Displaced Palestinians are gathering to receive food at a donation point in Deir al-Balah, central Gaza Strip, on February 24, 2024, amid continuing battles between Israel and the militant group Hamas. (Photo by Majdi Fathi/NurPhoto) (Photo by MAJDI FATHI / NurPhoto / NurPhoto via AFP)AFP

Peut-être devrions-nous mourir

Souffrir de la famine, jour après jour, constitue une des  « techniques » du génocide perpétré par Israël. Souvenez-vous : ce génocide dont la Cour Internationale de Justice avait ordonné de « prévenir tout risque »... Dans les décombres, sous l'agression constante de l'aviation israélienne, chaque Gazaoui lutte pour survivre. D'une minute précaire à la suivante. Avec cette faim qui torture le corps et l'esprit, jusqu'à penser, comme Oum Rayan : « Peut-être devrions-nous mourir. » (I'A)


Peut être devrions-nous mourir. C’est le plus raisonnable.

Tous les jours, je pars à la recherche d’un peu de nourriture. C’est une longue odyssée. Je n’ai pas d’argent ou pas assez. Je ne sais jamais ce que je vais trouver : du pain, des gâteaux secs… je rêve d’un café à la cardamome comme celui que préparait ma mère à la maison. Je délire. Cette faim qui me tenaille. J’ai en tête la scène mythique de la multiplication des pains et des poissons de Jésus. Un homme de ma région, un homme de mon pays. J’en rêve et je prie. C’est arrivé une fois, ça peut se reproduire.

Mon estomac se tord. Les convulsions de celui-ci ont un impact sur mes pensées. Je suis pris d’un immense fou rire. J’ai si froid. Mes os sont transpercés par cette pluie glaciale. J’aimerais retrouver la chaleur du soleil et celle de notre maison. Mais les souvenirs que j’en ai, me semble comme une illusion.

A t-on vraiment eu une vie avant ? Une famille ? Des amis ? Les premiers temps, j’ai passé beaucoup de temps à essayer de trouver des rescapés sous les décombres avec la protection civile. C’est une activité assez étrange, nous sommes comme des sages-femmes qui mettent au monde des nouveaux-nés. Chaque survivant est une victoire ! J’ai inscrit le nom de ceux que j’ai remis au monde sur un petit bout de papier. Une fois, j’ai sorti des décombres un tout petit chaton gris.

Depuis ce jour, il s’est blotti dans mon blouson. Il ne me quitte plus, il doit me prendre pour sa mère. On me taquine, on me surnomme Abou Hourayra. Ce chat est devenu le prétexte de mes déambulations, je dois lui trouver à manger. Ses grands yeux verts qui sondent mon âme avec confiance me bouleversent. Il partage sans le savoir sa joie de vivre avec moi, c’est lui qui me rappelle à la vie tandis que je partage avec lui tout ce que je trouve.

Peut être devrions-nous mourir. C’est le plus raisonnable, c’est ce qui apparaît à moi comme une évidence. Mon esprit cartésien me le dicte. Je ne dors plus, seul mon chat somnole. Ce bruit incessant de ces avions et de ces bombes. Quand je m’endors, mes rêves m’effraient. J’y mange, j’y dors. Plus de douleurs. Et tous ceux de ma famille m’y rejoignent en de longues soirées ou des mariages alors qu’ils sont morts ou disparus.

Je ne reconnais plus ma ville, tout est en ruines comme dans un décor de cinéma. Je cherche des amis que j’ai perdu de vue. Je demande de leurs nouvelles. Personne ne sait.

La vie s’obstine malgré tout, chacun de nos gestes nous ramène à la vie. Je rencontre plein de gens dans ce contexte lunaire. Mon chat les surprend et les touche et ils ont toujours un petit bout de quelque chose à lui offrir. Je récite, sans m’en rendre compte, quelques vers d’un poème que j’ai appris au lycée, à voix haute ou dans ma tête : « Nous aussi, nous aimons la vie, Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens. » [1]

Chaque personne que j’ai croisée évoque pour moi ce poème.

Inconsciemment, je cherche la mort. Elle est partout mais il semble qu’elle ne veuille pas de moi. Avec la faim, le froid et ce chaos, ce vacarme, mes amis perdus, la mort qui emporte les âmes par grappe, les situations ubuesques dont on me fait le récit ou dont je suis le témoin, la détresse des gens, j’ai des incontrôlables fous rires…

155 jours, c’est beaucoup de bruit et de fureur, on se demande tous, si cela va finir un jour ? Ce n’est pas la première fois pourtant qu’on subit des bombardements. Là, c’est différent, c’est acté : on ne fait plus partie de l’humanité. On dit d’ailleurs de nous que nous sommes des animaux. Cette vieille classification qui autorise toutes les chasses depuis la nuit des temps.

La famine est une autre forme de destruction, de mort, plus silencieuse, plus sournoise. L’animal que je suis devenu se contente de l’amitié d’un chat et d’un morceau de poème : « Nous aussi, nous aimons la vie, Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens. » De cette errance et cette brutalité sans nom, j’ai tout écrit sur des petits bouts de papier que j’ai rangés dans une bouteille.

Oum Rayan
Gaza, 9 mars 2024.


[1] Célèbre poème de Mahmoud Darwich, écrivain et poète palestinien (1941-2008).

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