Un mois après la publication par Médiapart de l’enquête intitulée « Les secrets de la Cour », la juridiction internationale a perdu toute crédibilité. Dans cet entretien exclusif, l’avocate des Gbagbo, Maître Habiba Touré, donne les clés pour mieux comprendre le déni de justice dont l’ancien président ivoirien est victime à La Haye.
Quelle a été votre réaction après la publication de l’enquête de Médiapart intitulée « Procès Gbagbo: les preuves d’un montage » ? Et pour vous qui travaillez sur ce dossier depuis des années, cette enquête vous a-t-elle apporté quelque chose de fondamentalement nouveau ?
En réalité, ces révélations n’ont fait que confirmer mes soupçons à l’égard du Procureur Ocampo et de son Bureau.
Cela met en évidence plusieurs choses. Tout d’abord, le fait que le procureur Ocampo semblait plus préoccupé par la neutralisation du président Gbagbo, adversaire politique de monsieur Ouattara plutôt que de rendre justice aux victimes de la crise politique ivoirienne. Cela est mis en évidence par le fait qu’il ne faut pas oublier qu’en 2003, un ministre ivoirien avait demandé au Procureur d’enquêter sur les crimes intervenus lors de la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002. Jamais le procureur Ocampo ne se déplacera en Côte d’Ivoire ni ne cherchera à enquêter sur les atrocités commises lors de cette tentative de putsch.
Et alors qu’il n’est pas saisi, qu’aucune autorisation d’enquête n’a été ordonnée par la Cour, voici que le procureur Ocampo demande, si l’on en croit Mediapart, à ce que tout soit mis en œuvre pour maintenir dans les liens de la détention le président Gbagbo jusqu’à ce qu’il trouve un moyen de faire saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur les évènements intervenus en Côte d’Ivoire après l’élection présidentielle de 2010. Cela aboutira à une détention arbitraire du président Gbagbo pendant des mois dans des conditions inhumaines. Il fera par la suite l’objet d’un transfert express à la CPI après à peine un mois d’enquête. Enquête que la Cour trouvera d’ailleurs insuffisante. Il s’agissait manifestement de neutraliser un homme politique plutôt que de rendre justice à des victimes.
De plus, cela met en évidence l’attitude partisane du Bureau du Procureur, qui apparaît bien complaisant à l’égard de monsieur Ouattara à qui il demande de maintenir le président Gbagbo, alors qu’une telle requête ne reposait sur aucune disposition du Statut de Rome. Mais surtout comment comprendre que le génocide intervenu dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire demeure impuni à ce jour, 6 ans après les faits ? Comment comprendre qu’il n’y ait eu aucune poursuite après l’attaque du camp des déplacés de Nahibly ?
Tout cela ne fait que conforter la véracité des graves révélations faites par Mediapart.
A la lecture de cette enquête de Médiapart, on constate qu’il y a d’un côté un accusé (Laurent Gbagbo) et de l’autre, un procureur réel (la France) et des procureurs par…procuration (Mr. Ocampo et son adjointe d’alors, Fatou Bensouda). Quid de la neutralité et de l’indépendance de la justice internationale qu’est censée représenter la CPI ?
Votre question est pertinente. Comment le Procureur de la CPI peut-il apparaître totalement indépendant et d’une neutralité absolue au regard de ces révélations ? Il ne le peut tout simplement pas.
J’attire votre attention sur le fait que dès lors que vous avez des rencontres apparemment amicales ou fraternisez avec l’une des parties en conflit, vous ne pouvez plus garantir une impartialité à l’égard des deux. Que penseriez-vous d’un procureur qui a des effusions affectives, ou rencontre plusieurs fois votre agresseur ? Lui feriez-vous confiance ? Quel crédit accorderiez-vous à son enquête ?
Le procureur Ocampo ira par exemple jusqu’à adresser une lettre de félicitations à monsieur Guillaume Soro, ex-chef rebelle suspecté de graves crimes contre l’Humanité, pour son élection à la tête de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire. Est-ce le rôle d’un procureur de féliciter l’une des parties en conflit et de surcroît susceptible de poursuites pour des crimes les plus graves ? Je ne crois pas.
Si un Procureur agissait de la sorte en France, on s’en scandaliserait. Aucun procureur en France ou dans un Etat occidental ne pourrait se comporter ainsi, sans susciter de vives réactions et récriminations du monde judiciaire et de la communauté internationale. Mais apparemment, il n’y a qu’avec la CPI que pareil comportement ne soulève aucune réaction.
Cette hypocrisie de la « Communauté Internationale » ne justifie-t-elle pas la désaffection progressive des États africains vis-à-vis de la vénérable institution de La Haye ?
Certainement. Cela me parait évident. Et le Bureau du Procureur ne fait absolument rien pour rassurer ni pour y remédier.
À la lumière de cette enquête et de bien d’autres éléments en votre possession, que fait encore Laurent Gbagbo derrière les barreaux de la CPI à La Haye ?
J’estime pour ma part que sa détention n’est pas du tout justifiée, et que les décisions de refus de mise en liberté rendues par la Chambre préliminaire sont parfaitement critiquables.
Tout d’abord, il a été aberrant de le maintenir en détention tout en reconnaissant que les charges retenues contre lui n’étaient pas suffisantes. Au lieu de libérer M. Gbagbo, la Cour a préféré accorder un délai supplémentaire à la procureure Fatou Bensouda afin qu’elle ramène des preuves plus sérieuses. Dans le cadre d’une vraie justice, l’ajournement de l’audience de confirmation de charges aurait dû conduire la Chambre préliminaire à ordonner la remise en liberté du président Gbagbo. Soit les preuves sont suffisantes et il est jugé immédiatement, soit elles ne le sont pas et il est immédiatement remis en liberté. Car ce n’est pas à lui de supporter les carences fautives du procureur. Or, contre toute évidence, le président Gbagbo a été maintenu en détention pendant tout le temps qu’il a fallu à la procureure pour réunir des preuves ; ce qui est une hérésie.
Par ailleurs, une fois l’enquête terminée, là encore, il aurait dû bénéficier d’une remise en liberté, puisqu’il n’y avait plus aucun risque d’interférer ou d’entraver l’enquête du Bureau du Procureur. Quant à sa garantie de représentation, elle n’a jamais fait défaut, puisqu’il n’a même pas fui les bombes, alors ce n’est pas une justice qu’il allait fuir.
De plus, aujourd’hui, le Bureau du Procureur a pratiquement terminé de faire comparaître ses témoins. Ce qui veut dire qu’il n’y a plus de risque d’intimidation des témoins. Conséquence, le maintien en détention du Président Gbagbo est parfaitement injustifié aujourd’hui.
J’ajoute que les audiences sont régulièrement suspendues au prétexte d’un manque de moyens de la Cour. Mais pourquoi c’est le Président Gbagbo qui devrait en payer le prix par son maintien en détention en attendant que le budget de la Cour revienne à meilleure fortune ?
Enfin, et surtout, le Président Gbagbo n’a pas fui sous les bombes françaises. Il est resté à la résidence présidentielle jusqu’au bout, estimant avoir la légitimité et la légalité de son côté. Comment peut-on croire qu’un homme qui n’a pas fui sous les bombes puisse fuir la justice, et ce d’autant que le procès ne fait que mettre en évidence son innocence. Cela n’a tout simplement pas de sens !
Comment expliquez-vous que les militants du Front populaire ivoirien (FPI) et les Ivoiriens ne descendent pas dans les rues pour crier leur ras-le-bol après ce que nous pouvons appeler « Ocampogate » ?
En Europe, ils descendent dans les rues pour manifester. Ils se rendent régulièrement à La Haye. En Côte d’Ivoire, ils sont régulièrement interdits de manifester, et beaucoup sont emprisonnés. Il est difficile dans ces conditions de crier son ras-le-bol.
Pourquoi ne portez-vous pas le dossier de M. Gbagbo devant l’ONU avec le soutien des pays comme la Russie et la Chine puisque la CPI est devenue une farce aux yeux de tout le monde ?
Le problème n’est pas de porter le dossier devant l’ONU. Il ne faut pas oublier que les membres permanents disposent d’un droit de véto. Nous ne serions donc pas à l’abri de l’exercice du véto de la France notamment. Et puis vous savez que les superpuissances respectent plus ou moins leurs sphères d’influence respectives. Toutes les résolutions relatives à la Côte d’Ivoire avaient été portées par la France.
Comment comprendre le silence des ONG de défense des Droits de l’Homme après les révélations de Médiapart et ses partenaires, qui, il faut le préciser, n’ont pas été démenties ?
Vous savez que les ONG ont malheureusement-pour certaines- fait preuve d’une attitude très partisane dans le conflit ivoirien.
Vous noterez que certaines d’entre elles n’hésitaient pas à accuser nommément le Président Gbagbo, et son entourage de crimes qui seraient intervenus ; mais lorsqu’il s’agit du camp Ouattara, ce dernier n’est jamais cité. Ces ONG se limitent à accuser « les forces pro-Ouattara ». Pourquoi donc cette différence de traitement ? Les forces pro-Ouattara avaient pourtant un donneur d’ordre. Il y a une chaine de commandement. Mais jamais ces ONG n’osent nommer monsieur Ouattara et monsieur Guillaume Soro.
Et puis je les trouve bien timides en ce qui concerne le génocide Wê intervenu dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, ainsi que les graves crimes contre l’Humanité intervenus pendant et après la crise politique ivoirienne.
Je les trouve bien silencieuses au sujet de ces milliers d’ivoiriens parqués dans des camps de réfugiés dans les pays de la sous-région et qui ont fui des massacres et persécutions.
Je tiens à rappeler tout de même que sous le Président Gbagbo, il n’y avait pas de camps de réfugiés ivoiriens. Ces camps apparaîtront sous Monsieur Ouattara.
Alors qui devrait réellement se trouver à la CPI ?
Source : Le Journal de l’Afrique, N°36