Saïd Bouamama : « Il y aura encore des attentats tant qu’on ne s’attaquera pas aux véritables causes du terrorisme »

Les procès des attentats de Paris et Bruxelles étaient encore frais dans les mémoires. Et voilà que la France et la Belgique essuient de nouvelles attaques terroristes. Preuve que les leçons n’ont pas été tirées ? À Arras, un jeune de 20 ans ayant prêté allégeance à l’État islamique a poignardé mortellement un professeur du lycée Gambetta le 13 octobre. Trois jours plus tard, à Bruxelles, un homme dégainait l’arme lourde et abattait deux supporters suédois venus à assister à un match de foot. L’auteur s’était également revendiqué de l’État islamique. Pourquoi de telles attaques surviennent-elles à nouveau ? Quelles sont les causes du terrorisme ? Un contrôle renforcé de l’immigration mettra-t-il l’Europe à l’abri ? Le sociologue Saïd Bouamama a travaillé avec des jeunes radicalisés. Il répond à nos questions.

Comment expliquer que des attentats terroristes surviennent à nouveau en France et en Belgique ?

Une première erreur à ne pas commettre, bien qu’elle soit  sous-entendue par certains médias et responsables politiques : établir un lien structurel entre ces attentats et la situation en Palestine ou un quelconque complot intégriste. En réalité, nos sociétés sont en crise et des parties importantes de la population sont fragilisées. Depuis plusieurs décennies, dans l’ensemble des pays européens, il y a une dégradation des conditions d’existence. Cette dégradation est encore plus marquée pour certaines catégories, notamment les clandestins ou les habitants des quartiers populaires.

Par ailleurs, les médias et le débat politique n’abordent pas les causes des événements qui font l’actualité. Leur traitement anxiogène produit de l’angoisse plutôt que des analyses qui permettraient de comprendre ces événements.

Dans ce contexte, la santé mentale d’un certain nombre de personnes atteint des limites critiques. Elles peuvent alors tourner leur obsession vers ce qui leur est présenté comme une cible ou un objet de rejet. Les passages à l’acte terroriste doivent ainsi être compris d’abord comme l’exacerbation de graves tensions qui étaient déjà là, mais qui n’ont pas été traitées. 

Vous dites que les médias et le débat politiques n’abordent pas les causes des événements qui font l’actualité. Démonstration est faite avec ces nouveaux attentats. Quelles sont les causes du terrorisme ?

Il y a les causes socio-économiques que nous avons évoquées. Elles confrontent les personnes touchées à un sentiment d’injustice. Et ce sentiment d’injustice, personnel, est ensuite amené à rencontrer un autre sentiment d’injustice lié aux événements de l’actualité. La déstabilisation du Moyen-Orient, le soutien inconditionnel à Israël ou encore le mépris des Palestiniens amènent l’idée que mon injustice est du même type que les injustices là-bas. Je suis un paria comme eux sont des parias. Vient donc cette idée de les venger.

D’autres facteurs d’explication tiennent des dimensions idéologiques qui détournent la colère. Je pense bien entendu à certaines interprétations intégristes de l’islam et, de l’autre côté, aux interprétations culturalistes de l’Occident. Les passages à l’acte terroriste apparaissent ainsi comme une révolte dévoyée. Cette révolte peut avoir une cause réelle comme le sentiment d’être exploité, méprisé et traité injustement. Mais elle va se tromper de voie. Plutôt que d’agir sur les véritables causes qui sont d’abord socio-économiques, politiques et idéologiques, on va agir sur ce que les médias présentent comme le problème du moment.

L’extrême droite impose l’agenda des débats. La peur d’apparaître laxiste fait que tout le monde sy engouffre.

Pourquoi est-il si difficile d’aborder les causes profondes du terrorisme dans les médias ?

C’est le braquage du débat politique par l’extrême droite. C’est elle qui impose l’agenda, qu’on soit d’accord ou pas avec ses idées. Et la peur d’apparaître laxiste fait que tout le monde s’engouffre dans ce débat-là. Il y a aussi la peur de découvrir les véritables causes et d’en parler. 

On assiste donc à une véritable injonction au renoncement de la pensée. Cela transpire à travers les interventions du ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Le simple fait de réfléchir aux causes du terrorisme devrait être considéré comme une apologie du terrorisme. Tenter de comprendre une situation revient à se voir considéré comme complice de cette situation. On se retrouve donc avec des causes réelles qui ne sont pas abordées et des causes fausses qui sont mises en avant pour comprendre des problèmes complexes.

C’est dangereux. Si on ne peut pas comprendre les causes d’un problème, on n’arrivera jamais à apporter des solutions correctes. Le bourgmestre de Bruxelles a déclaré que le match Bruxelles-Suède ne pouvait pas être considéré à risque parce qu’il y avait eu dans ce pays des incidents liés à l’autodafé de corans trois mois plus tôt. De fait, on ne pourra jamais poster des policiers et des soldats à tous les coins de rue pour empêcher un terroriste de passer à l’acte si on ne s’attaque pas aux causes réelles.

Absolument. On rentre dans un cercle vicieux. Il y aura de plus en plus de personnes fragilisées. Et on aura encore ce type d’attentats tant qu’on n’aura pas le courage de réfléchir réellement aux causes. Jamais une société ne gagne à renoncer à comprendre. Dire qu’on ne peut pas parler des causes, c’est demander aux gens de refuser de comprendre une situation.

Parmi ces causes, il y a aussi les différents conflits qui ont ravagé le Moyen-Orient au cours des dernières décennies. Al-Qaïda est née de la guerre en Afghanistan dans les années 1980. Daesh est né de la destruction de l’Irak.

Carrefour entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe, cette région est essentielle et son contrôle a toujours été important pour les puissances impérialistes. C’est un élément clé pour les États-Unis. Pour contrôler le Moyen-Orient, la politique étasunienne s’est articulée autour de deux axes importants. D’abord, renforcer Israël comme gérant local des intérêts impérialistes. Ensuite, balkaniser un certain nombre de pays qui pouvaient contrecarrer les intérêts stratégiques des États-Unis dans la région. On a tenté de transformer l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie ou encore la Libye en une série de micro-pays sans liens entre eux. Cela a entraîné une grande déstabilisation propice à l’émergence de mouvements terroristes.

Pour le contrôle du Moyen-Orient, la relation spéciale que les États-Unis ont longtemps entretenue avec l’Arabie saoudite était également capitale. Cette relation a permis de propulser une vision intégriste de l’islam qui sert de carburant idéologique à bon nombre de mouvements terroristes.

Tout à fait. Les interventions et les guerres menées par les États-Unis pour contrôler le Moyen-Orient ont évidemment entrainé des résistances. Pour les détourner et pour contrer les idéologies qui alimentaient ces résistances, les États-Unis ont soutenu des idéologies réactionnaires prenant l’islam comme prétexte. Il fallait combattre le nationalisme arabe, mais aussi des théologies de la libération à tendance musulmane parce qu’ils défendaient la souveraineté des États arabes contre le pillage impérialiste. C’est pourquoi, dès les années 1940, l’accord passé entre les États-Unis et l’Arabie saoudite pour le pétrole impliquait également le soutien au wahhabisme réactionnaire des Saoud. L’objectif était de contrer les idéologies révolutionnaires remettant en cause l’impérialisme.

Oui, des archives de l’époque expliquent comment les États-Unis ont misé sur le roi Saoud pour faire contrepoids à Nasser. Le président égyptien s’opposait au pillage occidental, il était très populaire dans la région. Pour le stopper, l’administration Eisenhower voulait développer un large courant religieux autour du roi Saoud et en faire un « pape islamique »[1]. On a vu ce que ça a donné. Mais de tout ça, on ne parle jamais. Au lieu de cela, Gérald Darmanin est revenu à la charge avec son projet polémique de Loi immigration. Et en Belgique, toutes les discussions tournent autour du fait que l’auteur était en séjour illégal. Pourquoi le focus est-il mis sur cet aspect-là ?

Les statistiques de ces dernières années montrent que la grande majorité des auteurs d’attentats ne sont pas des illégaux. Ce sont des Belges et des Français qui sont nés ici, qui ont grandi ici, qui sont allés dans nos écoles. Nous ne sommes pas confrontés à un problème venu d’ailleurs. Ces passages à l’acte terroriste sont le résultat de notre société.

En France, on voit bien que l’extrême droite impose les thèmes du débat. Darmanin a immédiatement fait le lien entre les événements et son projet de loi sur l’immigration. Il annonce vouloir expulser tous les étrangers « jugés comme dangereux » ou qui « adhèrent à une idéologie radicale ». Les notions sont très vagues et laissent présager le pire quand on voit déjà comment est criminalisé le soutien aux droits du peuple palestinien.

Ces propositions politiques et leur écho médiatique permettent de faire écran pour masquer d’autres débats. Tant qu’on est dans cette idée qu’il y a une population dangereuse, un ennemi de l’intérieur qui menacerait nos institutions et la vie de nos citoyens, on ne parle pas d’autres questions : que fait la France pour lutter contre la pauvreté ? que fait-elle à l’international ? que dit-elle de la Palestine ? Toutes les causes réelles dont nous avons parlé sont éclipsées par ces discussions sur l’immigration.

Les premières réactions montrent que la France et la Belgique pensent mieux se protéger en durcissant le contrôle de l’immigration. Mais une fois de plus, on ne parle jamais des causes de l’immigration. Ceux qui quittent leur pays et leur famille en prenant des risques énormes pour venir en Europe ne le font pas pour le plaisir. Qu’est-ce qui les pousse à partir ?

C’est un aspect particulièrement scandaleux de la politique migratoire. Les frontières sont de plus en plus hermétiques, avec une mise à l’index des travailleurs sans papiers qu’il faudrait expulser. Mais cela masque le fait que toute une partie de l’économie est aujourd’hui organisée sur l’exploitation de ces travailleurs avec la complicité de l’État pour réaliser des surprofits.

À cet égard, la grève victorieuse des travailleurs sans papiers sur les chantiers des JO 2024 est éloquente. Plusieurs centaines d’entre eux ont occupé des sites en construction pour dénoncer leurs conditions de travail avec le slogan : « Pas de papiers, pas de JO ». Manque de sécurité, accidents du travail, taux de mortalité plus important… Les conditions de travail sont toujours pires pour les sans papiers qui n’ont aucun droit. Ils sont constamment sous la menace d’un licenciement voire d’une expulsion. Donc corvéables à merci. Ils sont utilisés pour maximiser les profits, et ce n’est pas uniquement le patronat privé qui les exploite. On trouve également des travailleurs sans papiers sur des chantiers publics comme ceux des JO. Les grévistes ont décidé d’un seul coup qu’ils refuseraient d’être invisibilisés plus longtemps, quels que soient les risques. Ils ont bloqué des chantiers et dix heures plus tard, le gouvernement était obligé de leur accorder la régularisation !

Il y a donc une grande hypocrisie des responsables politiques qui affirment vouloir stopper l’immigration tout en profitant des travailleurs sans papiers. Et quand on voit cette surexploitation, on imagine que ce n’est pas pour le plaisir que ces travailleurs cherchent à rejoindre l’Europe.

Tout à fait. Et cette hypocrisie est tout aussi grande sur les causes de l’immigration dans les pays d’origine. Là-bas, l’essentiel des politiques économiques est défini par le FMI et la Banque mondiale et produit la pauvreté. En effet, ces institutions sont tenues par les grandes puissances occidentales. Et les politiques qu’elles proposent ne sont pas liées aux besoins des pays du Sud, mais aux intérêts des pays riches.

On organise donc le pillage du Sud. Ensuite, on installe et on soutient des dictatures ayant la charge de mater les possibles révoltes et mouvements de contestation. Enfin, quand ce n’est pas suffisant, on lance des interventions militaires. Voilà trois causes des mouvements de migration dont on ne parle pas. On peut encore ajouter la cause climatique. Elle est également liée au pillage et à l’extractivisme à tout prix. Dans ces conditions, les flux migratoires ne pourront qu’augmenter.

L’heure est pourtant à la fermeture des frontières. L’Europe se dresse toujours plus comme une forteresse. Aux États-Unis aussi, Joe Biden a demandé des fonds supplémentaires pour poursuivre la construction du mur anti-migrants. Cette politique est-elle efficace ?

Pas du tout. Et cela annonce de nouvelles catastrophes humanitaires. Plus on renforce cette forteresse, plus on contrôle les mers, plus les voies d’accès vont devenir dangereuses. On aura beaucoup plus de décès encore. Cette politique d’immigration est idiote, incohérente, mais pas aveugle. Les dirigeants occidentaux savent très bien quelles seront les conséquences.

Quelle devrait être la réponse des pays européens à court et plus long terme ? Quel rôle les travailleurs peuvent-ils jouer ?

Cela démontre une fois de plus à quel point il est important de réfléchir aux causes. Nos choix politiques ici sont en grande partie responsables de la situation là-bas. À court terme, il est donc nécessaire de changer la politique migratoire et d’organiser un véritable accueil. On a vu avec les réfugiés ukrainiens que c’était possible. L’arrivée massive de ces réfugiés n’a pas provoqué une crise économique majeure. Si nous avons pu le faire pour les Ukrainiens, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le faire avec d’autres. D’autant plus que cela correspond à des besoins économiques que nous avons ici. Tout le monde sait que le vieillissement de la population européenne nécessite de nouveaux apports de population active à travers les flux migratoires.

À moyen terme, si nous voulons tarir les causes de l’immigration, il faut changer notre politique économique à l’égard des pays du Sud : annuler la dette, réformer le FMI et arrêter le pillage impérialiste. Enfin, il faut régulariser les sans-papiers. Tant que nous aurons une partie du patronat et des responsables politiques qui profitent d’une main-d’œuvre moins payée que les autres, nous resterons confrontés aux mêmes problèmes.

Une grande partie de la solution est donc ici.

Absolument. Nous ne sommes pas confrontés à une catastrophe incompréhensible ni à un fléau contre lequel on ne pourrait pas agir. Des actions très concrètes pourraient être menées. Encore faut-il que nos gouvernements le fassent. Leurs intérêts les poussent à maintenir la situation actuelle. Ils ne procèderont à des changements que s’ils y sont poussés. C’est le rôle des travailleurs.

L’extrême droit a répandu l’idée que nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. Et que la précarité des travailleurs belges ou français est liée à l’afflux d’immigrés. Évidemment, ça ne dit rien de la répartition inégale des richesses dans nos pays. Et pourtant, l’idée se répand que le renvoi des immigrés permettrait d’améliorer les conditions de vie en Europe tandis que leur accueil constituerait une lourde charge.

Quel que soit l’angle – sécurité sociale, impôts, retraites, croissance… – l’immigration, loin d’être un coût, renforce l’économie. C’est amplement démontré par de nombreuses études. L’extrême droite prétend le contraire en permanence et ça se répand dans les médias. Mais il faut vérifier la littérature scientifique sur le sujet. J’y ai consacré des chapitres entiers dans Le Manuel sur l’Immigration. L’immigration est un plus pour les économies, pas un moins.

Donc l’extrême droite avance de fausses idées pour détourner la colère plutôt que d’attaquer les causes profondes des inégalités. Pendant ce temps-là, ceux qui profitent de cette répartition inégale des richesses peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Pas très antisystème tout ça…

L’extrême droite fait entièrement partie du système. Ce qu’elle présente comme une politique antisystème consiste à désigner de fausses cibles pour maintenir le système. Le vrai débat, ce n’est pas je suis pour ou contre l’immigration. Les vraies questions à se poser sont : quelles sont les causes et les conséquences de telle ou telle politique ? C’est ça qu’il faut mettre en évidence.


Source: Investig’Action


[1] Rachael Bronson, Thicker than oil, Oxford University Press Inc, 2006

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