À peine entré en scène comme président, Donald Trump s’est remué pour accomplir sa mission auto-assignée de bousculer divers aspects du statu quo. Dans un tourbillon d’actes et de déclarations, il n’a pas perdu de temps à s’en prendre à ce qui lui déplaît, allant à contre-courant des conceptions courantes.
Du sociétal au « culturel », la recherche de l’effet est la marque de commerce de cet homme du spectacle et des affaires qui a bifurqué vers le politique. Au-delà du style du personnage, cette opération de marche arrière soulève d’importantes questions sur la conjoncture actuelle et sur les orientations à venir. Particulièrement important est le dossier économique, au cœur duquel loge le problème de la mondialisation.
La mondialisation en panne
Objet de culte, dogme indiscutable depuis quatre décennies, la mondialisation est aujourd’hui mal en point. Ses défauts sont visibles à l’œil nu. Ses inconvénients sont discutés ouvertement. Des alternatives sont recherchées sans détour. Tout cela aurait été impensable auparavant, tellement l’emprise de l’idéologie néolibérale était puissante, voire étouffante. Aujourd’hui l’idée de la démondialisation ou déglobalisation n’a plus rien d’une hérésie. Même les dirigeants politiques et économiques occidentaux, gardiens du temple du néolibéralisme mondialisant, la tolèrent, tout en gardant leurs distances. Ils ne s’en font pas l’écho, mais ne la mettent pas à l’index des idées proscrites. Ne les a-t-on pas entendus évoquer la réindustrialisation allant à l’encontre des délocalisations, la diversification, les accords régionaux et le « re-shoring » ou « friend-shoring », soit un repli vers des blocs de partenaires restreints et compatibles, qui seraient aussi des alliés politiques ? Dans les deux cas, c’est le contraire de la mondialisation tant vantée jusqu’à récemment. Il s’agirait d’un retour à la production nationale, à la fragmentation de l’économie mondiale, aux entraves aux flux commerciaux internationaux et à l’effritement de l’ordre néolibéral que toute la politique occidentale depuis 1945, puis à nouveau depuis 1980, était conçue pour rendre caduques.
La classe dirigeante mondiale, les élites internationales, les invités des rassemblements de Davos, sont loin d’avoir renoncé à la mondialisation. Ils en sont toujours les chantres et ne cachent pas leur désapprobation de Trump, de ses frasques et des coups de boutoir qu’il porte contre la mondialisation. Mais, au-delà de ces cercles, le doute s’installe et la démondialisation n’est plus une hypothèse à rejeter du revers de la main.
Les sources de la désaffection
Les travailleurs des pays qu’on désindustrialisait avaient compris qu’ils faisaient les frais de cette mondialisation néolibérale : accentuation de la division internationale du travail, « externalisation » de la production, abolition d’emplois relativement stables, chômage, précarisation, menace au niveau de vie, baisses des salaires, endettement pour remplacer les revenus perdus et subvenir aux besoins élémentaires. Les régions industrielles, poumons des économies nationales, devenaient des zones sinistrées.
L’euphorie régnait dans les milieux d’affaires, dans les gouvernements et chez les idéologues du néolibéralisme. Puis vint le coup de tonnerre qui discrédita la mondialisation et ébranla l’économie mondiale : la crise des subprimes et la faillite de Lehman Brothers de 2008. Le monde était à un cheveu d’une dépression de la gravité de celle des années 1930. En raison des interconnexions entre les pays, du décloisonnement des institutions financières (banques, bourses et compagnies d’assurance), de la déréglementation de la finance (conduisant à mille et un produits dérivés) et du retrait des États voulus par la mondialisation, la crise financière purement étasunienne s’est répercutée pratiquement partout dans le monde.
Les méfaits de la mondialisation et les dangers qu’elle faisait peser sur les économies et les sociétés apparaissaient clairement. Les promesses de prospérité se transformaient en risque imminent de misère. Si le pire a été évité, et seulement de justesse, la mondialisation néolibérale et l’idéologie qui la sous-tendait perdaient leur lustre. Des millions de familles et de particuliers des couches populaires, ainsi que de petits entrepreneurs, se sont appauvris ou ont tout perdu. La colère grondait à travers les États-Unis.
C’est ce sentiment que Trump a senti et cherché à canaliser depuis sa campagne présidentielle de 2016. Il énonçait un rejet de la mondialisation qui n’avait pas été entendu dans les milieux officiels. En 2025, il poursuit la même orientation : ramener les entreprises et les emplois aux États-Unis, protéger la production américaine contre la concurrence étrangère, rendre l’économie nationale moins dépendante de l’extérieur. Il n’avait pas réussi en 2017-2020 et rien de dit qu’il réussira en 2025-2028.
Certains attribuent à la pandémie du COVID-19 la remise en question de la mondialisation. L’urgence de disposer de vaccins et de masques révélait les inconvénients des chaînes logistiques d’approvisionnement (« de valeur ») lointaines, d’où le projet d’une souveraineté sanitaire. D’autres considèrent que le conflit en Ukraine, plus exactement les « sanctions » contre la Russie, ont fragmenté l’économie mondiale et mis l’accent sur les facteurs de sécurité, notamment l’importance de ne pas dépendre des importations pour ses besoins vitaux énergétiques. Ces explications sont valables mais des raisons géoéconomiques et géopolitiques sont aussi à prendre en compte.
Une mondialisation néolibérale qui déçoit ses concepteurs
Le modèle de la mondialisation néolibérale asymétrique se désagrège. Celui-ci prévoyait une structure verticale et hiérarchique : les États-Unis au sommet, certains pays développés au niveau intermédiaire et une majorité de pays producteurs en dessous. Avec le dollar américain comme monnaie de réserve internationale de facto, les États-Unis pouvaient régenter le monde et pomper ses richesses à coût faible ou nul. C’est la forme qu’a prise l’impérialisme contemporain.
Cette structure est instable car le développement économique dans le monde la remet en question. La preuve la plus éclatante est l’émergence fulgurante de la Chine, censée rester un sous-traitant pour les entreprises étrangères délocalisées chez elle, mais qui est parvenue à conserver son indépendance, à se développer en tant qu’économie nationale et à sortir des centaines de millions de Chinois de la pauvreté. Non seulement la Chine a-t-elle surmonté le sous-développement hérité de l’ère coloniale et du « siècle d’humiliation », elle est devenue un pays développé en un temps record, à l’avant-garde des hautes technologies. Un tel résultat n’était ni prévu ni voulu par les États-Unis. La Chine a réussi à échapper au contrôle américain et à tirer profit d’une mondialisation instaurée pour favoriser les États-Unis et la tenir en position subalterne. Elle est la première économie du monde en parité de pouvoir d’achat (23 000 milliards de dollars US), une concurrente des États-Unis (20 000 milliards) et un obstacle à leur domination mondiale.
Les succès chinois dans le cadre même de la mondialisation néolibérale incitent les États-Unis à la remettre en cause au moyen de politiques démondialisantes. Les États-Unis sont alors portés à éviscérer une création qui leur a été profitable mais dont ils ne sont plus les seuls bénéficiaires. Les discours pro-mondialisation et les plaidoyers pour le libre-échange sont mis au rancart lorsqu’ils ne correspondent plus aux intérêts des promoteurs. Il est d’ailleurs cocasse de remarquer que c’est à la Chine que revient désormais le rôle de défenseur de la liberté des échanges et de la mondialisation, supports essentiels de ce pays exportateur.
Démondialisation ou remondialisation ?
Alors que les États-Unis mettent à mal la mondialisation pour retrouver leur prépondérance, on peut s’interroger sur ce qui la remplacerait. Les blocs économiques sont une formule évidente mais elle ne peut être que transitoire. La production est maintenant de dimension mondiale (sources de matières premières, étendue des marchés, taille des usines, économies d’échelle); les blocs sont trop petits. Il y aura une phase de déstructuration de l’économie mondiale pendant que les acteurs redéfinissent leur place et leurs relations avant qu’une nouvelle mondialisation prenne forme. On retrouve un précédent durant l’entre-deux-guerres, entre la mondialisation d’avant 1914 et celle d’après 1945. Cette période de réaménagement et de réorganisation correspond aussi à la reconfiguration géopolitique du monde et son passage de l’unipolarité à la multipolarité. Ces processus sont parallèles et conflictuels.
La mondialisation libérale a toujours été hiérarchique. La Grande-Bretagne était l’« atelier du monde » au 19e siècle. Les États-Unis ont dominé l’économie mondiale depuis 1945, encore plus avec la mondialisation néolibérale depuis 1980. La mondialisation néolibérale américanocentrée, c’est-à-dire la forme actuelle de l’impérialisme, n’a pas dit son dernier mot et les États-Unis ont engagé un conflit mondial contre la Chine et la Russie afin de la perpétuer. Mais on peut considérer que cette tentative sera vaine et que l’hégémonie étatsunienne tire à sa fin. La dédollarisation est inévitable, et le dollar pourrait être remplacé par une unité de compte basée sur les monnaies nationales, comme cela est envisagé au sein du BRICS. La mondialisation à venir sera-t-elle horizontale, multilatérale et, éventuellement, autre que fondée sur le libéralisme économique dans un ordre mondial multipolaire ? Les prochaines années le diront.

Samir Saul est docteur d’État en histoire (Paris) et professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est intitulé L’Impérialisme, passé et présent. Un essai (2023). Il est aussi l’auteur de Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962) (2016), et de La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques (1997). Il est enfin le codirecteur de Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales (2003). Courriel : samir.saul@umontreal.ca
Michel Seymour est professeur retraité du département de philosophie à l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1990 à 2019. Il est l’auteur d’une dizaine de monographies incluant A Liberal Theory of Collective Rights, 2017; La nation pluraliste, ouvrage co-écrit avec Jérôme Gosselin-Tapp et pour lequel les auteurs ont remporté le prix de l’Association canadienne de philosophie; De la tolérance à la reconnaissance, 2008, ouvrage pour lequel il a obtenu le prix Jean-Charles Falardeau de la Fédération canadienne des sciences humaines. Il a également remporté le prix Richard Arès de la revue l’Action nationale pour l’ouvrage intitulé Le pari de la démesure, paru en 2001. Courriel : seymour@videotron.ca site web: michelseymour.org
Source: Pressenza