“Croyez-vous vraiment qu’un paysan marocain puisse se lever un matin et se dire : Tiens, et si j’allais vivre à Neder-Over-Heembeek ? ”
A vrai dire, je suis, comme Obélix, tombée dans l’univers historique quand j’étais petite. Ma grand-mère et ma mère adoraient l’histoire et dévoraient des biographies.
Dès ma prime adolescence, j’ai été incitée à lire les célèbres Marabout Mademoiselle consacrés à des biographies de femmes célèbres ou ayant eu un destin particulièrement romanesque : Rose Bertin, Marie de Bourgogne ou encore la princesse de Lamballe.
Amoureuse de Bruxelles et très intéressée par l’architecture et la décoration (son métier), ma grand-mère me racontait volontiers ce qu’elle savait sur l’histoire ancienne ou récente des bâtiments du quartier que nous habitions, à Ixelles. C’est elle qui m’expliqua que l’Athénée royal Madeleine Jacquemotte où je faisais ma scolarité, était un intéressant bâtiment d’un point de vue architectural parce que construit sur les principes de l’ouverture vers l’extérieur, avec une large part faite à la lumière.
C’est aussi ma grand-mère qui me parla pour la première fois de Madeleine Jacquemotte, résistante qui fut déportée et à qui l’établissement était dédié. Cette militante y avait été enseignante puis préfète de 1947 à 1967.
Mais, on le sait, des histoires d’histoire à la discipline historique qui s’enseigne dans les Universités, il y a un monde. Je fis mes premiers pas dans ce monde-là grâce à l’extraordinaire professeure d’histoire qui enseignait à l’Athénée dans les années 1990, Françoise Rohr, alors appelée Dartevelle. C’est elle qui m’initia aux méthodes de l’analyse de texte et au plaisir que procure la recherche documentaire. C’est à elle aussi que je dois les joies d’entendre un récit mêlé à un discours critique sur les faits racontés.
Bref, alors que je n’étais pas tellement décidée sur le choix de mes études – hésitant entre la philologie romane, l’histoire et le journalisme – chaque mois passé avec cette excellente enseignante me confirmait dans le désir de faire des études d’histoire. Ce choix restait cependant relativement vague, d’autant que la réalité que recouvrait une telle orientation était nymbée du voile de mon ignorance. C’est à ce moment-là qu’intervint Anne Morelli.
Alors que j’étais en rhétorique, en 1991-1992, elle vint faire une conférence à l’Athénée sur l’histoire de l’immigration. Je sais aujourd’hui qu’elle avait été invitée par son amie Nadine Louviau, professeur de langues germaniques, dont elle avait été la collègue à l’Athénée Gatti de Gamond et qui restait une amie. Cette année-là sortait l’un des livres les plus importants qu’Anne ait dirigé : L’histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours.
Toutes les années du secondaire supérieur avaient été rassemblées pour écouter la professeure Anne Morelli parler de l’histoire de l’immigration en Belgique. Elle s’est ainsi retrouvée devant un public pour le moins multiculturel puisqu’à l’époque l’école était en grande majorité fréquentée par des Marocains (habitant le plus souvent le quartier Malibran) et des Zaïrois (le quartier Matonge est à un jet de pierre), suivis par des Italiens, des Espagnols, des Portugais et… des Belges “de souche”.
Après plus de vingt ans, je serais bien incapable de faire un compte-rendu très fiable de ce que j’ai entendu ce jour-là. D’autant, évidemment, que mes souvenirs se mêlent à ce que j’ai pu lire, entendre ou étudier sur l’histoire de l’immigration belge depuis. Mais ce dont je suis certaine, c’est qu’Anne Morelli m’a ouvert les yeux sur une réalité absolument inconnue de moi : les Marocains et les Italiens qui m’entouraient n’étaient pas venus en Belgique par hasard.
Avec le sens de la formule qu’on lui connaît, elle avait posé à l’assistance la question suivante : “Croyez-vous vraiment qu’un paysan marocain puisse se lever un matin et se dire : Tiens, et si j’allais vivre à Neder-Over-Heembeek ? ”
Je ne suis plus certaine des mots utilisés mais de la commune prise en exemple, oui !
Avec le don pour le récit qui la caractérise, Anne Morelli nous a ensuite parlé de la “guerre du charbon” de l’après Deuxième Guerre mondiale et de la crainte démographique ressentie par la Belgique de l’époque avant d’énumérer les conventions successives signées entre les autorités belges et l’Italie (1946), l’Espagne, (1956), la Grèce (1957), le Maroc (1964), la Turquie, (1964), la Tunisie (1969), l’Algérie (1970), la Yougoslavie (1970) etc., pour importer de la main d’œuvre d’appoint.
Elle nous expliqua ensuite ce que cela signifiait d’être un immigré, nous racontant notamment que toute son enfance avait été bercée par des “Morelli-Macaroni”.
Cela lui permit d’énumérer les stéréotypes véhiculés sur les “étrangers” et le postulat sur lesquels ils reposent : l’indigène tire sa légitimité de sa supposée présence immémoriale sur le territoire qu’il habite.
Notre conférencière s’évertua ensuite à démystifier cette idée et nous exposa que nous étions tous le produit d’une immigration. Cela lui permit d’introduire la notion de vagues d’immigrations. Fidèle à son style, elle l’illustra par une image choc, nous expliquant qu’il était courant d’entendre des phrases du type : “Les Marocains, contrairement aux Polonais, eux, ne boivent pas”. Ou encore : “Nos Italiens, au moins, étaient catholiques”.
J’ai appris récemment que les élèves originaires d’Afrique sub-saharienne étaient sortis de la conférence en disant que cette histoire ne les concernait pas, puisqu’elle parlait des Marocains. C’était évidemment l’expression des tensions ethniques qui agitaient – modérément à l’époque – l’Athénée et dont, en fait, évidemment, Anne venait de donner une clé de compréhension par l’histoire.
Je ne crois pas exagérer en disant que cette conférence me décida définitivement à m’inscrire en histoire à l’ULB. Anne m’avait convaincu que ces études permettaient d’étudier des questions vraiment intéressantes et utiles.
D’autant qu’elle suscita un vrai débat parmi les élèves. Certains d’entre eux exprimèrent une vraie colère à l’entendre. Pour eux, cette vision était simpliste et n’expliquait pas le grand malaise social qu’ils éprouvaient. Ils étaient persuadés que les étrangers avaient des privilèges auxquels ils n’avaient pas accès. Seule cette perspective pouvait les intéresser. L’un d’entre eux pestait à chaque fois qu’Anne Morelli passait à la radio, ce qui lui arrivait souvent parce que la sortie de L’Histoire des étrangers fut abondamment relayée par la presse.
Quant à moi, chaque fois qu’Anne Morelli passait à la radio ou à la télévision, j’étais plus convaincue de mon choix. C’était important pour moi de voir une femme et une historienne avoir une place dans le débat public. Bien que ma famille aie toujours soutenu, et même approuvé mon choix, j’ai souvent entendu :
“C’est bien, des études d’histoire pour une femme. Les enseignants ont plein de congés et elles peuvent garder leurs enfants”. à dix-huit ans, c’était un discours qui me révoltait (et me révolte toujours). Il était fondamental d’avoir des modèles de femmes intellectuelles qui ont d’autres objectifs et occupations que la garde de leur progéniture. Anne fut donc un modèle pour moi.
On l’aura compris, dans mon histoire, Anne Morelli entre en quelque sorte dans la longue chaîne de femmes qui, de ma grand-mère, à ma mère, à ma professeure d’histoire, en passant par la figure de Madeleine Jacquemotte, m’a menée à l’histoire. Et le plus merveilleux c’est que, depuis, la chaîne s’est allongée et que bien d’autres femmes – et d’hommes d’ailleurs – à l’Université ont continué à m’apprendre ce métier magnifique et qui, à bien des égards, est le résultat d’une vocation…
Ce texte appartient au chapitre “Anne Morelli et les vocations… d’historiennes”, extrait du livreAnne Morelli, la passion d’agir, publié par les Editions Couleur Livres.