégémonie idéologique de l’Occident aussi est révolue. Vous n’avez plus de grands philosophes comme Rousseau, Sartre, Camus, etc.
Il y a Bernard-Henri Lévy…
Voilà, vous avez mesuré toute l’ampleur du problème !
Voir également:
Mohamed Hassan* est un spécialiste de la géopolitique et du monde arabe. Né à Addis Abeba (Ethiopie), il a participé aux mouvements d’étudiants dans la cadre de la révolution socialiste de 1974 dans son pays. Il a étudié les sciences politiques en Egypte avant de se spécialiser dans l’administration publique à Bruxelles. Diplomate pour son pays d’origine dans les années 90, il a travaillé à Washington, Pékin et Bruxelles. Co-auteur de L’Irak sous l’occupation (EPO, 2003), il a aussi participé à des ouvrages sur le nationalisme arabe et les mouvements islamiques, et sur le nationalisme flamand. C’est un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde arabe et musulman.