On disait les soldats russes démoralisés, privés de nourriture et de carburant. Mais ils enchaînent les prises stratégiques tandis que l’armée ukrainienne, surarmée par l’OTAN, essuie les revers. On disait que les sanctions économiques allaient faire saigner Moscou, mais le rouble pète la forme tandis que les économies occidentales croulent sous l’inflation. Biden a dit que Poutine devait partir. Mais c’est à la Maison-Blanche et non au Kremlin que ça sent le roussi. La guerre par procuration de Washington pour “affaiblir la Russie” tourne à l’échec, si bien que certains en appellent maintenant à ce qui aurait dû être fait dès le départ pour éviter le conflit: négocier. Mais d’autres souhaitent que la guerre dure le plus longtemps possible: jusqu’à quand, et avec quelles conséquences? (IGA)
Il y a quelque chose comme trois semaines, Henry Kissinger a prédit que la guerre en Ukraine était dangereusement proche de devenir une guerre contre la Russie. Cette remarque était prémonitoire. Dans une interview ce week-end dernier, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré au journal allemand Bild am Sonntag que, selon l’alliance, la guerre en Ukraine pourrait durer des années.
« Nous devons nous préparer au fait que cela pourrait durer des années. Nous ne devons pas relâcher notre soutien à l’Ukraine. Même si les coûts sont élevés, non seulement pour le soutien militaire, mais aussi en raison de la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires », a déclaré Stoltenberg. Il a ajouté que la fourniture d’armes de pointe aux troupes ukrainiennes augmenterait les chances de libérer la région du Donbass du contrôle russe.
Cette remarque est le signe d’une plus grande implication de l’OTAN dans la guerre, fondée sur la conviction selon laquelle, non seulement la Russie peut être vaincue en Ukraine (« supprimer la Russie »), mais le coût ne devrait pas avoir d’importance. Les chefs d’État et de gouvernement de l’OTAN suivent traditionnellement les instructions de Washington, et Stoltenberg s’exprimait deux semaines seulement avant le sommet de l’alliance à Madrid.
Curieusement, le Premier ministre britannique Boris Johnson, dans une tribune publiée dans le Sunday Times de Londres après une visite surprise à Kiev vendredi, a pratiquement complété les propos de Stoltenberg, en soulignant la nécessité d’éviter toute « lassitude sur l’Ukraine ». Johnson a noté que, puisque les forces russes gagnent du terrain « centimètre par centimètre », il est vital que les amis de l’Ukraine démontrent leur soutien à long terme, ce qui signifie qu’il faut veiller à ce que « l’Ukraine reçoive des armes, des équipements, des munitions et des entraînements plus rapidement que l’envahisseur ».
Johnson a présenté « quatre étapes essentielles pour gagner du temps pour la cause de l’Ukraine ». Premièrement, a-t-il dit, « nous devons veiller à ce que l’Ukraine reçoive des armes, des équipements, des munitions et des entraînements plus rapidement que l’envahisseur, et renforcer sa capacité à utiliser notre aide. » Deuxièmement, « nous devons contribuer à préserver la viabilité de l’État ukrainien. »
Troisièmement, « Nous avons besoin d’un effort à long terme pour développer des routes terrestres alternatives » pour l’Ukraine afin que son économie « continue de fonctionner. » Quatrièmement, et c’est crucial, le blocus russe d’Odessa et d’autres ports ukrainiens doit être levé et « nous continuerons à fournir les armes nécessaires pour les protéger. »
Johnson a admis que tout cela nécessite « un effort déterminé … qui durera des mois et des années ». Mais l’impératif de renforcer la capacité du président Zelensky à mener la guerre est également vital pour « protéger notre propre sécurité autant que celle de l’Ukraine. » Stoltenberg et Johnson se sont exprimés après que l’exécutif européen ait recommandé que l’Ukraine soit officiellement reconnue comme candidate à l’adhésion au bloc (ce qui devrait être entériné lors d’un sommet prévu les 23 et 24 juin).
Pendant ce temps, les forces russes engrangent régulièrement des succès tactiques dans la région du Donbass et dans la stabilisation de la ligne de front dans d’autres secteurs. Les combats les plus intenses se déroulent dans la région de Severodonetsk-Lysichansk et autour de Slavyansk, mais la situation est également tendue dans la région de Kharkiv et dans les régions de Mykolaiv et Kherson au sud.
Les forces russes pilonnent les infrastructures militaires et les stocks d’équipements des forces ukrainiennes. Selon le ministère russe de la Défense, au cours de la seule période de cinq jours comprise entre le 13 et le 17 juin, il apparaît que 1800 soldats ukrainiens ont été tués et que 291 pièces d’équipement militaire et 69 objets d’infrastructure militaire ont été détruits.
Une défaite dans le Donbass sera catastrophique pour Zelensky, car la destruction de ses meilleures unités militaires déployées dans cette région laisse pratiquement les régions du sud sans défense contre les forces russes. L’OTAN aussi verra sa position internationale sérieusement érodée. Vendredi, deux vétérans de guerre américains détenus sur la ligne de front de Donetsk ont été présentés à la télévision russe en train d’appeler leurs familles à l’aide. On peut s’attendre à d’autres images de ce type dans les jours à venir.
Johnson a écrit, de façon alarmiste, que la doctrine Poutine octroie à la Russie le droit éternel de « reprendre » tout territoire jamais habité par des Slaves et que cela « permettrait de conquérir de vastes étendues d’Europe, y compris des alliés de l’OTAN. » C’est un effet oratoire. Pour reprendre leurs territoires de l’est et du sud, les Ukrainiens devront effectivement mener une longue guerre, mais ils dépendront aussi, de manière critique, de l’énorme aide militaire, financière et économique de l’Europe. D’autre part, l’unité européenne est fragile et la « lassitude » s’installe.
Il n’y a pas non plus de vision cohérente quant à l’objectif ultime de l’OTAN. L’Ukraine est un trou noir indigne d’un plan Marshall. Sans surprise, l’Allemagne fait preuve d’une grande circonspection à l’égard du gaspillage de ses ressources en Ukraine.
Enfin, la crise économique qui s’aggrave à l’Ouest – inflation et coût de la vie élevés et probabilité croissante de récession – est aux portes, comme une meute de loups dans un paysage hivernal de légende. L’opinion publique européenne est de moins en moins compatissante à la vue de réfugiés ukrainiens. L’alibi selon lequel Poutine est responsable de tout cela ne tient pas.
Fondamentalement, les économies occidentales sont confrontées à une crise systémique. La complaisance qui consiste à croire que l’économie américaine, basée sur une monnaie de réserve, est imperméable à l’explosion de la dette, que le système des pétrodollars oblige le monde entier à acheter des dollars pour financer ses besoins, que l’afflux de biens de consommation chinois bon marché et d’énergie bon marché en provenance de Russie et des États du Golfe maintiendra l’inflation à distance, que les hausses de taux d’intérêt guériront l’inflation structurelle et, surtout, qu’il est possible de gérer les conséquences d’une guerre commerciale sur un système complexe de réseaux dans l’économie mondiale – confrontées à la réalité, ces notions ont vu leur fausseté révélée.
Lorsque les presses à billets ont ronronné en Europe et en Amérique, personne ne se sentait concerné par les défauts structurels du système. Dans un brouillard de fanfaronnades idéologiques, l’administration Biden et son partenaire junior à Bruxelles n’ont pas procédé à la moindre évaluation raisonnable avant de sanctionner la Russie, son énergie et ses ressources. La situation de l’Europe est bien pire que celle de l’Amérique. L’inflation en Europe est largement à deux chiffres. Une crise de la dette souveraine européenne a peut-être déjà commencé.
L’accélération de la crise inflationniste menace la position des politiciens occidentaux, car ils seront confrontés à une véritable colère populaire lorsque l’inflation aura rongé le pouvoir d’achat de la classe moyenne et que les prix élevés de l’énergie auront siphonné les bénéfices des entreprises.
Comment stopper la débâcle politique au ralenti qui se déroule actuellement en Europe et aux États-Unis ? La solution logique est de forcer Zelensky à s’asseoir à la table des négociations et à discuter d’un règlement. L’idée de poursuivre la guerre d’attrition contre les forces russes au cours des prochains mois, afin d’infliger des dommages à la Russie, n’aide pas les politiciens européens. Marioupol, Kherson et Zaporojié sont tombés. Le Donbass pourrait suivre, bientôt. Quelle est la prochaine ligne rouge ? Odessa ?
Paradoxalement, une longue guerre en Ukraine ne pourrait que tourner à l’avantage de la Russie. Le discours du président Poutine au SPIEF de Saint-Pétersbourg vendredi montre à quel point Moscou a étudié en profondeur le système financier et économique occidental et identifié ses failles structurelles. Poutine est capable d’utiliser le poids et la force de ses adversaires à son propre avantage plutôt que de rendre directement coup pour coup. L’extension excessive de l’Occident peut finalement causer sa perte.
C’est là que se situe le véritable point d’inflexion aujourd’hui : il s’agit de savoir si les contradictions structurelles des économies occidentales ont évolué vers toujours plus de désordre. Poutine voit l’avenir de l’Occident comme sombre, frappé simultanément par le retour de flamme de ses propres sanctions et la flambée des prix des matières premières qui en résulte, mais manquant d’agilité pour parer les coups en raison de ses rigidités institutionnelles.
La grande question qui se pose aujourd’hui est de savoir à quel moment la Russie exercera des représailles contre les pays impliqués dans les ventes d’armes à l’Ukraine, s’ils s’entêtent dans cette voie. Les frappes aériennes menées par des avions russes jeudi dernier contre les groupes terroristes militants hébergés dans la garnison américaine d’Al-Tanf, à la frontière syro-irakienne, pourraient bien avoir porté un message.
M.K. Bhadrakumar a travaillé au sein du corps diplomatique indien pendant 29 ans. Il a été ambassadeur de l’Inde en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001). Il tient le blog Indian Punchline et contribue régulièrement aux colonnes d’Asia Times, du Hindu et du Deccan Herald. Il est basé à New Delhi.
Traduit de l’anglais par Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Photo : Lance-missile antichar américain Javelin / Pixelsquid.com