Le différend apparent entre la Russie et la Géorgie concerne des territoires que l’on appelle l'Ossétie du Sud et l’Abkhazie. En tant que telle, l’Ossétie historique s’étend aux deux côtés du Caucase. La partie au sud est située à la frontière méridionale de la Russie qui ne reconnaît pas la souveraineté du territoire mais qui continue à maintenir des relations et récemment, à renforcer ses liens. De son côté, l’Abkhazie se situe entre la Russie et la mer Noire, à l’ouest des chaînes du Caucase.
Titre original : Conflit russo-américain dans la Caucasie méridionale dont la Géorgie
Antécédents récents et guerre brève
Depuis l'indépendance de la Géorgie vis-à-vis de l'URSS en 1991, l'autonomie accordée aux Ossètes du Sud a été supprimée par l'État géorgien, provoquant l'exode de la population vers la république d'Ossétie du Nord. En1992, un territoire du côté de la mer Noire déclare l’indépendance sous le nom de la République autonome d'Abkhazie, profitant de la faiblesse du nouvel État géorgien. Cette dernière bénéficie le soutien de Moscou. En 1994, les nationalistes ossètes proclament, à leur tour, l'indépendance de l'Ossétie du Sud, avec la bénédiction de la Russie.
Depuis l’avènement d'un pouvoir pro américain à Tbilissi en 2003-4, l'Ossétie du Sud est un des enjeux politiques entre la Russie et le président géorgien Mikheil Saakachvili « guidé » par les USA. De plus en plus autoritaire(1) , le président revendique la réintégration des régions considérées sécessionnistes au sein du territoire de la Géorgie. Les indépendantistes ossètes, majoritaires en Ossétie du Sud, ambitionnent une indépendance complète. La Fédération de Russie préfère garder le statu quo et ainsi laisser le pouvoir géorgien, tourné résolument vers Washington, dans l'embarras. Les indépendantistes d'Ossétie du Sud souhaitent une réunification avec l'Ossétie du Nord, mais ni la Fédération de Russie, ni l'OSCE et encore moins la Géorgie ne soutiennent encore cette solution.
La République d'Ossétie du Sud a tenu un deuxième référendum sur son indépendance le 12 novembre 2006, le premier référendum ayant eu lieu en 1992. Une très large majorité des votants semblent s'être prononcés pour cette indépendance. Le gouvernement géorgien, les USA et l'UE considèrent ce référendum comme illégal alors que la Russie le reconnaît. La Russie est dès à ce moment-là présente sur ce territoire à titre du « maintien de la paix » avec 1000 soldats (2). Après plusieurs incidents militaires depuis 2007 (3), les forces géorgiennes lancent une offensive soigneusement préparée en août 2008, entraînant une menace d'interventions, suivie d’interventions des Forces armées de la fédération de Russie (Reuters, 7.8.2008, NZZ, 11 et 22.8.2008 & FT, 8, 9, 11.8.2008) (4) . Cette intervention s’étend même sur l’autre territoire contesté : l’Abkhazie .(5) L’offensive géorgienne rencontre une contre offensive russe qui conduit à l’échec de Tbilissi, échec humiliant pour les conseillers militaires américains et israéliens (FT, 12.8.2008).
Les autorités s'abstiennent pour l'instant d'analyser cette défaite écrasante de l'armée géorgienne qui ne s'est pas montrée à la hauteur de l'adversaire malgré l'assistance des USA et une hausse importante des dépenses militaires ces dernières années, soit de 5 à 16% du PIB. Washington a dépensé des millions de dollars pour la formation militaire, l'équipement et l'armement de la Géorgie. Au moment de la nuit de l’attaque, l’armée géorgienne a utilisé les rampes et véhicules lance-missiles sol-air en série, de style "Katiouchkas", probablement d’origine tchèque ou ukrainienne. C’est de cette manière qu’elle a pu détruire une partie notable de la capitale d’Ossétie du Sud et tuer ou blesser un grand nombre de civils (NZZ, 22.8.2008). Par après, la supériorité russe dans l'air a cependant été cruciale. Les Géorgiens étaient incapables d'y faire face avec leur système de défense antiaérien.
La Russie a déployé des avions d'attaque au sol Su-24 et Su-25, ayant pour tâche d'apporter une couverture aux forces terrestres et de détruire les troupes et infrastructures ennemies. Moscou avait aussi déployé des bombardiers stratégiques Tu-22. La Géorgie ne dispose que de 10 à 15 appareils Su-25 dont certains ont été détruits et les autres immobilisés après les attaques russes contre les aéroports militaires du pays. Elle s’est concentrée sur l'infanterie et les chars qui sont inutilisables s'ils ne sont pas couverts depuis le ciel.
Position spécifique de la Géorgie
La Géorgie était susceptible de constituer une des pièces du dispositif de Washington contre l’Iran autant qu’un des facteurs de démantèlement de la Russie et de sa zone d’influence. Washington envisageait notamment d’installer de nouvelles bases en Géorgie ou en Azerbaïdjan. La Géorgie est un verrou stratégique de la Caucasie méridionale .(6)
La Géorgie est placée stratégiquement au coeur des réseaux gazoducs et oléoducs. L'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) entre l'Azerbaïdjan et la Turquie fournit le pétrole de la Caspienne. De moindres volumes passent par l'oléoduc entre Bakou et le port géorgien de Soupsa. Les ports géorgiens constituent une plate-forme du pétrole de la Caspienne venant d'Azerbaïdjan, du Turkménistan et du Kazakhstan. Le gaz à destination des Européens transite aussi par la Géorgie, notamment via le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum entre l'Azerbaïdjan et la Turquie.
Rappelons que
• Tbilissi passe vers 2004 un accord avec Washington en vertu duquel les USA privatisent leur présence militaire en Géorgie en passant un contrat avec des officiers militaires américains à la retraite, afin qu’ils équipent et conseillent l’armée géorgienne. C’est la société américaine Cubic qui obtient le contrat de trois ans. Ce programme prend le relais de la collaboration avec Washington entamée sous Chevardnadze en 2002, sous couvert de lutte contre le terrorisme. Les conseillers militaires états-uniens se voient également confier comme mission d’améliorer la sécurité du pipeline du BTC. En contrepartie, la Géorgie envoie 500 hommes soutenir les forces d’occupation en Irak et le nombre en augmentera jusqu’atteindre 2000.
• la Géorgie bénéficie aussi depuis des années du soutien militaire important d’Israël et de l’Ukraine, ainsi que quelques autres pays « satellites » des USA.
Conflits actuels multiples
Le conflit armé actuel commence, comme d’habitude, par des déclarations selon lesquelles l’un n’a fait que répondre à l’attaque de l’autre. Depuis juillet 2008, il est précédé de
◊ nombreux déplacements d’officiels américains dont Condoleeza Rice et bien d’autres officiels américains, et
◊ exercices militaires auxquels participent notamment 1000 + 300 soldats ou instructeurs américains ou israéliens qui donnent la possibilité de Washington de soutenir le gouvernement géorgien et qui sont situés à la base militaire de Vaziani, dans les faubourgs de Tbilissi.
De son côté, la Russie a tout intérêt de vouloir stopper les avancées des USA dans la Caucasie méridionale craignant
o l’encerclement par les USA seuls ou grâce à l’OTAN,
o l’utilisation militaire intempestive du couloir aérien par Washington,
o la pénétration des compagnies pétrolières et gazières vers l’Asie centrale (FT, 15.7.2008).
Les stopper ne lui est guère facile. Certes, la Russie se retrouve parmi les « grands », mais sa puissance militaire ou économique n’égale pas celle des USA, ni celle de l’UE. En termes de brutalités de l’intervention, la Russie est « un petit débutant » en Géorgie, si l’on la compare aux USA en Afghanistan et en Irak. À court terme, l’objectif russe vise la destruction du matériel et des infrastructures, ainsi que des bases militaires sur le territoire géorgien,
Revenant au conflit actuel en Caucasie méridionale, ce conflit me rappelle celui qui a eu lieu en Croatie en 1995. D’une part, la Croatie comme la Géorgie bénéficia d’aides militaires massives et du soutien verbal de la part de Washington tel que : « The American people will stand with you », dixit Bush II. D’autre part, les deux débutent en mois d’août lorsque les médias sont absents ou distraits par d’autres choses, en l’occurrence à l’heure actuelle par les Jeux Olympiques à Beijing. Enfin, à l’époque, l’attaque des Croates contre les Serbes et l’expulsion de près de 200 000 Serbes de la Croatie se sont déroulées avec l’appui d’état-major du quartier général militaire des USA à Zagreb, tandis que maintenant il y a 1000 soldats américains auxquels s’ajoutent 130 instructeurs américains et israéliens, qui y interviennent directement ou indirectement.
La différence pourra en être à présent la position et la possibilité d’agir plus fortes de la Russie. L'intérêt à plus long terme de la Russie, qui a commencé de se préparer aux Jeux Olympiques d'hiver de 2014 à Sotchi, commanderait d'œuvrer d’abord avec fermeté, puis à l'apaisement, sans perdre d’influence ni de face. Site touristique prisé, Sotchi est située à proximité des zones troublées de Tchétchénie et d'Abkhazie. Le gouvernement russe a déjà débloqué plus de 6-7 milliards d’euros pour préparer la ville aux Jeux. Une autre différence serait que les milieux dirigeants de Washington pourraient, de leurs côtés, s’avérer divisés et donner des signaux opposés à Tbilissi.
Enfin, il n’est pas sans utilité de remarquer que la Géorgie depuis 2004 adopte et applique le modèle néolibéral, et plus particulièrement, américain dans sa gestion dite socio-économique : déréglementation, réduction de l’administration et des impôts. Par exemple, le pouvoir prévoit de privatiser massivement les universités d’ici à 2010, et de créer des liens plus étroits avec les entreprises et les donateurs privés susceptibles de financer ces établissements. Le secteur de la santé devrait lui aussi passer aux mains de capitaux privés. Plus de 1 800 entreprises ont été privatisées entre 2004 et l’année 2008. Cette gestion désastreuse pèse évidemment sur la popularité du régime actuel et détériore sa légitimité. Elle aurait été à l’origine de la politique de fuite en avant du gouvernement, de vouloir récupérer les régions contestées.
Réintégrer les deux territoires en sécession parut à Tbilissi également impératif pour réaliser l’objectif de la politique étrangère géorgienne, l’adhésion à l’OTAN. En reportant la décision pour celle-ci au décembre 2008, le sommet de l’OTAN d’avril 2008 a rendu cette réintégration d’autant plus urgente pour le gouvernement géorgien. Pour celui-ci, le revers politico-militaire laisse entrevoir des règlements de comptes politiques après le conflit armé qui a tourné au désastre pour le pays .(7)
Évolutions géopolitiques
Depuis la chute du « rideau de fer » entre 1989 et 1991, les épreuves stratégiques entre les USA et la Russie peuvent se résumer comme suite :
➢ les avancées remarquées de l’OTAN vers le centre et de l’est de l’Europe,
➢ l’installation du système anti-missiles en République Tchèque et en Pologne (8)
➢ la présence militaire de Washington en Irak et en Afghanistan, même si elle est incertaine,
➢ les « révolutions » orange en Ukraine et rose en Géorgie soutenue par des « ONG » gouvernementales américaines.
Face à cela, la Russie enregistre
• la non extension du réseau de bases américaines au centre de l’Asie,
• la reprise en main économique, administrative et militaire du pays,
• les alliances développées avec la Chine et les pays d’Asie centrale avant tout, mais aussi avec l’Inde et l’Iran, pays où l’influence américaine recule (FT, 3.8.2008 & NZZ, 11.8.2008).
Par contre, la Russie en position encore relativement faible est « titillée » à ses frontières au sud et à l’ouest, alors que les USA s’embourbent dans des conflits qu’ils ont suscités eux-mêmes tels que la « lutte contre le terrorisme » en Afghanistan, en Irak ou en Somalie. La Russie pourrait néanmoins arrêter l’autorisation de survol de son territoire par les forces de l’OTAN vers l’Afghanistan. Depuis le 18.8.2008, elle organise un exercice militaire en Arménie dont le thème tourne autour de l’assistance et le soutien militaires à ce pays en cas d’agression contre lui.
L’affaire géorgienne est un cadeau du ciel pour Moscou. On y évoque évidemment le précédent de Kosovo pour revendiquer l’indépendance d’Ossétie du sud et d’Abkhazie. L’Azerbaïdjan s’affiche comme pays ± neutre, alors que l’Arménie penche vers la Russie. L’objectif de la Russie dans le cas de la Géorgie pourrait être de la rendre simplement plus neutre stratégiquement, voire maintenir une certaine instabilité dans la Caucasie méridionale aussi longtemps que Moscou ne réussisse pas faire entrer dans la région les multinationales russes du secteur énergétique. Par ailleurs, on peut être certain qu’en Asie centrale, en Ukraine ou en Azerbaïdjan, les gouvernements suivent de très près les événements dans cette région. Israël pourrait aussi réviser sa politique du soutien en faveur de la Géorgie.
Washington disposerait d’une panoplie de mesures dans le présent contexte et notamment:
• insister l’UE de suspendre ses négociations « stratégiques » avec la Russie,
• exclure la Russie de certains débats internationaux et l’empêcher son entrée à l’OMC,
• impliquer la Géorgie dans les programmes d’action de l’OTAN,
• étendre des patrouilles des avions de combats de l’OTAN au-dessus du territoire « entier » de la Géorgie.
À supposer qu’elles soient applicables, beaucoup de ses mesures servent aux USA de ne pas apparemment s’impliquer directement dans le conflit mais y impliquer les pays membres d’Europe et pour aussi leur faire financer les opérations. Il convient de voir si les différentes négociations ne sont, comme d’habitude, pas dans l’intérêt de chaque partie. Il faut cependant dire que les coups de force tels que l’actuel en Caucasie méridionale laisse peu de choix à l’UE. Celle-ci ne peut guère se mettre franchement du côté de la Russie. Une telle attitude serait une atteinte directe contre la position des USA et le capitalisme que ces derniers représentent et que l’UE ne combat guère.
Il reste que l’UE avance petit à petit en termes politiques et construit une force socio-économique. De plus en plus, elle devient politiquement plus autonome de par sa propre logique interne. Recréer un climat de guerre froide est une tentative de renforcer les USA et de justifier la présence militaire américaine sur le territoire de l’UE. Ainsi, cette dernière deviendrait une sorte de « bouclier » dans l’affrontement de Washington par rapport à Moscou.
La prise de parole d’une opposante géorgienne (9)
Dans cette analyse, il m’a semblé utile de reprendre quelques déclarations d’une femme politique importante de l’opposition géorgienne sous forme d’une série d’extraits:
„… C'est après la signature de l'accord que les forces russes ont porté trois coups très durs à l'économie, et donc à l'indépendance géorgienne. Ces trois coups sont : le bombardement à la hauteur de Kaspi (40 km de Tbilissi) de la voie ferrée qui constitue la principale artère du commerce est-ouest de la Caspienne vers la mer Noire et la source principale des revenus de l'Etat ; les bombardements et la destruction des infrastructures du port de Poti venant après ceux du terminal portuaire de Kulevi et l'attaque du pipeline BTC visant à paralyser les exportations pétrolières ; le déversement par hélicoptère de trois bombes incendiaires sur le parc naturel de Borjomi, l'un des principaux sites touristiques, qui se lit comme un acte de froide vengeance contre les richesses naturelles.
… Transit pétrolier et gazier, transit commercial, tourisme, infrastructures portuaires : la Russie sait très exactement frapper là où ça fait mal. Tout aussi précises étaient les frappes de la phase militaire qui a précédé et détruit l'ensemble des infrastructures militaires du pays (les bases de Senaki et de Gori, le centre de Vaziani, les aérodromes militaires de Marneuli, de Kopitnari, les vedettes des garde-côtes stationnées à Poti, les centres de communication ; les bases de forces spéciales sur les hauteurs de Tbilissi à Kojori)…
… Si ces noeuds stratégiques (Senaki, Gori, centrale de l'Enguri, Poti) doivent être tenus par d'autres que les Géorgiens, il importe qu'ils le soient par des forces d'observation indépendantes et impartiales. Toute autre solution pourrait enclencher une dynamique de résistance et de guerre de tranchées, comme c'est le cas dans toutes les nations occupées. La communauté internationale devra donc d'abord empêcher ces dérives, puis aider à reconstruire le pays. Il en va de la possibilité pour ce pays de recouvrer les moyens de son indépendance.
Mais l'indépendance, c'est aussi et surtout l'expression de la volonté politique d'un pays, sa capacité à faire entendre sa voix et à restaurer sa crédibilité internationale à la veille de l'autre négociation plus vitale encore qui va porter sur son intégrité territoriale… Il est donc urgent que la liberté des médias et la vie politique soient rétablies. Les partenaires européens doivent l'exiger… Mais les grandiloquences verbales géorgiennes semblent tout aussi dérisoires après l'ampleur de la défaite subie.
… Que représentent réellement l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie pour la Géorgie? Ce sont l'Alsace et la Lorraine de la Géorgie… Quels sont les intérêts économiques en jeu? L'Ossétie du Sud a surtout une valeur stratégique du fait du tunnel de Roki, voie d’accès directe de la Russie vers le Caucase et le coeur de la Géorgie. L'Abkhazie, elle, riche en potentiel touristique et peut-être dotée de réserves de pétrole et de gaz offshore non encore explorées, représente un accès portuaire à la mer Noire dont est désormais dépourvue la Russie. Cette dernière ne conserve en effet que le port de Novorossisk et des droits limités dans le temps à Sébastopol [en Ukraine]. Les experts militaires insistent surtout sur l'importance de la base russe de Goudaouta, dans le nord de l'Abkhazie, qui recèlerait une base souterraine d'essais nucléaires.
… La signature par la Russie de l'accord sur le retrait de ses bases militaires de Géorgie, en mai 2005, et ensuite le respect scrupuleux du calendrier de retrait n'ont pas empêché une dégradation sensible à partir de décembre 2005 (…) Les Américains ont dû avoir le sentiment qu'ils avaient tout fait pour prévenir et qu'ils n'ont pas été entendus. Leur attitude s'explique aussi par les contraintes électorales intérieures ou internationales (Iran, Irak ou Afghanistan). Enfin, l'affaiblissement du président Bush et son incapacité à réagir en fin de mandat étaient connus de tous. Je ne suis donc pas déçue de l'absence de réaction militaire américaine, car je n'y ai jamais cru…
… L'Europe a-t-elle été à la hauteur? Je suis très impressionnée par la rapidité et l'efficacité de l'intervention diplomatique européenne… Je crois que la Géorgie ne mesure pas assez ce qu'elle doit aujourd'hui à l'Europe et combien, pour les semaines qui viennent, son destin va dépendre de la négociation et de la fermeté des positions européennes et américaines. Il est vital pour la Géorgie que cette jonction des efforts diplomatiques se fasse sans compétition ni surenchère pour produire des effets rapides…
… Les Etats-Unis vont-ils tirer les leçons de leur défaite dans le Caucase? En tant que femme politique géorgienne préoccupée du sort immédiat de mes compatriotes, je peine à voir la logique de la décision américaine sur le déploiement du bouclier anti-missile en Pologne. Je peux comprendre qu'il y ait là un intérêt stratégique américain et que nos amis polonais soient inquiets. Mais le moment me paraît mal choisi, alors que la vie des habitants des régions géorgiennes les plus exposées n'est pas assurée. Toute décision qui exacerbe la brutalité des forces d'occupation russes me paraît être un acte insensible, qui ne peut qu'accroître le prix déjà élevé payé par la Géorgie pour d'autres résolutions – je pense bien sûr au Kosovo. »
Conclusions provisoires
L’affaire géorgienne signifie inéluctablement un affaiblissement à nouveau des USA du point de vue géopolitique. Les échecs relatifs antérieurs s’illustrent déjà par la pénétration modeste en Asie centrale et les infortunes militaires en Irak et en Afghanistan. Du reste, le monde doit s’habituer désormais à ce que la Russie retrouve progressivement sa position de grande puissance, qu’elle, l’UE et les USA se trouvent en face de l’avènement géopolitique de la Chine, et celui plus modeste de l’Inde dans l’arène internationale . Néanmoins, à fin du mois d’août 2008, le processus d'intégration de la Géorgie à l'OTAN a été lancé avec l'annonce à Bruxelles de la création d'une commission OTAN-Géorgie. Une atmosphère anti-russe de « guerre froide » se crée à l’initiative des milieux intéressés de part et d’autre de l’Atlantique. Par ailleurs, les autorités ossètes et abkhazes ont demandé, à la Russie de reconnaître leurs indépendances et de maintenir la présence militaire russe. Le président du Conseil de la Fédération, le Sénat russe, s'est dit « prêt » à les reconnaître et, apparemment, la présidence russe soutient ces initiatives.
Il n’en reste pas moins vrai que la résolution militaire des différends tels que le cas géorgien, implique des centaines, voire des milliers de morts, beaucoup de blessés et de réfugiés . Les grandes puissances n’en souffrent guère et ne font que tâter, tester la résistance ou les limites de l’autre. La Russie n’a subi que fort peu de sorties des capitaux pendant le conflit (NZZ, 19.8.2008). Les puissances moindres sont par ailleurs conduites à se repositionner constamment en fonction des rapports de force instables des « grands ». C’est le cas sans doute d’Israël, de la Syrie, de l’Ukraine ou de la Turquie, mais également des autres pays de la CEI environnants, sans compter les pays qui ne font qu’en encaisser les conséquences de ces repositionnements.
Il semble bien que la position turque soit plus qu’inconfortable. Jusqu’ici, la Turquie constitua un « pont » entre l’Asie centrale, voire la Caucasie méridionale et l’Europe méridionale, occidentale et centrale, notamment en matière de fourniture d’hydrocarbures. En même temps, elle entretient des relations excellentes avec la Russie dont elle s’approvisionne en gaz naturel par un gazoduc sous la mer Noire. Or, depuis quelques années, elle fournissait des armes à la Géorgie, formait des officiers géorgiens et assurait l’approvisionnement en électricité ce pays, trois activités que Moscou n’apprécie en général guère. Or, avec le conflit en Caucasie méridionale, elle a opté en faveur de la Géorgie ce qui mécontente la Russie. Sans doute, cette situation incite la Turquie à tourner encore davantage vers l’Iran, en promettant quelque € 3 milliards d’investissements dans les champs gaziers de ce dernier, malgré l’agacement évident de Washington (FT & NZZ, 16 à 21.8.2008).
Toutefois, pour sortir de sa position inconfortable, Ankara lance fin août 2008 une plateforme de coopération, en y invitant les trois pays de la Caucasie méridionale et la Russie. Cette initiative sécuriserait les conduites d’hydrocarbures à travers la Géorgie, crée un lieu de négociation russo-turc et contribue au rétablissement des relations turco arméniennes qui sont interrompues depuis le début des années 1990.
Quant à l’Ukraine, le pays reste divisé et, depuis le début du conflit russo-géorgien, même polarisé. Les figures de proue en sont le président dit proaméricain et la Première ministre devenue depuis peu prorusse. Le débat se focalise sur la base maritime en Ukraine de la flotte militaire russe à Sébastopol en Crimée et dont la présence est garantie jusqu’en 2017 : faut-il soulever la question de l’opportunité et de la continuité de cette collaboration russo-ukrainienne et, ainsi, attiser les tensions sous-jacentes entre Moscou et Kiev (NZZ, 22.8.2008) ?
Dans ce débat, la décision du président de vouloir contrôler les mouvements de bateaux de guerre russes me paraît inapplicable, l’Ukraine ne disposant pas la force nécessaire d’exécuter une pareille décision.
Enfin, dans une première hypothèse, la Russie pourrait contrôler toute ou partie de la Géorgie, alors que, dans une deuxième, le « statut quo ante » pourrait s’imposer mais induire aussi une union des Ossétie actuelles et l’incorporation progressive de l’Ossétie réunie à la Fédération de la Russie. On pourrait encore imaginer bien d’autres scénarios, notamment une neutralisation progressive de la Géorgie à la convenance des parties publiques et privées. Sans doute, les multinationales énergétiques russes (TNK-BP, Rosneft, RENOVA, ALFA, Gazprom, Lukoil, Sibir, Imperial Energy, etc.) en négociation avec leurs homologues euro américaines participeront désormais de l’exploitation des réseaux d’oléoducs et de gazoducs, existants ou à venir, de la région. Le projet euro américain Nabucco en tant que tel serait par contre mis en question avec le prétexte de risque accru (NZZ, 15.8.2008).
En cas de médiation de l’OSCE ou de l’ONU, il faudrait en tous les cas en exclure tant les USA que la Russie car les deux font parties du conflit ! Cette médiation pour être efficace doit exclure également tous moyens militaires. La médiation liée éventuellement à une sorte de neutralisation de la Géorgie impose la transparence et la justesse des accords sur l’hydrocarbure qui concernent la région caucasienne, par exemple dans le cadre de la plateforme proposée par la Turquie. Dans le cadre de la présidence de l’Union européenne, l’initiative française visant un cessez-le-feu local, ne peut qu’être applaudie, fait preuve d’une certaine indépendance et exige une continuation de l’effort européen !
Notes:
(1) Le caractère autoritaire du régime est devenu clairement visible en novembre 2007 lors des élections présidentielles dont la propreté a été fort discutée et qui s’accompagnaient des mesures répressives (FT, 29.7.2008).
(2) Le conflit entre l'Ossétie du Sud et la Géorgie est gelé depuis la signature, le 14 juin 1992, des accords de Dagomys (en Russie) et l'introduction, dans la zone du conflit, de forces de paix constituées d'unités russes, géorgiennes et ossètes, en juillet 1992.
(3) Survols des territoires adverses par les drones, avions sans pilote, fournis par Israël tels que les survols opérés par la Géorgie sur les territoires russes ou ossètes.
(4) Il est parfaitement possible que Tbilissi ait pris tout seul la décision d’attaquer en espérant l’appui de Washington. Encore que la présence militaire américaine (armées + CIA + FBI) soit tellement importante, qu’il me paraît peu probable qu’au moins, certains milieux militaires, diplomatiques ou politiques des EUA n’aient pas approuvé la décision. Quoi qu’il en soit, Tbilissi a commis une erreur stratégique en pariant à la fois sur un soutien „occidental” inconditionnel et sur une absence de réaction russe. Or, Moscou ne pouvait manquer d'intervenir. D'abord pour défendre ses citoyens et ses soldats présents en Ossétie, sur mandat de la CEI. Ensuite pour éviter toute contagion vers la Caucasie septentrionale à stabilité précaire. Enfin pour préserver son influence dans une zone clé pour ses intérêts. Néanmoins, à la suite de l'intervention des troupes géorgiennes en Ossétie du Sud, Moscou s'est retrouvé dans une situation très délicate. La Russie a dû choisir entre devenir un traître aux yeux des Ossètes (non seulement du Sud, mais également des Ossètes du Nord, habitant une république faisant partie de la Fédération de Russie), ou un agresseur vis-à-vis de la Géorgie (car les troupes russes entrent sur le territoire géorgien sans avoir préalablement obtenu de mandat de l'ONU et engagent des hostilités contre l'armée géorgienne). Moscou a opté pour la deuxième variante.
(5) La protestation du ministre des affaires étrangères de la Suède de Carl Bildt qui affirme que « nul Etat n’a de droit d’intervenir militairement sur le territoire d’un autre Etat » est certes fondée. Cependant, elle n’a guère été développée pendant ces quinze dernières années lorsque l’OTAN bombarda la Serbie, les USA bombardèrent l’Irak, la France intervint en Afrique centrale, les USA envahirent l’Afghanistan et l’Irak, etc.
(6) Au moment de la mise à jour de la présente analyse, je prends connaissance de deux études parues à ce jours-ci :
DE NEVE, Alain & Tanguy STRUYE de SWIELANDE, Les enjeux de la guerre en Géorgie, in : La Libre Belgique, 14.8.2008 ; une excellente étude, sauf que j’ai des doutes quant à savoir si « pour les Etats-Unis, le principal enjeu est de freiner les avancées de la Russie vers le Caucase » ; la Russie est déjà et depuis des siècles au Caucase et les Etats-Unis poursuivent bien d’autres enjeux également ; FRANCIS, Céline, La Géorgie en guerre : les dessous du conflit actuel, Note d’analyse de GRIP, 13.8.2008 ; de la part de GRIP, on s’étonne de voir une analyse si unilatérale et si modestement documentée.
(7) Nino Burjanadze qui jusqu’il y a peu a été la présidente du Parlement grâce à son rôle dans le triumvirat qui a organisé le coup d’Etat en 2003 est la candidate la plus vraisemblable. Éliminé lui aussi par Sakachvili, Leven Gasheshiladze, l’homme d’affaire et l’ancien maire de Tbilissi, en serait un autre.
(8) En ce qui concerne ces deux dernier faits et à propos des intérêts proprement européens à défendre, l’ancien ambassadeur suisse en Russie et en Géorgie, Walter Fetscherin, fait remarquer que « Das brüskierende Vorgehen bei der Nato-Osterweiterung und der Stationierung von Abwehrsystemen in Osteuropa entgegen ursprünglichen Versprechungen ist ohnehin schon folgenreich genug » (Briefe an die NZZ, 21.8.2008).
(9) Entretien avec Salomé Zourabichvili, diplomate française d'origine géorgienne qui fut ministre des Affaires étrangères de Tbilissi jusqu’en 2005, in : Express, par Christian Makarian, 21.8.2008 ; « Point de vue : Géorgie, et maintenant ?, » par le même auteur, in : Le Monde, 21.8.2008.