Au début du 19e siècle, partout en Europe, la plupart des socialistes soutiennent la politique coloniale. S’ils défendent les prolétaires de leur pays, c’est sur le dos des peuples exploités dans les colonies. Lénine marque un tournant radical en dénonçant l’hypocrisie de cette gauche coloniale et en exposant les racines capitalistes du colonialisme. Anti-impérialiste, la révolution d’Octobre allait établir un lien décisif entre les prolétaires occidentaux et les révolutionnaires d’Orient. (IGA)
Pour mieux mesurer les bouleversements mondiaux provoqués par la Révolution russe de 1917, Domenico Losurdo se penche sur l’état de l’Europe au début du XXème siècle. [1]
Nous sommes dans ces années, qualifiées de « Belle époque », où l’Occident, imbu de sa puissance, se glorifie de faire partie d’une race exclusive (blanche, nordique, aryenne, caucasienne, etc.) infiniment supérieure aux « races inférieures ».
C’est également l’époque d’un curieux paradoxe : dans les métropoles « blanches », la démocratie et le suffrage universel se sont développés alors que, simultanément, dans les colonies, les populations sont assujetties à des rapports de travail servile et semi-servile ainsi qu’à la violence et à l’arbitraire bureaucratique et policier.
Cette sordide réalité a été justifiée par des intellectuels de renom comme John Stuart Mill : « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire aux barbares ». [2]
Le tournant de Lénine
La cible privilégiée de Lénine est précisément cette race de seigneurs fondée sur l’asservissement de centaines de millions de travailleurs d’Asie et d’Afrique par les soins d’« un petit nombre de nations élues ».
« Les hommes politiques les plus libéraux et radicaux de la libre Grande-Bretagne […] se transforment, quand ils deviennent gouverneurs de l’Inde, en véritables Gengis Khan », écrit-il.
Lénine fustige notamment l’expédition italienne contre la Libye, typique d’« une nation civilisée et constitutionnelle » qui procède au « massacre d’Arabes avec des armes ultramodernes ».
Parce qu’il y a « peu de morts européens », les expéditions des grandes puissances coloniales ne sont même pas considérées comme des guerres. On ne compte pas la vie des centaines de milliers de victimes appartenant aux peuples que les Européens oppriment.
Bolcheviks conte sociaux-démocrates
C’est sur cette question du colonialisme que s’opère la rupture de Lénine et des bolcheviks avec les sociaux-démocrates.
Le social-démocrate allemand Eduard Bernstein, plaide pour les « races fortes » qui représentent la cause du « progrès » et contre les peuples « incapables de se civiliser » qui opposent une résistance rétrograde à la « civilisation ».
En France, Léon Blum, dirigeant du Parti socialiste déclare en 1925 : « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie ».
La Révolution d’octobre 1917 et l’Internationale communiste ont représenté un tournant radical par rapport à cette idéologie d’arrogance et de préjugé racial. Leurs appels à la lutte d’émancipation adressés aux esclaves des colonies apparaissent comme une menace mortelle pour l’Occident et sa suprématie planétaire.
Pour le révolutionnaire coréen Pak Chin-sun, la révolution russe « fut la première à frayer une route entre l’Occident prolétarien et l’Orient révolutionnaire. La Russie des Soviets est devenu un lieu entre deux mondes jusqu’alors séparés ».
Il ajoute : « Il faut coordonner les actions de telle façon que le prolétariat européen assène à sa bourgeoisie un coup sur la tête juste au moment où l’Orient révolutionnaire portera un coup mortel dans le ventre du Capital ».
Dans les métropoles occidentales, les jeunes Partis communistes ont du accepter 21 conditions pour être admis à l’Internationale communiste fondée en mars 1919.
Une d’entre elles indique clairement que « tout Parti appartenant à la IIIème Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au coeur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à -vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimés et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux ».
En septembre 1920, l’Internationale communiste organise à Bakou le Premier Congrès des peuples de l’Orient en présence de plus de 2.000 délégués venant d’Asie centrale, de Turquie, d’Arménie, d’Iran, du Caucase, d’Inde, de Chine, de Corée.
En France, le nouveau Parti communiste, issu du Congrès de Tours de 1920, s’efforce de suivre la ligne de l’Internationale. En 1925, il s’oppose résolument à la guerre du Rif en appelant à une grève générale et en organisant l’agitation parmi les troupes en partance vers le Maroc. Ses principaux dirigeants sont arrêtés et emprisonnés.
La Révolution d’Octobre n’a pas atteint tous les objectifs qu’elle avait poursuivis et proclamés. Mais le décalage entre programme et résultats est propre à toute révolution. [3]
Tout au moins, de la Chine à Cuba, elle aura contribué à la victoire et à la survie des révolutions dans nombre de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine grâce au soutien politique et matériel de l’État auquel elle aura donné naissance.
SOURCE: Le Grand Soir
Notes:
[1] Domenico Losurdo, Le péché originel du XXème siècle, Ed. Aden, 2007. Domenico Losurdo est professeur d’histoire de la philosophie à l’Université d’Urbino.
[2] John Stuart Mill (1806-1873) est considéré comme l’un des penseurs libéraux les plus influents du XIXème siècle.
[3] Domenico Losurdo utilise la métaphore de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb alors que celui-ci était parti à la recherche des Indes.