Le politologue uruguayen et directeur de la société de conseil FACTUM, Oscar Bottinelli, analyse le second tour de l’élection présidentielle qui aura lieu en Uruguay le 24 novembre. Il estime que les données dont on a eu progressivement connaissance favorisent la candidature de Yamandú Orsi face à celle d’ Álvaro Delgado. Il souligne l’importance du fait que le Frente Amplio (Front Large) soit majoritaire au Sénat et considère que le thème sécuritaire sera crucial pour le prochain gouvernement.
Que peut-on attendre du second tour de l’élection présidentielle qui se tiendra le 24 novembre prochain et oppose Yamandu Orsi et Alvaro Delgado, qui se tiendra le 24 novembre prochain ?
Les données préliminaires du premier tour placent à 47.5% la coalition républicaine, actuellement au pouvoir et qui soutient Álvaro Delgado, tandis que le Frente Amplio qui soutient Yamandú Orsi, est à 43,9 %, soit un écart de 3,6 points en faveur de la coalition républicaine. A ce sujet, il faut souligner plusieurs points. Alors que le Frente Amplio constitue un parti, aussi bien d’un point de vue politique que sociologique et juridique, la coalition républicaine est en réalité un regroupement de cinq partis distincts, parmi lesquels seul le Parti National, le plus voté, concourt au second tour. Cela signifie que les électeurs des quatre autres partis ne vont pas s’identifier automatiquement avec la candidature d’Alvaro Delgado, qui appartient au Parti National.
Lors des quatre précédents seconds tours en Uruguay (1999, 2009, 2014 et 2019), on a systématiquement observé un transfert de voix des partis traditionnels ou de la coalition vers le Frente Amplio, le plus faible étant de 3,3 % et le plus important, enregistré lors de la dernière élection de 2019, avait atteint 6,8 %. Il est probable que lors de cette élection, ce transfert soit moins important mais, compte tenu de l’écart actuel, un transfert de seulement 2 % des voix placerait Yamandú Orsi en tête. En outre, en Uruguay, pays marqué par une forte tradition parlementaire, le Frente Amplio obtiendrait une majorité absolue au Sénat, principal organe législatif. Celui-ci est composé de 30 membres élus directement, auxquels s’ajoute le vice-président de la République, soit 31 membres au total. Le Frente Amplio a déjà obtenu 16 sénateurs.
Orsi est censé représenter la gauche du Frente Amplio et Delgado la droite du Parti National. Pourtant, certains analystes affirment que leurs projets présentent plus de similitudes que de différences : comment expliquez-vous cela ?
La coalition républicaine est sans aucun doute un regroupement de partis allant du centre vers la droite alors que le Frente Amplio est un parti politique comprenant diverses factions allant du centre vers la gauche. Cependant, l’écart idéologique entre Orsi et Delgado n’est pas très grand. On pourrait dire qu’Orsi se situe au centre-gauche et Delgado au centre-droit, bien que les équipes en charge de l’Economie annoncées par les deux candidats ne diffèrent pas énormément quant aux politiques qu’ils comptent mettre en œuvre.
Le Frente Amplio a gouverné l’Uruguay de 2005 à 2020 et est devenu très populaire y compris dans l’ensemble de l’Amérique latine. Mais son essence se maintient-elle vraiment ?
Analyser si l’essence du Frente Amplio, du point de vue idéologique et conceptuel, perdure ou non est un sujet de controverse au sein même de la gauche. Sur le plan économique, le Frente Amplio a probablement adopté une orientation plus favorable au libre marché, avec une libéralisation accrue de l’économie ainsi qu’une ouverture du pays, bien que son attachement au rôle de l’État le distingue nettement de la coalition républicaine. Sur le plan social, le Frente Amplio a toujours affiché un soutien très fort aux travailleurs, particulièrement au secteur des travailleurs syndiqués. Quant aux secteurs les plus vulnérables de la société, le Frente Amplio avait mis en place des politiques très solides qui se sont effondrées sous le dernier gouvernement. Cependant, l’actuel gouvernement a également adopté des mesures importantes en faveur de ces secteurs. Toutefois, on remarque que quelques-unes présentent des caractéristiques clientélistes marquées; en ce sens, il s’agit bien de deux modèles d’approche distincts de la situation.
On observe une nouvelle préoccupation chez les électeurs uruguayens : l’insécurité dans les espaces publics. Comment expliquer ce phénomène ?
Il est évident que l’Uruguay connaît une augmentation de l’insécurité qu’on peut considérer comme généralisée; elle se traduit par la multiplication de petits délits qui touchent un très grand secteur de la population. Mais l’aspect le plus significatif c’est que l’on a assisté à un phénomène de pénétration du narcotrafic à deux niveaux: d’abord, l’Uruguay est devenu une plaque tournante pour le transit de la drogue vers l’Europe. Ensuite, il existe également ,en interne, des réseaux de vente et de contrôle exercés par des bandes de narcotrafiquants, contrôle qui est plus fort que celui de l’Etat. L’un des groupes les plus influents est le groupe brésilien nommé Primeiro Comando da Capital. L’autre, moins visible, mais tout aussi puissant, est la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise d’Italie. La montée de l’insécurité a été l’une des raisons qui a conduit à la défaite du Frente Amplio en 2019 et, aujourd’hui, elle pourrait être, avec la question de la gestion de la pauvreté, l’un des points faibles du gouvernement actuel de Lacalle Pou.
Traduit par Ines Mahjoubi. Relecture par Sylvie Carrasco.
Source : Investig’Action