En invitant Jean-Luc Mélenchon à Dakar, Ousmane Sonko a fait coup double. D'une part, rappeler au locataire pétainiste de l'Elysée, Emmanuel Macron, son soutien à la dérive dictatoriale de Macky Sall qui a, entre autres, interdit le parti de Sonko et fait du futur Premier ministre un prisonnier politique. D'autre part, donner un peu d'air anticolonialiste au leader de La France Insoumise (LFI) dont les ténors sont chaque jour diabolisés par l’État français et ses médias « israélo-embarqués », notamment pour leur inflexible opposition au génocide perpétré à Gaza par l’État colonial et d'apartheid. (I'A)
Le 16 mai dernier, le nouveau premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, a tenu une conférence conjointe avec Jean-Luc Mélenchon devant les étudiants de l’Université Cheik Anta Diop de Dakar.
Au cours de celle-ci, il a précisé qu’il s’exprimait en tant que dirigeant de son parti, le PASTEF et non en tant que Premier ministre. Cette précision lui a permis d’exposer le fond de sa pensée politique et stratégique, au-delà des prudences diplomatiques liées à sa fonction officielle.
A bien des égards, cette intervention confirme un changement d’époque en Afrique de l’Ouest avec l’émergence d’une nouvelle génération anticoloniale.
Discours souverainiste et panafricaniste
Le premier trait marquant de l’intervention du nouveau premier ministre sénégalais est le refus de la langue de bois et de l’amnésie. Ousmane Sonko rappelle ainsi que le gouvernement français et de nombreux gouvernements européens ont soutenu, totalement et jusqu’au bout, l’ancien chef de l’État sénégalais, Macky Sall, en dépit de la violation à plusieurs reprises de la Constitution, de la répression meurtrière de l’opposition et des manifestations publiques, de l’interdiction du parti d’opposition Pastef, de l’arrestation de nombreux cadres de ce parti dont Sonko lui-même. Rappelant ces faits, il précise :
« Vous n’avez jamais entendu le gouvernement français dénoncer ce qui s’est passé. Emmanuel Macron a accueilli et félicité son homologue sénégalais au pire moment de la répression. C’est de fait une incitation à la répression, une incitation à la persécution et à l’exécution de Sénégalais qui n’avaient commis d’autres crimes que d’avoir un projet politique. Beaucoup de gouvernants français s’accommodaient mal de notre discours souverainiste, ce qui explique le silence approbateur face à la répression contre notre parti politique. Beaucoup de gouvernements européens sont restés dans un mutisme approbateur ».
Abordant la question de son analyse de l’Alliance des États du Sahel, Ousmane Sonko a dénoncé les tentatives de division entre les trois États de l’AES et le Sénégal. Depuis plusieurs semaines en effet une campagne visant à opposer ces deux expériences de ruptures avec l’ordre néocolonial en présentant les premiers comme dictatoriaux et le second comme démocratique se développent dans de nombreux médias européens.
Répondant à ces tentatives de division, le chef du gouvernement sénégalais explique : « Nous ne lâcherons pas nos frères du Sahel et nous ferons tout pour raffermir les liens et leur apporter notre solidarité. Ceux qui aujourd’hui condamnent des régimes présentés comme des régimes militaires ou dictatoriaux sont pourtant enclin à aller vers d’autres régimes qui ne sont pas démocratiques lorsqu’il s’agit de négocier du pétrole ou des marchés. […] Certes, il y a eu des coups d’État et personne n’encourage la commission de coups d’État mais je refuse de faire partie de ceux qui analysent les symptômes et refusent d’analyser les causes réelles de ces coups d’État ».
Se penchant sur les liens économiques entre l’Europe en général et la France en particulier, d’une part, et le Sénégal, d’autre part, le Premier ministre sénégalais a dénoncé leurs dimensions léonines et de spoliation : « Jusque-là, nous avons surtout observés des relations léonines au profit de l’Europe et de la France, assises sur des schémas historiques de spoliation ». Logiquement Ousmane Sonko appelle à modifier ces relations vers un rapport basé « sur la justice, le dialogue et le respect mutuel ».
Sortir (enfin) du Franc CFA
Les deux sujets sur lesquels le premier ministre sénégalais était attendus révèle une volonté de changement toute aussi importante. Il s’agit en effet de la sortie éventuelle de la monnaie coloniale qu’est le Franc CFA et de la présence des troupes françaises sur le territoire sénégalais.
Sur la question monétaire, Ousmane Sonko a réaffirmé sa volonté de s’atteler à une réforme monétaire globale sans laquelle a-t-il rappelé aucune souveraineté réelle n’est possible. Cette réforme monétaire doit, selon le premier ministre, remettre en cause le franc CFA : « La monnaie, tout autant que l’impôt, est un puissant levier économique et un instrument de souveraineté […]. On ne peut pas imaginer une seconde que la France puisse avoir une monnaie qui ne lui appartient pas véritablement. Aucun État digne de ce nom ne doit sous-traiter sa monnaie […]. Nous nous acheminons sûrement vers ces réformes ».
Prenant l’Histoire à témoin, Ousmane Sonko rappelle que Charles De Gaulle lui-même s’était, à juste titre, opposé, en 1944, à la monnaie proposée par les Etats-Unis pour la France, appelée alors « billet drapeau ». Analysant les effets économiques du Franc CFA, l’orateur a précisé que l’arrimage sur l’Euro affaiblissait de manière permanente l’économie sénégalaise : « Presqu’aucun pays africain ne peut s’endetter en devises locales. Et cela doit cesser parce que nous en subissons les contrecoups. Nous voulons une monnaie flexible, arrimée à au moins deux devises, à même d’amortir les chocs exogènes et de renforcer notre compétitivité à l’exportation ».
Cette réforme monétaire d’ensemble doit cependant se construire sur des bases solides afin de limiter les effets négatifs immédiats de sortie du franc CFA. L’existence d’une balance commerciale excédentaire est ainsi une condition importante de la réussite de la nouvelle monnaie. De même la perspective que cette monnaie puisse être une monnaie sous-régionale en commun avec les États de l’Alliance des États du Sahel renforce sa viabilité économique.
Bases militaires étrangères non gratta
Le second sujet crucial, sur lequel le gouvernement français attendait ce premier discours d’Ousmane Sonko depuis sa prise de fonction, est celui de la présence militaire française au Sénégal. Sur ce point également la volonté de changement est manifeste :
« Quelles sont les raisons pour lesquelles la France multiplie ses bases militaires au Sénégal. Pourquoi cette faveur ? Plus de soixante ans après nos indépendances, nous devons nous interroger sur les raisons pour lesquelles l’armée française par exemple bénéficie toujours de plusieurs bases militaires dans nos pays, et sur l’impact de cette présence sur notre souveraineté nationale et notre autonomie stratégique » » interroge le premier ministre.
Pour ensuite rappeler la volonté du Sénégal de disposer lui-même de ces bases et de ne plus sous-traiter sa politique de défense à un État étranger : « Je réitère ici la volonté du Sénégal de disposer de lui-même, laquelle volonté est incompatible avec la présence durable de bases militaires étrangères au Sénégal ».
L’ensemble de ces précisions et rappels politiques des positions antérieures du leader sénégalais s’est en outre déroulé dans le cadre d’une décision symbolique, lourde de significations.
Depuis l’indépendance en effet, tous les présidents sénégalais ont donné la primeur de la première visite officielle après les scrutins présidentiels au chef de l’état français. Non seulement cela n’est plus le cas mais en invitant Jean-Luc Mélenchon, symbole de la principale force d’opposition à Macron, le premier ministre sénégalais réaffirme fortement sa volonté de mettre fin au Sénégal néocolonial.
Procès médiatique en homophobie
Malgré l’importance stratégique de ces prises de positions et rappels, de nombreux titres de presse ont centrés leurs compte-rendu sur un seul aspect de la position d’Ousmane Sonko, celle concernant les droits des homosexuels.
Sur cette question, le premier ministre sénégalais a ainsi déclaré :
« Les velléités extérieures de nous imposer l’importation de modes de vie et de pensée contraires à nos valeurs risquent de constituer un nouveau casus belli. Je respecte le fait que ce débat soit érigé en débat prioritaire au sein des opinions occidentales mais au Sénégal ce débat soulève énormément de tensions et d’incompréhensions tant elle met face à face des cultures, des civilisations et des systèmes politiques à la vision diamétralement opposée. Le phénomène dont je viens de parler n’est pas accepté, il est toléré. Le plus grand danger que peuvent encourir les membres de ces communautés c’est la propagande qu’on veut nous imposer. Nous avons dépassé l’époque où les Africains pouvaient se faire manipuler par quelque peuple, quelque régime que ce soit ».
Comme on peut l’entendre ce qui est condamné ici, c’est l’instrumentalisation politique de la question LGBT à des fins politiques d’ingérence.
Cela a suffit pour que cette question occulte presqu’entièrement les autres questions essentielles que sont celles des liens néocoloniaux, de la sortie du franc CFA, de la solidarité avec l’Alliance des États du Sahel, du départ des troupes françaises du Sénégal, etc.
Un nouveau vent anticolonial souffle réellement en Afrique de l’Ouest du Niger au Mali en passant par le Burkina Faso et le Sénégal. S’il est encore trop tôt pour savoir s’il sera en mesure de résister aux futures ingérences prévisibles, ce vent est néanmoins porteur d’espoirs populaires énormes.
Saïd Bouamama
Pour aller plus loin
Jeune Afrique, Au Sénégal, Ousmane Sonko attaque Emmanuel Macron, Jeune Afrique du 17 mai 2024, consultable sur le site : https://www.jeuneafrique.com
Elisabeth Pierson, Le premier ministre Sonko critique les droits des LGBT « contraire à nos valeurs » en présence de Jean-Luc Mélenchon, Le Figaro du 17 mai 2024, consultable sur le site : https://www.lefigaro.fr/
Laurent Lagneau, Au Niger, les forces américaines et les « instructeurs » militaires russes cohabitent sur la base de Niamey, Zone militaire du 3 mai 2024, consultable sur le site : https://www.opex360.com
Les BRICS peuvent offrir une alternative si le dollar s’effondre, déclare le directeur russe du FMI, 5 mai 2024, consultable sur le site : https://news.dayfr.com
Source : Investig’Action
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