« Je rêve d’une banque… », aurait dit Gad Elmaleh. Y’en a qui rêvent, y’en a d’autres qui la font, répondront les Belges de NewB. À grand renfort de campagne radiophonique, d’affichage Publifer dans les gares et de matraquage publicitaire sur Facebook, la coopérative d’économie sociale ambitionne de lever 30 millions d’€ d’ici au 27 novembre 2019. Tout ça pour créer ce qu’on appelle tous (ou presque) de nos vœux, j’ai nommé une « banque éthique et durable au service d’une société respectueuse de la planète et des droits humains » (c’est eux qui le disent). Pourtant, il reste des esprits chagrins qui osent encore la critique, même là ! Et, devinez quoi ? J’en fais partie. Du coup, on m’accuse de tirer sur l’ambulance, m’voyez. Alors, j’me fends d’un petit article sur le Radis, histoire de montrer qu’au jeu des métaphores, je trouve celle du cheval de Troie plus bien adaptée. Allons-y.
Opération séduction : check
Il faut dire que le projet a tout pour attirer le chaland conscient-de-tout-ce-qui-tourne-pas-rond, qui a envie de « faire quelque chose », de ne pas « juste » critiquer. Au chapitre de ce qui séduit, on retrouve toute l’étendue du champ lexical de l’économie sociale : la « transparence », l’« éthique », la « durabilité », le « respect », les « droits humains », la « planète », la logique de « projets », le « local », etc. Un vrai catalogue.
Oui, so what ? Pourquoi serait-ce critiquable ? N’est-ce pas formidable une banque où la tension salariale ne varie que de 1 à 5, où le retour sur investissement est limité à seulement 6%, où le droit de vote n’est pas proportionnel au capital investi, où la transparence est totale sur l’organisationnel et sur la nature des investissements qui seront « exclusivement éthiques ».
Autant d’éléments a priori opposés à la mécanique capitaliste où les propriétaires-actionnaires explosent leurs propres rémunérations au détriment des travailleurs, où les plus gros sont les vrais décideurs, où les sociétés écrans superposées assurent une parfaite opacité, où la pression organisationnelle nourrit chaque jour un peu plus l’aliénation et les burnouts et où, bien entendu, les investissements les plus profitables sont aussi les plus destructeurs pour l’environnement et les personnes. NewB serait donc, à ce titre, révolutionnaire, non ?
Théorie de l’entrisme
Est-il possible de s’opposer à un système de l’intérieur ? La question de l’entrisme est un classique des sciences politiques et implique deux mouvements opposés de « contagion » qu’on peut illustrer par des métaphores.
La première consiste à dire qu’on fait entrer le « ver dans la pomme », donc la banque éthique dans le système capitaliste pour tuer ce dernier de l’intérieur. Dans cette perspective, NewB serait une « solution » et mériterait un soutien indiscutable. Tout le monde verrait « que ça marche », les capitalistes prendraient peur et, pour ne pas perdre de parts de marché, commenceraient à imiter l’ESS (l’économie sociale et solidaire). Un gigantesque cercle vertueux se met en place, les banques deviendraient propres et, sans risque et sans effort, le système capitaliste serait réformé pour le meilleur.
Ok, on garde l’idée pour Walt Disney et on se penche sur la métaphore inverse. Je propose l’image de la « grenadine » qui ne pourra colorer l’eau dans laquelle on la dilue si on ne plonge qu’une goutte dans ce qui s’apparente à une citerne…
Alors, NewB, ver ou grenadine ? Il y a des éléments très concrets qu’il est possible d’analyser pour choisir entre ces deux métaphores.
Question de rentabilité
Un des arguments avancés par les soutiens de NewB est que la banque n’aura pas à dégager de « profits » mais pourra se contenter d’être « solvable ». Un premier problème, c’est que jusqu’ici les pertes s’accumulent, comme le rappelle un article de l’Echo, depuis la constitution de la société en 2011, avec 10.732.632 € de pertes selon les comptes arrêtés au 30 juin 2019. Pour les profits, on repassera…mais pour la solvabilité aussi ! On me traitera d’esprit chagrin, on me dira que c’est normal « dans un premier temps ». N’empêche que les investisseurs ont plutôt intérêt à être conscients que tout ça devra être renfloué et que même leur marge « limitée à 6% » risque bien d’être un gouffre où ils perdent tout avant de songer à quelque retour. Il n’y qu’à voir les avertissements que NewB a été contrainte de bien exposer en même temps que son appel.
Pourquoi autant de difficultés pour obtenir l’agrément bancaire ? Et pourquoi autant de difficultés à être rentable ? Pour une simple raison : si être « éthique et durable » était économiquement viable en système capitaliste, ça fait longtemps que les plus gros capitalistes seraient devenus des parangons de vertus sociale et environnementale ! Z’imaginez la pub que ce serait si une organisation privée pouvait faire la démonstration d’une telle impeccabilité sans le risque d’une Élise Lucet à ses basques pour démonter le pot-aux-roses ? Autrement dit, l’éthique, le durable, tout le catalogue vu plus haut, entrent nécessairement en tension avec les objectifs économiques.
Il faut bien comprendre que la rentabilité et même la forme juridique de coopérative n’exclut pas les organisations des impératifs du mode économique capitaliste. Pour reprendre la métaphore exprimée plus haut, les valeurs de l’économie sociale sont diluées par la logique économique, une goutte de grenadine dans un bassin d’orage. Comme me le disait un acteur important de l’ESS : « C’est vrai qu’il faut parfois rogner sur ses valeurs ».
Capitalisme : ennemi ou partenaire ?
L’entrisme suppose plusieurs étapes : reconnaître l’ennemi, en apparence jouer son jeu et finalement le détruire quand il a la garde baissée. C’est la métaphore du ver dans la pomme.
Toutefois, à force de faire le jeu du capitalisme, le capitalisme devient ton partenaire. C’est ainsi que NewB a désigné Belfius personne morale agissant comme tiers-dépositaire responsable du cantonnement des fonds dans le cadre de l’offre. C’est ainsi que NewB collabore avec Rabobank Nederland pour le traitement bancaire des transactions réalisées avec sa carte de crédit prépayée, mais aussi avec Mastercard qui bénéficiait en 2017 d’une note de crédit de 80000€ en défaveur de NewB (là, c’est carrément l’ESS qui finance le capitalisme le plus abject !) C’est ainsi que NewB est entrée dans le capital de Monceau assurances dans une pure logique de fusion d’entreprises que je ne cesse de dénoncer (NewB distribue des produits d’assurances de Monceau)…
On découvre de surcroît dans le prospectus lié à l’offre que NewB « a contacté des organismes parapublics, des universités, des fondations, des sociétés commerciales actives ou non dans la finance au sens large et d’autre types d’entités pour leur expliquer le projet et leur proposer d’investir dans le capital de NewB » (p.48). La finance au sens large ? Késako ? Donc, si NewB promet de n’investir qu’éthiquement, elle sera moins regardante quant à l’origine des capitaux de ses propres coopérateurs ! Toute cette éthique, on en a plein les mains, je ne sais plus qu’en faire !
Parce que, voyez-vous, c’est là que se trouve un autre élément primordial. Qui, dans le système capitaliste, est à même d’investir dans un projet comme celui-là ? Depuis mon article sur le film « Demain », j’explique que c’est bien le capitalisme qui finance ce genre « d’alternatives », comme je dénonçais récemment que le capitalisme finance les pseudos mouvements sociaux radicaux comme Extinction Rebellion. On me rétorquera qu’il y a des ONG parmi les investisseurs, l’État, des gens comme vous et moi avec des idéaux. Certes. Et alors ? Les ONG fonctionnent comme des multinationales (je vous conseille l’excellent sketch de Jeremy Ferrari sur Action contre la faim) ; l’État en système capitaliste n’est que le bras exécutif du capitalisme (de façon très claire quand on voit le principe des revolving doors, mais aussi en termes de classe sociale, de cumuls de mandats d’administrateurs, quand on voit les lois votées toujours en faveur des plus riches ou des grosses entreprises, etc.) et, parmi les gens comme vous et moi, seuls les privilégiés du système ont des capitaux en excédents qu’ils peuvent se permettre d’investir !
Ainsi, on comprend que NewB n’est pas du tout une alternative au système mais constitue, au contraire, l’ouverture d’un nouveau marché bien intégré au mode de production capitaliste, exactement comme l’est le commerce équitable, le bio, etc. Si la viabilité d’un tel modèle est précaire, il est absolument certain que sans la perfusion du capitalisme, il serait totalement impensable. NewB a besoin de l’investissement du capitalisme dans son entreprise. Dès lors, elle ne peut évidemment se targuer d’être anticapitaliste, tout simplement parce que NewB ne serait possible qu’uniquement dans la mesure où elle demeure une marge, accessible à un public particulier, et non une norme bien trop peu profitable économiquement.
Or, rappelons-le : si les « concessions » faites au capital impliquent de modifier la nature « révolutionnaire » de NewB, alors l’action d’investir dans ce projet de banque est non seulement illusoire, mais elle est surtout contre-productive. Elle est un pansement permettant au système de perdurer et non une alternative qui s’y oppose et engage dans la lutte.
La banque, une bonne porte d’entrée ?
C’est qu’on a tendance à confondre système bancaire et capitalisme. À force de dénoncer les dérives des banques et de la finance, on en vient à prendre l’un pour l’autre. Or, il n’en est rien. L’instrument fondamental du capitalisme, c’est la propriété lucrative privée et la nécessité de profits qui en découle. Pour survivre, chaque entrepreneur-investisseur doit être plus concurrentiel que son voisin et dégager plus de profits. Sinon, il risque le rachat ou la faillite. Généralement, il le fait en diminuant ses coûts. Mais il peut aussi le faire en innovant, avec une offre – même de niche – qui n’existait pas auparavant, ce qui semble être le choix de NewB.
Bien sûr, le système bancaire facilite les processus propres au capitalisme, mais il n’en est pas la cause. Agir sur la banque, c’est agir sur une conséquence seulement – et penser qu’on peut utiliser l’un pour toucher l’autre, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté, comme un certain Pascal Canfin, auteur d’un petit ouvrage intitulé « Ce que les banques ne vous disent pas », et qui, aujourd’hui, est eurodéputé de Macron !
Les « dérives » de la banque et de la finance privées ne sont que les symptômes de la maladie qu’est le capitalisme. NewB ne change rien à ces règles. Au contraire, elle s’inscrit dans ce système et tente d’en jouer le jeu.
Oui mais tout n’est pas à jeter quand même !
On serait tenté de se dire que « c’est mieux que rien ». Je pense le contraire. Quand on m’accuse de « tirer sur l’ambulance », on postule que le malade vaut la peine d’être sauvé ! Raison pour laquelle je suggère de plutôt voir NewB comme un cheval de Troie : c’est beau, sexy, attractif et on ne demande qu’à l’accueillir. Mais, quand on y regarde de plus près, on réalise que le principe même ne diffère en rien, comme on l’a vu plus haut, de ce contre quoi elle est censée lutter. Faire vivre NewB, c’est faire entrer le loup dans la bergerie, c’est accepter l’idée selon laquelle on ne pourrait « faire mieux » que reproduire toujours les mêmes erreurs. Exit la posture révolutionnaire ! Exit les propositions économiques de Bernard Friot ! Exit les exigences du CNR au sortir de la seconde guerre mondiale !
Pour faire un parallèle : quelle est la meilleure façon d’assurer qu’un SDF reste à la rue? En lui offrant une petite pièce. Jamais assez pour s’en sortir (c’est-à-dire pour changer de système) mais parfait pour rester dans la même situation, ni pire, ni meilleure à long terme. Est-ce que le SDF sera content de pouvoir se payer une bière ou un café? Oui. Est-ce moralement acceptable de lui offrir cette bière ou ce café? Sans doute. Est-ce qu’on participe, collectivement, par la charité, à ce que les gens à la rue le restent? Aussi, malheureusement. NewB est une forme de charité appliquée au secteur bancaire.
Sans compter qu’il y a encore beaucoup de choses à dire sur le caractère « sexy » de NewB. En ce qui concerne les salaires, on apprenait en 2017 déjà que le coût salarial annuel pour le comité de direction était de 165.000€ (loin des barèmes du non-marchand, n’est-ce pas !). Mais il y a encore plus amusant pour une organisation qui place l’éthique au sommet de ses valeurs. Par exemple, NewB a créé un « Comité de nomination et de rémunération » chargé entre autres de la « politique de rémunération de NewB ainsi que de sa cohérence ». Ce comité est composé de trois personnes dont Bernard Bayot qui se trouve être, en même temps, le Président du Conseil d’administration. Ou comment décider de sa propre rémunération, quoi ! Les onze administrateurs seront en effet rémunérés (jusqu’ici, ils ne l’étaient pas), pour une manne de maximum 100.000€, soit un peu moins de 10000€/administrateur/an. Au regard des standards bancaires, c’est rien. Au regard de l’ESS, c’est énorme. À chacun de juger…
On se demande aussi comment NewB tracera la ligne entre ce qu’elle considère comme « éthique et durable » et ce qui ne le serait pas (surtout dans la mesure où, comme dit plus haut, elle est prête à accepter des capitaux venant de la finance « au sens large »). Les éoliennes, c’est durable ? Les voitures électriques, durable ? Le bio qui vient de l’autre bout du monde ? Le commerce équitable qui se fiche des ouvriers agricoles et ne rémunère correctement que le producteur, éthique ? Qu’est-ce qui fondamentalement peut être considéré comme « éthique et durable » dans un monde où la rentabilité (ou même la solvabilité) seule pousse à « rogner sur les valeurs », même des plus vertueux ?
Le fantasme du projet « pur »
Oui mais voilà, immergés, contraints et forcés, dans un système prédateur, avons-nous d’autres choix que de parier sur des initiatives du type NewB ? Il est clair que s’exclure complètement d’un système au seul motif qu’on est en désaccord avec celui-ci mène tout droit à une vie d’ermite sans aucune utilité sociétale. Autrement dit : nous nageons nécessairement en pleines compromissions.
Au nombre de ces compromissions, lesquelles seraient acceptables ? Ne vaut-il mieux pas investir dans NewB plutôt qu’acheter Coca-Cola ? Je crois qu’il s’agit d’une fausse alternative. Les deux participent d’un même mouvement, comme j’ai tenté de le montrer dans cet article. Nous devrions alors nous reporter sur d’autres types d’actions, à visée structurelle. Des actions portant sur les causes dont la première est la propriété lucrative privée.
Voilà pourquoi je rappelle à qui veut l’entendre les quelques propositions du (feu) programme du Conseil national de la résistance : évincer les monopoles, empêcher les grandes puissances économiques et financières de diriger l’économie ; il faut y ajouter la planification économique, la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt collectif, la production nationale et, surtout, la nationalisation des grands moyens de production. Autant dire qu’un tel programme est incompatible avec le capitalisme. Atteindre des objectifs comme ceux-là consiste moins à être « pur et irréprochable » que de penser les conditions d’une société égalitaire, pour tous. Une telle démarche implique de refuser la facilité, de ne pas se laisser aveugler par des projets qui semblent très séduisants mais qui, au final, servent la cause combattue.
Il faut accepter qu’il n’y a pas de solution prête-à-embrasser. Qu’avant toute chose, il faut augmenter le niveau de conscience politique général, faire un effort incessant de pédagogie, continuer sans relâche l’étude des mécanismes du mode de production dans lequel nous vivons ; il faut faire collectif, profiter des manifestations pour parler entre nous, déconstruire les fausses bonnes idées. Le travail intellectuel est aussi crucial que l’action sur le terrain et c’est à l’endroit de leur convergence que naissent les alternatives que le capitalisme ne pourra pas récupérer car elles seront construites sur ses cendres et non sur ses deniers.
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Merci à tous les contributeurs de ma page Facebook qui ont, par leurs commentaires, alimenté la réflexion – dans un sens comme dans l’autre.
Source: Le Blog du Radis