Trois questions à Norman Ajari sur la radicalité noire

Docteur en philosophie et enseignant à l'Université d'Edimbourg (Ecosse), Norman Ajari travaille depuis des années sur les questions d'émancipation des « damnés de la terre », pour reprendre l'expression de Frantz Fanon, sur lequel Ajari a produit une thèse remarquée (2014). Après « La dignité ou la mort » (2019), « Noirceur » (2022), il publie son troisième ouvrage intitulé « Manifeste Afrodécolonial ». L'occasion de confronter son travail à une actualité néocoloniale plus que brûlante... Trois questions à Norman Ajari. 

Investig’Action : Dans votre dernier livre, vous évoquez la tradition radicale noire telle « un trésor transmis de génération en génération ». Quel est ce trésor et quels sont les exemples contemporains de radicalité noire ?

Norman Ajari : J’insiste sur cette dimension de transmission générationnelle car on considère trop rarement les liens entre les différents moments des luttes noires contre le colonialisme ou la négrophobie. Sur les côtes d’Afrique de l’ouest, puis dans les cales des négriers déjà, les Noirs destinés à l’esclavage s’organisaient. Ils étaient tenus pour une cargaison à risque – cela a d’ailleurs participé au développement exponentiel des assureurs.

Lorsque l’on parle du mouvement ouvrier, on a un certain sens de l’histoire. Au contraire, on envisage souvent la politique noire comme une série de moments déconnectés les uns des autres. On ne voit pas les liens entre l’antiesclavagisme, l’anticolonialisme, le mouvement décolonial, etc. Mais pour les intellectuels et activistes radicaux noirs c’était une évidence. Il y a une constance historique de la dévalorisation de la vie noire et il importe d’en entretenir la conscience si nous voulons comprendre notre situation.

Je pense que vous en aviez conscience lorsque vous avez participé au comité de soutien qui s’était mobilisé suite à la terrifiante mise à mort de Lamine Bangoura par un groupe de policiers en 2018. Le fait qu’il ait fallu se battre, plusieurs années durant, pour offrir à son corps une sépulture décente est le signe de cette perte de valeur absolue de l’existence africaine.

L’un des objectifs du Manifeste est d’affirmer que si on fait l’effort de comprendre les mécanismes de la négrophobie, n’y a pas d’un côté les luttes économiques ou géopolitiques, et de l’autre des luttes symboliques ou de reconnaissance. Toutes participent d’une même revendication de la dignité noire et de la possibilité d’une souveraineté africaine. Et toutes font face à ce que l’anthropologue gabonais Joseph Tonda a nommé « le rêve afrodystopique ». Les Africains et les Afrodescendants habitent le rêve de l’impérialisme ; nous sommes comme pris au piège de ses fantasmes.



Investig’Action : Pouvez-vous développer votre concept de radicalité afrodécoloniale et ses implications concrètes en nos temps plus que « troublés » (sur fond de génocides en Palestine et en RDC, d’une effroyable guerre civile soudanaise, médiatiquement invisibilisée, comme l’infernale guerre des gangs en Haïti) ?

Norman Ajari : Malheureusement, la question des interprétations politique de la notion de génocide occupe à nouveau le devant de la scène aujourd’hui. Lorsque l’on pense actuellement à une perspective noire sur la question du génocide, en France ou en Belgique, on se limite en général au sujet des « luttes mémorielles ».

C’est la question de la comparaison de la destruction des Juifs d’Europe et de l’esclavagisme négrier. Or c’est un sujet relativement récent mais surtout, à mes yeux, assez improductif. Au cours du XXe siècle, les radicaux noirs ne parlaient pas du génocide comme d’un phénomène passé mais comme d’un processus qui les concernait au présent.

Au début des années 1950 aux États-Unis, un groupe de militants communistes noirs menés par l’artiste, chanteur et acteur Paul Robeson et par l’avocat William Patterson lancent une pétition à destination de l’assemblée générale des Nations-Unies. Elle s’intitule We Charge Genocide et, comme ce nom l’indique, elle accuse les États-Unis de génocide à l’encontre des Afro-Américains. Ils y mettent en avant les lynchages, les conditions sanitaires inhumaines, les harcèlement policiers, les formes d’oppression culturelle, entre autres preuves de la violence qui définissait les conditions de vie des Noirs. C’était un réquisitoire implacable, du genre de ce que les juriste sud-africains ont réalisé au sujet du génocide d’Israël contre les Palestiniens. Il s’agissait de démonter une machine qui avait ses moments d’accélération violente, mais fonctionnait avant tout au racisme structurel.

On a trop tendance à considérer le crime du génocide à partir de l’étalon de mesure du « génocide réussi » : celui qui parvient à éliminer un grand nombre d’individus en relativement peu de temps, avec pour paradigmes l’élimination des Amérindiens et, bien sûr, l’holocauste des Juifs.

Mais ce n’est pas ce qu’avait en tête le juriste Raphael Lemkin lorsqu’il a élaboré le concept. Maintenir un groupe dans une situation où il est incapable de maintenir les moyens d’une vie digne d’être vécue, cela relevait déjà d’une logique génocidaire. Si les colonies de peuplement racistes, comme les États-Unis ou Israël, connaissent parfois des moments d’ultra-violence, c’est parce que la violence et la déshumanisation y sont la norme. Entre la situation actuellement à Gaza et ce qu’elle était il y a un an, il y a une grande différence de degré, mais pas une différence de nature.

Peu de temps après la parution de la pétition de nos communistes noirs, Lemkin prend la parole à deux reprises dans le New York Times pour s’engager sans réserve en faveur des États-Unis. Dans ce contexte de guerre froide, il accuse les militants de propagande anti-américaine, visant à protéger les intérêts de l’URSS, accuse pour sa part de fomenter de chimériques génocides en Pologne et dans les pays baltes.

J’insiste sur cette histoire dans le contexte actuel car, souvent avec les meilleures intentions du monde, nous adoptons une attitude très légaliste. C’est une bonne chose dans le cas de l’Afrique du Sud, mais il est également de la responsabilité des activistes de comprendre que la définition de l’ONU du crime de génocide, ce n’est pas les Tables de la Loi, un texte immuable et sacré. Depuis sa première formulation par Lemkin, il y a exactement 80 ans, la définition du génocide est un objet politique, un sujet de conflits et de disputes. Pour stopper et punir les responsables de ces crimes, il faut comprendre que personne n’est propriétaire de ces mots et qu’ils doivent redevenir un outil au service des intérêts des opprimés.



Investig’Action : La radicalité afrodécoloniale peut-elle contribuer à enrayer le néofascisme blanc que l’on voit monter, politiquement, en Europe ? (Un néofascisme qui va, probablement, remporter une victoire aux élections européennes du 9 juin, surtout en France et en Belgique où l’extrême-droite demeure au zénith dans les sondages).

Norman Ajari : Beaucoup d’observateurs comparent notre atmosphère médiatique et électorale à celle de l’entre-deux guerres. Il est vrai que de nombreux médias s’autorisent des outrances racistes inédites en termes de fréquence et d’intensité depuis des décennies. Ce discours est en rapport étroit avec les politiques qui radicalisent de plus en plus leurs programmes de lutte contre les musulmans, les immigrés et d’autres minorités.

Ce qui est malheureux, c’est que si l’extrême-droite occidentale ressemble de plus en plus à celle de l’entre-deux-guerres par certains aspects de son discours et par la place centrale qu’elle occupe dans les espaces publics, les forces qui s’y opposent ne sont pas de la même trempe.

Les gauches française ou états-unienne n’ont rien à voir, termes de force de frappe, de détermination et de rigueur idéologique avec les organisations communistes de l’époque. L’extrême-droite s’est malheureusement radicalisée avec une vitesse et une intensité bien supérieure à ses adversaires. Vous êtes un peu mieux lotis en Belgique avec le PTB. Même s’il n’est pas exempt de tout reproche, il a déployé une ligne juste et inflexible sur le dossier du génocide en Palestine.

En ce qui concerne l’état politique des Noirs dans la diaspora à la même période, c’est aussi une fresque intéressante. Le nationalisme noir de Marcus Garvey est à son comble, mais l’activisme des Noirs socialistes également. Il y a également des intégrationnistes forcenés, des conservateurs. Un peu de tout.

Mais un événement majeur va rebattre les cartes de la conscience noire : l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie de Mussolini en 1935. À ce moment-là, même des intellectuels noirs de droite comme Paulette Nardal en France ou George Schuyler aux États-Unis se plongent dans un engagement contre le fascisme et l’impérialisme. Ils sont de tous les comités, de toutes les tribunes : leur fraternité avec le peuple éthiopien est sans réserve. C’est une vague de solidarité noire inédite qui rassemble des figures de bords politiques opposés dans un sursaut commun.

Un tel sursaut est-il encore possible aujourd’hui ? Je l’ignore. J’ai le sentiment que la différence s’est creusée au sein des mondes noirs ; si bien que tout un pan de nos communautés pourrait s’illusionner au point de prendre fait et cause pour le fascisme, en dépit de tout bon sens et tout esprit d’autoconservation. C’est le drame sinistre de l’intégration.

Aujourd’hui comme il y a un siècle, l’un des devoirs de la politique radicale noire est de rompre le charme de l’assimilation.


Propos recueillis par Olivier Mukuna


Source : Investig’Action

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