Le cinéaste franco-brésilien Vincent Carelli a filmé la résistance du peuple indien Guarani Kaiowa dans la région du Mato Grosso do Sul depuis les années 1980. A travers le témoignage de ces communautés jusqu’ici isolées, il retrace les atrocités commises par l’État brésilien tout au long du XXème siècle. Les Guarani Kaiowa furent trompés par des fermiers sans scrupules, exploités dans les plantations d’herbe maté dans des conditions d’esclavage, assassinés et dépossédés de leurs droits, expulsés de leur territoire ancestral pour ensuite être parqués dans des réserves, et enfin, traités d'”envahisseurs” et assassins par les médias… A travers son film “Martyre”, qui sera présenté à la 13ème édition du festival « Brésil en mouvement » de Paris, Carelli expose l’envers du décor de l’agrobusiness du soja. Il décrit aussi l’essor d’un mouvement de reprise collective des terres qui a le mérite de secouer les consciences.
A quel moment vous êtes-vous intéressé au monde indigène au Brésil ?
C’est un cas un peu particulier, c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé depuis mon enfance. Et dès que j’en ai eu l’occasion, à 16 ans, je suis parti en forêt et j’ai connu les Indiens. Et depuis j’y consacre toute ma vie et de différentes manières.
J’ai fait beaucoup de lecture sur l’ethnographie amazonienne au brésil et aussitôt que j’ai pu, je suis parti vivre avec les Indiens. Ensuite, je suis rentré dans le service national de protection des Indiens que j’ai quitté plus tard et j’ai fondé avec des copains une ONG qui faisait la contre-politique de la dictature brésilienne d’assimilation des Indiens, en menant des actions d’affirmation.
J’ai aussi participé à plusieurs initiatives comme l’encyclopédie actuelle et virtuelle de l’Institut des sciences de l’environnement. Je crois que cela a été un acquis important. J’ai également créé le projet « vidéos dans les villages ».
Comment êtes-vous arrivé au cinéma documentaire ?
C’était plutôt quelque chose d’expérimental au départ, dans le sens de la dévolution de l’image. Il s’agissait de fournir un instrument qui leur permettrait de produire leur image. La possibilité de reconstituer son image et de la travailler était importante pour les Indiens. Au fur et à mesure que je l’ai proposé à plusieurs groupes, la volonté et le plaisir des Indiens à réaliser ce travail avec l’image s’est manifesté avec beaucoup de force.
Ce travail sert-il à combler la mémoire historique des peuples indigènes ?
Chaque groupe a un agenda politique, culturel, etc… et pour chacun de ces groupes, l’audiovisuel rentre par des zones spécifiques d’intérêt. Tous font référence à leur mémoire culturelle évidemment. Et aussi, tous ont la volonté d’un dialogue avec la société nationale et la volonté d’une reconnaissance au-delà de la catégorie générale d’Indiens, chacun dans sa spécificité culturelle et ethnique.
Dans cette expérience avec des groupes avec qui j’avais déjà travaillé auparavant et dans lesquels je savais qu’il y a avait des chefs avec un projet de résistance culturelle, un projet politique d’affirmation , un outil tel que l’audiovisuel était très bienvenu.
Y a-t-il eu une évolution de la connaissance des Brésiliens sur la culture et les revendications indiennes ?
Il y a une évolution évidemment et il y a aussi une évolution dans un cadre plus ample que la société brésilienne, mais on a toujours en face de nous une grande montagne. Face aux 207 millions d’habitants, on est encore une petite tribu. Il y a sans doute un nouvel accès à l’information et d’autres formes d’échanges avec la société brésilienne à travers les universités qui mènent des projets d’échanges de connaissances. On a fait des expériences en télévision publique, de la production de vidéos des Indiens. L’année dernière, on a fait une installation considérable qui a été vue par 1 million de téléspectateurs à Sao Paulo à la Biennale des arts.
Je crois qu’avec les semences qu’on a planté, qu’on sème et qu’on cultive depuis 30 ans, on a aujourd’hui un cadre national où l’audiovisuel a été assimilé d’une façon ou d’une autre par probablement tous les peuples Indiens sauf ceux qui n’ont pas encore été contactés. Cela s’est propagé à tous les peuples indigènes. En même temps, il y a la marche vers une reconnaissance qui est importante, de la part des artistes de la classe artistique brésilienne, des cinéastes. La reconnaissance d’un cinéma indien émergeant au Brésil est un acquis important.
Mais en même temps, on vit en ce moment, à travers un coup d’Etat parlementaire, médiatique et juridique, une régression de la société brésilienne. Nous qui pensions proposer des politiques publiques de subventions au cinéma indien, en ce moment, on vit une crise politique et éthique gravissime au Brésil. Ce sont deux mouvements dans des sens vraiment opposés. En ce moment, nous sommes tous des Indiens. Tous les jours on prend conscience.. Le parlement a voté durant la nuit des mesures de régression dans le droit. Enfin, la situation politique au Brésil est assez grave.
Le président Temer a récemment annulé une loi qui protégeait une partie de l’Amazonie. Selon vous, la question environnementale peut-elle aider à construire une alternative face à la politique du gouvernement ? Est-ce que c’est un facteur qui pourrait aider à cristalliser cette prise de conscience ?
Non, parce que la question environnementale au Brésil n’a pas toute cette popularité. De fait, il y a des mesures de régression contre la sécurité sociale qui, elles oui, concernent la grande majorité de la société brésilienne. Malgré tout cela il n’y a pas une insurrection pour s’opposer à cette prise d’assaut contre le droit, et à la vente déchaînée des ressources naturelles brésiliennes, qui est assez grave.
Dans ce scénario, vous verrez que mon film Martyre, c’est plus qu’un drame indien. Le génocide du 21ème siècle au Brésil, silencieux, d’une ethnie qui essaye de reprendre quelques petits territoires, c’est aussi un portrait de la classe politique brésilienne qui est au pouvoir en ce moment.
Dans le cas de Martyre, c’est l’agrobusiness qui fait 25% de l’exportation brésilienne et qui a une tranche considérable du parlement qui est allié à la bible et à la balle, qui sont aussi deux lobbies considérables, exactement ceux qui ont pris le pouvoir depuis l’impeachment de la présidence. C’est vraiment un portrait actuel du Brésil et de la classe politique brésilienne qui est au pouvoir.
Avez-vous fait l’objet de menaces d’acteurs impliqués dans l’agrobusiness au cours de vos tournages ?
Non, on n’a reçu aucune menace mais on a souffert du climat de violence, d’une tension latente dans la région. Heureusement, toutes les fois où je suis allé filmer la police et la justice en train de vider les gens, les procureurs ont réussi chaque fois à les réinstaller a posteriori. On n’a pas assisté au cours des tournages à des scènes de violence.
Et pourquoi ? Car ces gens là sont extrêmement lâches. Ils n’attaqueraient jamais les Indiens au moment où on est là, ils attendent le bon moment. Ils ne veulent pas de témoins. En donnant des caméras aux Indiens, on a pu avoir des scènes d’agents de sécurité en train de tirer sur les Indiens.
De quoi traite votre film documentaire Martyre?
Je fais une rétrospective sur un siècle de toutes les actions de l’Etat brésilien envers les populations autochtones et spécifiquement dans le cas guarani. Tout au long du siècle, les Indiens guaranis ont été systématiquement dépossédés de leur territoire, à travers une action de déportation de leur lieu d’origine et confinés dans 8 réserves. Ces réserves sont devenues des camps avec une concentration de la misère, de la mortalité infantile, de la drogue et du suicide.
A la fin des années 1970, il y a eu une émergence religieuse traditionnelle guarani, et donc un mouvement de reprise progressive des endroits où ils ont été déportés. Le mot clé c’est « la reprise », les campements de reprise du territoire. Bien évidemment, c’est un affrontement à la propriété privée. J’y retrace la genèse de cette propriété privée, ainsi que la responsabilité de l’Etat brésilien face au génocide.
Quel traitement médiatique reçoivent ces luttes ?
Ces revendications apparaissent très rarement et quand elles apparaissent, elles sont défavorables aux Indiens. Les médias assument au pied de la lettre la version des lobbies de l’agrobusiness. Les informations circulent uniquement à travers les réseaux sociaux et la presse indépendante.
Les Guaranis sont-ils isolés ?
Ce mouvement dure depuis 40 ans, ils ont inspiré beaucoup d’autres groupes au Brésil. Ce mouvement de reprise n’est pas circonscrit au Mato Grosso do Sul. Il y a des reprises au Marinao, au Sud da Bahia, et dans les Etats du Sud par les autres guaranis. C’est un mouvement qui est devenu un mouvement national.
Quelle est la vision des Indiens sur l’État et la vision dominante du développement ?
Ils ont une perception très claire que l’Etat est contre eux. Que le développement est contre eux. Mais aussi qu’ils ont des alliés et donc, qu’ils vont se battre. La situation n’a jamais été aussi mauvaise politiquement que maintenant. Mais enfin, on a l’espoir que cette phase ne va pas durer. Et en même temps, les Indiens n’ont jamais été aussi prêts à faire face. Donc, on va voir ce que cela va donner.
Source: Le Journal de Notre Amérique n°29 (à paraître)
Le film Martyre sera présenté en ouverture du Festival Brésil en mouvement, avec la présence de son auteur Vincent Carelli. Au cinéma La Clef, à Paris, le mercredi 27 octobre à 18h. Réservez vos places dans ce lien.
Le cinéma documentaire devient un cinéma d’urgence !
Tandis que se prépare la 13ème édition de Brésil en Mouvements, le coup d’État juridico-parlementaire qui a destitué la présidente démocratiquement élue Dilma Rousseff en 2016 se consolide.
Au Brésil, la chasse aux droits civils et humains se joue sous la façade d’une démocratie qui n’est plus. La res publica appartient plus que jamais à une élite socio-économique néolibérale corrompue. Or, dans sa porno-politique, elle n’hésite pas non plus à s’ouvrir aux intérêts du capital étranger. À l’intérieur d’un courant mondial, la banalisation des idées et des discours extrêmes renforce cette politique de violence d’État – ou la violence comme politique. Les droits des minorités sont gravement menacés. Machisme, homophobie, racisme, les discriminations se rejoignent et s’accumulent.
L’existence des peuples autochtone du Brésil est en péril – le nombre d’actions violentes (menaces, invasions, tortures, massacres) menées par les propriétaires de l’agro-business et de l’exploitation des mines s’accroît avec un soutien silencieux des pouvoirs publics locaux voire fédéraux.
Dans ce contexte, le cinéma documentaire devient un cinéma d’urgence.
Brésil en Mouvements 2017 c’est, cette année encore…
5 jours pour partager un autre regard sur le Brésil,
5 jours pour découvrir des films documentaires engagés,
5 jours pour échanger et débattre ensemble !
C’est l’occasion de découvrir une programmation documentaire récente et en grande partie inédite sur des thèmes variés. Sur près 100 films reçus, la commission de programmation vous propose de découvrir les 18 films sélectionnés à travers la bande-annonce du festival :
Ainsi, l’édition 2017 de Brésil en Mouvements rassemble des films qui transforment le cinéma du réel en cinéma d’urgence, à la fois dans sa forme et dans son contenu. Que peut le cinéma ? Comment pouvons nous découvrir et réinventer la résistance à partir des images ?
Exister et résister en tant qu’association est de plus en plus difficile. Actuellement, réaliser Brésil en Mouvements, festival indépendant, est donc en soi un acte de résistance que nous vous invitons à soutenir. Aidez-nous à maintenir cet espace de projections, de réflexions et de rencontres constructives !
Soutenez le festival Brésil en Mouvements en cliquant ici !
Soirée d’ouverture le 27 septembre : Martírio (Carelli)
- 18h00 – 19h30 : Buffet d’ouverture et vernissage de l’exposition
- 19h30 – 23h30 : projection du film Martírio suivi d’une rencontre avec son réalisateur Vincent Carelli