Les gouvernements occidentaux couvrent de silence l’intervention militaire de l’Arabie saoudite qui, en mars 2011, a tenté d’étouffer la révolte populaire de Bahreïn. Comme si les valeurs démocratiques qui légitiment la protestation et même la révolte violente en Libye ou en Syrie ne comptaient pas vraiment lorsqu’elles sont portées par un mouvement majoritaire et pacifiste, mais qui a le mauvais goût de remettre en cause une dynastie de la péninsule arabique.
A dix ans d’écart, la famille régnante à Bahreïn, les Al-Khalifa a infligé au petit archipel qu’elle contrôle deux flashs d’espoirs intenses de libéralisation, promptement enterrés par les retours de bâton d’un absolutisme meurtrier.
Le mois de février 2001 avait vu, tout d’abord, le peuple de Bahreïn ratifier à plus de 98 % le texte d’une Charte d’action nationale, dont les termes en partie négociés établissaient le caractère démocratique du système politique national, la séparation des pouvoirs et la suprématie de la souveraineté populaire. Le nouvel émir cheikh Hamad bin Issa Al-Khalifa semblait ainsi tourner la page de vingt-cinq années de plomb, d’exils politiques, de tortures et de meurtrières répressions.
La voie paraissait ouverte pour l’élection d’un parlement représentatif et de plein exercice, ainsi que pour une vertueuse dynamique de réconciliation nationale. Mais l’émir allait, un an plus tard exactement, doucher l’enthousiasme en se proclamant roi et, surtout, en imposant par des voies anticonstitutionnelles une « nouvelle Constitution » à sa main, avec notamment un parlement aux prérogatives infimes… et dont il entendait nommer la moitié des quatre-vingt membres (1).
Bahreïn est alors devenu, année après année, l’objet d’un contrôle politique, social, professionnel, médiatique et électronique de plus en plus serré. Le gouvernement royal s’exposait à la réprobation d’une part croissante de la population en laissant courir la corruption et parader en toute impunité les tortionnaires. Il encourageait la ségrégation à l’encontre de la majorité chiite, et multipliait également les naturalisations expresses d’affidés pakistanais, yéménites, jordaniens, tous sunnites comme la dynastie régnante et recrutés pour étoffer sans cesse la police, les services de renseignement, l’armée et l’appareil judiciaire finement soumis (2).
Au fil des années et des reniements démocratiques d’un gouvernement dont la plupart et les principaux ministres appartiennent à la famille Khalifa, l’opposition « légale », celle qui acceptait d’inscrire son action dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle a vu se développer une opposition parallèle plus radicale et des revendications notamment républicaines.
Cette bipolarisation affaiblit l’opposition, car elle élargit les marges de manœuvre de la famille Khalifa ainsi que celle de la partie sunnite de la société qui demeure convaincue qu’elle a plus à gagner à défendre privilèges et discrimination « confessionnelles » (3) qu’à adopter la voie d’un compromis historique. Mais elle met aussi en évidence le caractère ultra minoritaire du régime, puisque le seul principal parti de l’opposition « légalement déclarée », Al-Wifaq, recueillait lors des dernières élections d’octobre 2010 64 % des suffrages populaires du pays, malgré l’enrôlement des nouveaux naturalisés et l’inscription électorale de sunnites saoudiens aux racines bahreïniennes miraculeusement exhumées.
Mais cette écrasante victoire n’a été récompensée que par dix-huit des quarante sièges électifs en raison d’un découpage, qu’Al-Wifaq dénonçait dans la mesure où il imposait jusqu’à six fois plus de suffrages pour l’élection d’un de ses députés que pour celle d’un représentant des zones sunnites du sud du pays.
Moins de quatre mois plus tard, le 14 février 2011, le mouvement démocratique célébrait le dixième anniversaire de l’adoption de la Charte nationale en rejoignant l’éruption des révolutions arabes.
La réponse des autorités fut terrible, police et mercenaires tirant à balles réelles sur les manifestants et renouant avec des pratiques de torture un temps abandonnées. La mort de sept manifestants, la montée de slogans en faveur de la république, le forum permanent bientôt dressé par les manifestants sur la symbolique place de la Perle, le New York Times rendant compte de la dimension « étonnante » du rassemblement de « 100 000 manifestants au sein d’une nation de seulement 500 000 citoyens », convainquirent le roi Hamad de libérer une partie des manifestants arrêtés, de déplorer « la mort de fils précieux » et de confier au prince héritier Salman, à l’image modérée, la tâche d’engager le dialogue avec l’opposition légalisée.
Le 3 mars, palais et « représentants de la société civile » convenaient de l’ouverture d’un dialogue national, dont l’opposition souhaitait voir les modalités et les conclusions bénéficier de garanties internationales. Le prince Salman rendit public le 13 mars un « agenda de dialogue » incluant un parlement élu de pleines prérogatives, un gouvernement représentatif de la volonté populaire, un découpage électoral équitable, la lutte contre la corruption, la remise à plat des politiques de naturalisations et d’utilisation des biens d’état ainsi que la recherche de mesures d’apaisement des tensions confessionnelles.
Mais la question cruciale demeurait le désir de l’opposition, pour qui le dialogue devait déboucher sur la désignation d’un gouvernement intérimaire, l’élection d’une assemblée constituante et la promulgation d’une constitution démocratique.
Et c’est à ce point que l’assemblage des deux pièces d’un puzzle simple — l’injonction d’une Arabie saoudite exaspérée par le spectacle d’un désordre démocratique à ses portes et le rejet fondamental par les élites sunnites de toute remise en cause de leur confortable domination — a fait basculer le pays, avec la proclamation soudaine d’un « état de sécurité », où forces policières et militaires reçurent, le 14 mars, le renfort d’une longue colonne de blindés saoudo-émiratis et de quelques 4 000 soldats, intervenant au nom d’un « bouclier du Golfe » dressé face à un complot allégué de l’Iran.
Les violations des droits humains se multiplient depuis ce jour, avec un bilan à la mi-novembre 2012 qui s’établit, pour l’opposition, à quatre-vingt deux morts, dont neuf enfants, victimes de tirs, de coups, de tortures mais aussi d’asphyxie lors des multiples assauts nocturnes menés contre les domiciles des protestataires.
Pour la première fois, des femmes ont été détenues, torturées, condamnées, abusées sexuellement et élevées au rang de « martyres ».
Des imputations extrêmement graves de torture sont formulées à l’encontre des quatrième et cinquième fils du roi Hamad, MM. Nasser et Khaled Al-Khalifa. Le premier, président du Comité olympique national et nommé à tout juste 24 ans colonel commandant de la garde royale, a mis en garde sportifs et opposants à la télévision : « Bahreïn est une île, on ne peut s’en échapper. Et chacun devra rendre des comptes. » Il est accusé d’avoir pratiqué des pendaisons par les pieds, un viol par objet et des tortures électriques sur au moins trois personnalités de l’opposition.
Abdulhadi Al-Khawaja, le directeur pour le Moyen-Orient de Front Line, l’organisation irlandaise de défense des défenseurs des droits humains, représente l’un des tout premiers symboles internationaux de résistance inflexible à l’absolutisme tortionnaire. M. Cherif Bassiouni, le président désigné par le roi à la tête d’une commission d’enquête indépendante (CEIB), a vu en M. Al-Khawaja un « prisonnier de conscience ».
Quant à M. Nabil Rajab, le très respecté président du Centre bahreïnien des droits de l’Homme (BCHR) et secrétaire général adjoint de la FIDH, il a également été arrêté, en juillet 2012, et condamné le 12 décembre 2012 à deux ans de prison.
La CEIB, critiquée par l’opposition, a produit un document (4) détaillé renvoyant largement dos à dos les parties répressives et réprimées. Mais elle a aussi fourni une intéressante chronologie des événements et décrit la façon dont les manifestants détenus ont été cagoulés, fouettés, frappés, menacés de viol, violés, soumis à des tortures électriques et contraints de signer de multiples aveux. Elle a dénoncé la démolition de trente mosquées et lieux de prière chiites et identifié « au moins » cinq décès sous la torture. Enfin, elle a conclu à l’absence de preuve d’ingérence iranienne.
Quant au roi Hamad, il s’était engagé, au terme de la présentation solennelle des conclusions de la commission, en novembre 2011, à en suivre les recommandations. Un an après, le suivi établi par l’Observatoire bahreïnien des droits humains et par l’ONG Project on Middle East Democracy ne recense que trois réalisations, pour vingt-six recommandations (5).
Le 7 janvier 2013, notamment, la Cour de cassation a rejeté les recours de treize protestataires emprisonnés, dont M. Aldulhadi Al-Khawaja et M. Ibrahim Sharif, secrétaire général sunnite du parti de la gauche légale, Waad, condamnés initialement par des tribunaux militaires à des peines de cinq à vingt-cinq ans d’emprisonnement pour « appartenance à des groupes terroristes visant au renversement du système de gouvernement ».
Les argumentaires distribués à la presse et aux chancelleries par le gouvernement et une palette d’organisations, qui n’ont de non gouvernemental que le nom, visent à convaincre que le régime actuel constitue un moindre mal et qu’il ne refuse pas les changements, même si ceux-ci sont lents. Pourtant, tous les chemins offerts à l’opposition majoritaire aboutissent au statu quo, ainsi qu’à la reproduction du système oppressif. Que ce soit les offres épisodiques de « dialogue » qui n’engagent pas à grand chose en l’absence d’objets négociés, ou « la paix », comprise notamment comme l’interdiction de manifester pacifiquement hors des quartiers pauvres chiites pour « ne pas porter atteinte à l’image du pays », « le respect de la légalité », taillé en pièces par le gouvernement lui-même, et, surtout, la primauté de « la stabilité, prérequis de tout progrès » et faux nez permanent du maintien de l’absolutisme.
A Bahreïn, la monarchie peut ignorer sereinement les cent soixante-seize recommandations en matière de droits humains qui lui ont été présentées en septembre 2012 par les Nations unies, à Genève, sans trop craindre que le Conseil de sécurité n’adopte jamais la moindre résolution contraignante à son encontre.
La politique officielle bénéficie d’une exceptionnelle tolérance des trois membres permanents occidentaux du Conseil de sécurité. Le Royaume-Uni, ainsi, s’enthousiasme à l’occasion pour les courageux efforts de démocratisation d’un roi qui a été invité, avec son fils Nasser, au jubilé de la reine ; Paris reçoit en catimini le souverain qui a fait l’acquisition de « la demeure privée la plus chère de la capitale » (6) et semble peiner à rompre avec une politique de coopération qui incluait la fourniture du fameux « savoir-faire français » en matière de maintien de l’ordre.
Quant aux Etats-Unis, ils soufflent le chaud et le tiède en alternant, depuis l’ère Obama, des déclarations d’adhésion aux dynamiques démocratiques et un complet soutien au régime qui accueille le commandement avancé du Centcom ainsi que l’état-major de la Ve flotte. Le département d’Etat, qui exige de l’opposition qu’elle participe au rite, vide de contenu et d’horizon du « dialogue » royal, a tout de même salué la Déclaration de principes de non-violence des six principales organisations politiques légales, adoptée le 7 novembre 2012.
Une déclaration qui prolonge l’adoption, un an plus tôt, par cinq de ces organisations, du document de Manama, une ébauche de plateforme politique fondée sur les principes démocratiques votés dans la Charte nationale de 2001. Des principes qui imposent une stricte séparation des pouvoirs ainsi que la fin de la ségrégation religieuse, les garanties d’un Etat de droit (droit de manifestation, liberté d’expression et de presse), un découpage équitable pour des élections, dont gouvernement et parlement monocaméral seraient l’émanation.
Le pouvoir cherche aussi à inscrire ce conflit dans un affrontement entre chiites et sunnites, une vision largement propagée par l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe. A Bahreïn, l’emblématique cheikh Abdelatif Al Mahmud, leader du très sunnite Rassemblement de l’unité nationale, voit dans la montée des demandes démocratiques un complot des chiites, dont les « propositions hystériques » ont été heureusement défaites puisqu’elles dépassaient les revendications matérielles pour s’aventurer dans les domaines « de la Constitution, de l’organisation de l’Etat et d’autres thèmes politiques » (7), des ambitions s’apparentant, selon lui, à celles d’un coup d’Etat (Lire aussi « Silence sur Bahreïn », blog Nouvelles d’Orient du Monde diplomatique, 13 avril 2011).
Pour le cheikh, les chiites bahreïniens se divisent en trois catégories : les hostiles qui « veulent anéantir, ou au moins affaiblir les sunnites pour usurper leur citoyenneté », une petite frange locale d’opportunistes, qui attendent de voir qui va l’emporter, et un troisième groupe, évalué à 20 % de l’ensemble, « loyal au souverain et au pays ».
Une situation jugée assez inquiétante pour justifier la création de sortes de « rassemblements » citoyens de ceux qui, « craignant pour leur richesse et leur honneur », se mobilisent pour « répandre la paix civile et la coopération et éviter tout désordre ».
A la généralisation et la radicalisation partielle des demandes démocratiques répondent ainsi les politiques jusqu’au-boutistes de la plupart des familles régnantes et des classes privilégiées qui les soutiennent. Un verrouillage global, cartellisé, qui ne peut qu’ouvrir la voie à un accroissement des tensions politiques au sein des monarchies du Golfe.
(5) Site Pomed, novembre 2012.