Signé il y a tout juste 100 ans, le traité de Versailles devait mettre fin à la guerre entre l’Allemagne et les Alliés. Auteur de La Grande guerre des classes 1914-1919, l’historien Jacques Pauwels nous explique pourquoi les beaux discours sur la paix, la liberté et la justice n’étaient que de la vulgaire propagande et comment le traité de Versailles ne mit pas vraiment un terme au conflit qui allait de nouveau éclater une vingtaine d’années plus tard. (IGA)
Une nuit de la mi-novembre 1918, au milieu de l’océan Atlantique, un navire en route vers les États-Unis rencontra un autre navire tous feux allumés, ce qui n’était guère habituel, vu les circonstances de guerre et le danger des sous-marins. Via un échange de signaux lumineux, il fut demandé si la guerre était terminée. La réponse fut : « Non, ce n’est qu’un armistice . » En effet, un armistice comme celui de Rethondes ne met un terme qu’aux seules opérations de guerre, et non à l’état de guerre. Celui-ci se poursuivit après le 11 novembre 1918, jusqu’à ce que les diplomates eussent atteint un accord en vue de conclure la paix. Entre-temps, les troupes alliées pénétrèrent en Allemagne, la Royal Navy maintint son blocus contre cette dernière et, en Europe orientale, il y eut encore en bien des endroits des combats entre les troupes allemandes en retraite, les révolutionnaires bolcheviques, les nationalistes polonais et lituaniens rivaux, etc. En France, l’état de siège ne serait levé que le 12 octobre 1919.
Les négociations de paix se tinrent à Paris, dès le 18 janvier 1919 et furent signées le 28 juin de cette même année. La cérémonie eut lieu dans la Galerie des glaces du château de Versailles, ce qui permit aux Français de se venger symboliquement du fait qu’en janvier 1871, en cette même salle, l’Empire allemand avait été proclamé au cours de la guerre franco-prussienne de 1870/1871. Le traité de Versailles mettait un terme à la guerre entre l’Allemagne et les puissances alliées, hormis les États-Unis et la Chine qui allaient signer leur propre traité de paix avec l’Allemagne. Avec l’Empire ottoman et les États issus de l’Autriche-Hongrie, des traités de paix séparés furent signés, à savoir celui de Sèvres en 1920 et celui de Lausanne en 1923, avec les premiers, et celui du Trianon en 1920 avec les derniers. Le gouvernement bolchevique révolutionnaire de la Russie ne fut pas invité à participer aux pourparlers de paix à Paris. Quand les hostilités se terminèrent enfin à leurs frontières, les bolcheviks signèrent toutefois plusieurs traités de paix avec les nouveaux États indépendants situés au-delà de leurs frontières occidentales, à savoir les traités de Tartu avec l’Estonie et la Finlande (1920), de Moscou avec la Lituanie (1920) et de Riga avec la Pologne (1921). Les points principaux du traité de Versailles montrent on ne peut plus clairement que, lors de cette guerre, il ne fut pas question de liberté, de justice, de démocratie, de défense de petits pays comme la Belgique, ni non plus de mettre un terme aux guerres et autres choses du même genre. Ce genre de discours n’était que de la vulgaire propagande — et l’est d’ailleurs resté. Il s’agissait de protéger et de consolider le pouvoir et les privilèges de l’élite, et de les accroître le plus possible ; mais, sur ce plan, la guerre n’avait pas du tout été un succès ; elle aboutit à des révolutions et à des réformes qui allaient fortement à l’encontre des intérêts de l’élite mais contre lesquelles on ne pouvait guère intervenir pour l’instant.
D’autre part, l’élite avait aussi voulu la Grande Guerre afin de pouvoir réaliser des objectifs impérialistes au profit de banques et de grandes entreprises. Ainsi devient-il compréhensible que les Français, les Britanniques, les Japonais et même les Belges tombèrent comme des vautours sur les anciennes colonies allemandes en Afrique et ailleurs — et sur les régions pétrolifères ou importantes à d’autres égards du défunt Empire ottoman. Personne ne pensait à l’indépendance de ces régions, ou alors sous l’un ou l’autre régime antidémocratique mais fiable que l’on pensait pouvoir faire danser sur les violons britanniques, français, etc., comme l’Arabie saoudite, par exemple. Il ne fut pas question non plus d’indépendance pour l’Inde. La Chine, de son côté, n’eut pas voix au chapitre, lors du traité de Versailles et personne ne pensa non plus à renoncer aux « concessions » des puissances européennes en Chine, bien au contraire.
Le poète socialiste anglais W. N. Ewer fit dans son poème No Annexations (Pas d’annexions) le commentaire sarcastique suivant sur cette sorte de gloutonnerie impérialiste — et sur l’hypocrisie des hommes d’État impliqués :
« No annexations ? » « Pas d’annexions ? »
We agree ! Nous sommes d’accord !
We did not draw the sword for gain, Nous n’avons pas tiré l’épée pour notre profit
But to keep little nations free ; Mais pour sauver la liberté des petites nations;
And surely, surely, it is plain Et, bien sûr, bien sûr, il va de soi
That land and loot we must disdain, Qu’il nous faut dédaigner terre et butin ;
Who only fight for liberty. Nous qui ne nous battons que pour la liberté.
(…) (…)
Of course it happens — as we know — Bien sûr, il se fait — et nous le savons —
That ‘German East’ has fertile soil Que l’« Est allemand » a des terres fertiles
Where corn and cotton crops will grow, Où le blé et le coton pousseront,
That Togoland is rich in oil, Que le Togo est riche en pétrole,
That natives can be made to toil Qu’on peut y faire trimer les indigènes
For wages white men count too low, Pour des salaires trop bas pour les blancs.
That many a wealthy diamond mine Que de nombreuses et riches mines de diamant
Makes South-West Africa a prize, Donnent son prix à l’Afrique du Sud-Ouest,
That river-dam and railway line Qu’un barrage et une ligne de chemin de fer
(À profitable enterprise) (Une entreprise des plus rentables)
May make a paying paradise Peuvent faire un paradis du profit
Of Bagdad and of Palestine. de Bagdad et de la Palestine
However, this is by the way ; Toutefois, ceci n’a guère d’importance ;
We do not fight for things like these Nous ne combattons pas pour ce genre de chose,
But to destroy a despot’s sway, Mais pour détruire le pouvoir d’un despote,
To guard our ancient liberties : Pour garder nos libertés ancestrales :
We cannot help it if it please Nous n’y pouvons rien toutefois s’il plaît
The Gods to make the process pay. Aux dieux de rendre l’affaire payante
We cannot help it if our Fate Nous n’y pouvons rien si notre sort
Decree that war in Freedom’s name Décrète que la guerre au nom de la Liberté
Shall handsomely remunerate Récompensera très convenablement
Our ruling classes. ‘T was the same Nos classes dirigeantes. C’était pareil
In earlier days — we always came Dans le temps — nous sommes toujours venus
Not to annex, but liberate. Non pas pour annexer, mais pour libérer
Avec le traité de Versailles, les « classes dirigeantes » furent en effet « récompensées très convenablement », du moins celles des puissances qui étaient sorties victorieuses de la guerre. L’armistice du 11 novembre 1918 n’avait pas mis fin à la guerre et le traité de paix de Versailles, ainsi que les autres traités susmentionnés n’ont pas vraiment fait venir la paix. Du côté des perdants — et même des vainqueurs — beaucoup d’entre eux désirèrent ardemment une revanche alors que l’encre sur les traités n’était pas encore sèche. En fait, il n’y eut personne de pleinement satisfait d’un seul de ces traités. Les moins satisfaits de tous se trouvaient toutefois en Allemagne, où l’élite naguère si puissante et si ambitieuse avait perdu beaucoup de plumes — malheureusement, pas assez pour renoncer à l’espoir d’une revanche militaire. Du côté des vainqueurs aussi, le désir de vengeance et la cupidité des impérialistes, que reflétait le traité de Versailles, donnèrent aux gens un sentiment désagréable que certains d’entre eux avaient déjà connu au cours de la guerre même, à savoir que même en cas de victoire sur les « Huns » allemands, il n’y aurait pas de paix réelle mais qu’une nouvelle Grande Guerre éclaterait tôt ou tard entre les puissances impérialistes. En 1915 déjà, dans son poème War (Guerre), l’écrivain Joseph Leftwich (ou Lefkowitz) avait prédit ce qui suit, avec une acuité étonnante :
And if we win and crush the Huns, Et si nous gagnons et écrasons les Huns,
In twenty years Dans vingt ans
We must fight their sons, Nous devrons combattre leurs fils,
Who will rise against Qui se dresseront contre
Our victory, Notre victoire,
Their fathers’, their own L’infamie de leurs pères
Ignominy. Devenue la leur propre.
And if their Kaiser Et si nous détrônons
We dethrone, Leur kaiser,
They will his son restore, Ils y remettront son fils,
or some other one, Ou quelqu’un d’autre,
If we win by war, Si nous triomphons à la guerre,
War is a force, La guerre est une force
And others to war Et à la guerre d’autres
Will have recourse. Auront recours.
And through the World Et dans le monde entier
Will rage new war. Une nouvelle guerre fera rage.
Earth, sea and sky La terre, la mer et le ciel
Will wince at his roar. Tressailleront à ses grondements.
He will trample down Elle écrasera At every tread,
À chaque pas Millions of men, Des millions d’hommes,
Millions of dead . Des millions de morts.
L’armistice qui mit officiellement un terme aux opérations militaires de la Grande Guerre en novembre 1918 n’apporta pas encore la paix. Et la paix qui fut proclamée officiellement à Versailles en juin 1919 ne fut tout compte fait qu’une sorte d’armistice, de trêve, une trêve vouée tôt ou tard à prendre fin et à retomber dans des opérations militaires et dans une guerre officielle. Et, en 1939, on en vint au point qu’une nouvelle Grande Guerre éclata.
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La Grande Guerre de 1914-1918 fut un conflit dans lequel deux blocs de puissances impérialistes se combattirent avec comme enjeu des régions à profit situées en Europe même, en Afrique, en Asie et dans le monde entier. Et ce, alors que, à l’intérieur de chacune de ces grandes puissances belligérantes, une guerre des classes faisait rage entre le patriciat et la plèbe. Le résultat de ce combat de titans impérialistes fut une victoire du duo franco-britannique, une lourde défaite pour l’Allemagne et la chute sans gloire de l’Empire austro-hongrois. Du moins, si l’on considère les choses formellement. En réalité, l’issue du conflit fut très peu claire, prêtant à confusion et ne fut vraiment satisfaisant pour personne. La Grande-Bretagne et la France furent les vainqueurs, mais étaient épuisées par les énormes sacrifices démographiques, matériels, financiers et autres qu’elles avaient dû consentir ; elles n’étaient plus les superpuissances qu’elles avaient encore été en 1914. L’Allemagne, elle aussi lourdement mise à l’épreuve par la guerre et, en outre, humiliée et sanctionnée à Versailles, ne perdait pas seulement ses colonies, mais une partie considérable de son propre territoire ; le pays ne disposa plus, provisoirement, que d’une minuscule armée, mais il restait néanmoins une grande puissance industrielle qui, tôt ou tard sans doute, comme en 1914, allait tenter une « Griff nach der Weltmacht » (une saisie du pouvoir mondial), pour reprendre les termes de l’historien allemand Fritz Fischer. En outre, la guerre avait été une occasion pour deux États impérialistes non européens de venir pointer leur nez ambitieux à la fenêtre, à savoir le Japon et les États-Unis. La lutte pour la suprématie entre les puissances impérialistes – et c’est ce qu’avait été 1914-1918 à bien des égards – restait donc indécise, sans conclusion. Pour rendre la situation encore plus complexe, outre l’Autriche-Hongrie, une autre figure impérialiste centrale de 1914 avait elle aussi disparu de la scène, la Russie, mais, en lieu et place, était apparue l’Union soviétique. Cet État anticapitaliste affirmé s’avéra une épine insupportable dans le pied impérialiste. En effet, il fonctionna non seulement comme source d’inspiration pour les mouvements révolutionnaires au sein de chaque pays impérialiste, mais il encouragea en outre les mouvements anti-impérialistes partout dans le monde ; son existence menaçait donc aussi la richesse en possessions coloniales des puissances impérialistes. Dans de telles circonstances, de grandes tensions et frictions et de grands conflits subsistèrent en Europe et dans le monde entier et le tout allait déboucher sur une seconde guerre mondiale ou, comme le perçoivent de nombreux historiens, sur un « deuxième acte » de la « Guerre de trente ans » (1914-1945) du vingtième siècle.
Par Jacques R. Pauwels, auteur de La Grande guerre des classes 1914-1919, Editions Delga, Paris, 2016
Illustration: William Orpen: Signature de la paix dans la Galerie des glaces du chateau de Versailles (Wikimedia Commons)