La fin de la Seconde Guerre mondiale, c’était quand? Difficile de répondre à la question. La fin du conflit n’est d’ailleurs pas célébrée à la même date partout en Europe. Auteur des Mythes de l’Histoire moderne et de Big Business avec Hitler, l’historien Jacques R. Pauwels nous explique comment la capitulation de l’Allemagne nazie a fait l’objet de manigances. Avec des répercussions aujourd’hui encore dans le calendrier des commémorations, et même dans l’actuelle guerre en Ukraine. (IGA)
En 1943, les Américains, les Britanniques et les Soviétiques avaient convenu d’une part que la capitulation de l’Allemagne nazie ne ferait pas l’objet de négociations séparées et que d’autre part, cette capitulation devait être inconditionnelle. Au début du printemps 1945, l’Allemagne était pour ainsi dire vaincue et les Alliés se préparaient à recevoir collectivement sa soumission inconditionnelle. Mais où cette cérémonie de capitulation aurait-elle lieu – sur le front oriental ou sur le front occidental ?
Ne serait-ce que pour des raisons de prestige, les Alliés occidentaux préféraient que l’Allemagne nazie reconnaisse sa défaite quelque part sur le front occidental. Les pourparlers secrets que les Britanniques et les Américains tenaient déjà avec les Allemands à ce moment-là (c’est-à-dire en mars 1945) dans une Suisse neutre, en violation flagrante des accords interalliés et sous le nom de code Opération Sunrise, promettaient d’être utiles dans ce contexte. Ils pouvaient aboutir à une capitulation allemande en Italie, ce qui était l’objectif initial des pourparlers, mais ils pouvaient aussi déboucher sur un accord concernant la capitulation allemande à venir, une capitulation générale et supposée inconditionnelle. Des détails intrigants, tels que le lieu de la cérémonie, pouvaient éventuellement être déterminés à l’avance et sans l’apport des Soviétiques. Il existait en fait de nombreuses possibilités à cet égard, car les Allemands eux-mêmes ne cessaient d’approcher les Américains et les Britanniques dans l’espoir de conclure un armistice séparé avec les puissances occidentales ou, si cela s’avérait impossible, de conduire autant d’unités de la Wehrmacht que possible sous captivité américaine ou britannique au moyen de redditions “locales”, c’est-à-dire de redditions d’unités plus ou moins importantes de l’armée allemande dans des zones restreintes du front.
La Grande Guerre de 1914-1918 s’est terminée par un armistice clair et sans équivoque, qui a pris la forme d’une capitulation allemande sans condition. La capitulation a été signée au quartier général du maréchal Foch dans le village de Rethondes, près de Compiègne, le 11 novembre peu après 5 heures du matin, et les canons se sont tus le même matin à 11 heures. La Seconde Guerre mondiale, en revanche, va s’arrêter, en Europe du moins, dans l’intrigue et la confusion. Si bien qu’aujourd’hui encore, de nombreuses idées fausses circulent sur le moment et le lieu de la capitulation allemande. En effet, la Seconde Guerre mondiale s’est terminée sur le théâtre européen non pas par une, mais par une série de capitulations allemandes, une véritable orgie de redditions. Et même après les signatures, il a parfois fallu attendre longtemps avant que les hostilités ne prennent fin.
Tout a commencé en Italie le 29 avril 1945, avec la capitulation de toutes les armées d’Allemagne dans le sud-ouest de l’Europe, devant les forces alliées dirigées par le maréchal britannique Harold Alexander. La cérémonie eut lieu dans la ville de Caserta, près de Naples. Parmi les signataires du côté allemand figurait le général SS Karl Wolff. C’est lui qui a mené en Suisse les négociations avec des agents secrets américains sur des questions sensibles telles que la neutralisation des antifascistes italiens; dans les plans américano-britanniques pour l’Italie d’après-guerre, il n’y avait pas de place pour ces antifascistes. Staline avait découvert cette “opération Sunrise” et avait exprimé des appréhensions sur l’arrangement qui était en train d’être élaboré entre les Alliés occidentaux et les Allemands en Italie. Or, il finit par donner sa bénédiction à cette capitulation. L’armistice fut signé le 29 avril, mais il ne prévoyait un cessez-le-feu que le 2 mai. Cela devait laisser suffisamment de temps aux troupes américaines ou britanniques pour se précipiter jusqu’à Trieste, où les troupes allemandes combattaient les partisans yougoslaves de Tito ; ce dernier avait de bonnes raisons de croire que cette ville allait faire partie de la Yougoslavie après la guerre et il avait sans doute à l’esprit le dicton selon lequel possession vaut titre. Toutefois, les Américains et les Britanniques voulaient empêcher ce scénario. Une unité néo-zélandaise atteignit Trieste “après une course effrénée depuis Venise” le 2 mai et contribua à contraindre les Allemands de la ville à se rendre le lendemain, dans la soirée. Une chronique néo-zélandaise de cet événement relate avec euphémisme que leurs hommes “sont arrivés juste à temps pour libérer la ville avec des unités de l’armée de Tito”, mais admet que l’objectif était d’empêcher les communistes yougoslaves de s’emparer de Trieste par eux-mêmes et de mettre en place leur propre administration militaire, ce qui aurait renforcé leurs revendications sur la région.
En Grande-Bretagne, beaucoup de gens croient fermement, encore aujourd’hui, que la guerre contre l’Allemagne nazie s’est terminée par une capitulation allemande dans le quartier général d’un autre maréchal britannique, à savoir Montgomery, sur la lande de Luneburg, dans le nord de l’Allemagne. Pourtant, cette cérémonie eut lieu le 4 mai 1945, c’est-à-dire cinq jours au moins avant que les canons ne se taisent définitivement en Europe. Et cette capitulation ne s’appliquait qu’aux troupes allemandes qui avaient jusqu’alors combattu aux Pays-Bas et dans le nord-ouest de l’Allemagne le 21e groupe d’armées britannico-canadien de Montgomery. Par mesure de précaution, les Canadiens acceptèrent la capitulation de toutes les troupes allemandes en Hollande le lendemain, le 5 mai, au cours d’une cérémonie à Wageningen, une ville de la province de Gelderland, dans l’est des Pays-Bas. Pour les Britanniques, il est bien sûr important et gratifiant de croire que les Allemands ont dû mendier un cessez-le-feu dans le quartier général de leur cher “Monty” ; pour ce dernier, le prestige associé à l’événement a permis de compenser quelque peu le fait que sa réputation avait considérablement souffert du fiasco de l’opération Market Garden. Montgomery avait parrainé en septembre 1944 cette tentative de franchir le Rhin dans la ville néerlandaise d’Arnhem.
Aux États-Unis et en Europe occidentale, l’événement de la lande de Lunebourg est considéré à juste titre comme une capitulation strictement locale. Certes, il est en quelque sorte reconnu comme un prélude à la capitulation allemande définitive et au cessez-le-feu qui en a résulté. Mais pour les Américains, les Français, les Belges et les autres, cette capitulation allemande définitive s’est produite au Q.G. du général Eisenhower, commandant suprême de toutes les forces alliées sur le front occidental, dans un modeste bâtiment scolaire de la ville de Reims, le 7 mai 1945, au petit matin. Toutefois, cet armistice ne devait entrer en vigueur que le lendemain, le 8 mai, et seulement à 23 h 01. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui encore, les cérémonies de commémoration aux États-Unis et en Europe occidentale se déroulent le 8 mai.
Aussi important fût-il, l’événement de Reims ne constituait pas encore la cérémonie de capitulation finale. En effet, avec la permission du successeur d’Hitler, l’amiral Dönitz, des porte-parole allemands étaient venus frapper à la porte d’Eisenhower pour tenter une fois de plus de conclure un armistice uniquement avec les Alliés occidentaux ou à défaut, pour essayer de sauver des griffes soviétiques des unités supplémentaires de la Wehrmacht à travers des redditions locales sur le front occidental. Eisenhower n’était pas personnellement disposé à consentir à de nouvelles redditions locales, et encore moins à une capitulation générale de l’Allemagne aux seuls Alliés occidentaux. Mais il appréciait les potentiels avantages dont bénéficierait le camp occidental si, d’une manière ou d’une autre, le gros de la Wehrmacht se retrouvait en captivité chez les Britanniques et les Américains plutôt que chez les Soviétiques. Par ailleurs, il se rendait compte qu’il s’agissait d’une occasion unique d’inciter les Allemands désespérés à signer dans son quartier général la capitulation générale et inconditionnelle sous la forme d’un document conforme aux accords interalliés ; ce détail contribuerait évidemment beaucoup à rehausser le prestige des États-Unis.
A Reims, on assista donc à un scénario byzantin. Premièrement, un obscur officier de liaison soviétique, le général de division Ivan Susloparov, arriva de Paris pour sauver l’apparence de la collégialité alliée requise. Deuxièmement, alors qu’il était clair pour les Allemands qu’il ne pouvait être question d’une capitulation séparée sur le front occidental, une concession leur fut faite sous la forme d’un accord stipulant que l’armistice n’entrerait en vigueur qu’après un délai de quarante-cinq heures. Cette mesure fut adoptée pour répondre au désir des nouveaux dirigeants allemands de donner au plus grand nombre possible d’unités de la Wehrmacht une dernière chance de se rendre aux Américains ou aux Britanniques. Cet intervalle donna ainsi aux Allemands l’occasion de transférer des troupes de l’Est, où de violents combats se poursuivaient sans relâche, vers l’Ouest, où, après les cérémonies de signature de Luneburg puis de Reims, presque plus aucun coup de feu n’avait été tiré. Les Allemands, dont la délégation était dirigée par le général Jodl, signèrent le document de capitulation au quartier général d’Eisenhower le 7 mai à 2 h 41 ; mais les canons ne devaient se taire que le 8 mai à 23 h 01. Et ce n’est qu’après l’entrée en vigueur de la capitulation allemande que les commandants américains locaux ont cessé de permettre aux Allemands en fuite de s’échapper derrière les lignes des Alliés occidentaux. On peut donc affirmer que l’accord conclu dans la ville champenoise ne constituait pas une capitulation totalement inconditionnelle.
Le document signé à Reims donnait précisément aux Américains ce qu’ils voulaient, à savoir le prestige d’une capitulation générale allemande sur le front occidental dans le quartier général d’Eisenhower. Leur rêve d’une capitulation devant les seuls Alliés occidentaux apparaissant hors d’atteinte, les Allemands obtenaient également ce qu’ils pouvaient espérer de mieux: “un report de la sentence”, pour ainsi dire, de près de deux jours. Pendant ce temps, les combats ne se sont poursuivis pratiquement que sur le front oriental, et d’innombrables soldats allemands en ont profité pour disparaître derrière les lignes américano-britanniques.
Toutefois, le texte de la capitulation de Reims n’était pas entièrement conforme à la formulation d’une capitulation générale allemande convenue auparavant par les Américains et les Britanniques ainsi que par les Soviétiques. On peut par ailleurs douter que le représentant de l’URSS, Susloparov, fût réellement qualifié pour cosigner le document. En outre, il est compréhensible que les Soviétiques n’étaient pas du tout satisfaits que les Allemands aient eu la possibilité de continuer à combattre l’Armée rouge pendant près de deux jours supplémentaires, alors que sur le front occidental, les combats étaient pratiquement terminés. Tout cela donnait donc l’impression que ce qui avait été signé à Reims était en fait une capitulation allemande sur le front occidental uniquement, un arrangement qui violait les accords interalliés.
Pour clarifier les choses, il fut décidé d’organiser une ultime cérémonie de capitulation, de sorte que la capitulation allemande de Reims se révèle rétroactivement comme une sorte de prélude à la capitulation finale et/ou comme une capitulation purement militaire, même si les Américains et les Européens de l’Ouest continuent à la commémorer comme la véritable fin de la guerre en Europe.
C’est à Berlin, dans le quartier général du maréchal Joukov, que la capitulation finale et générale, politique et militaire de l’Allemagne est signée le 8 mai 1945; ou autrement dit, que la capitulation allemande conclue la veille à Reims est dûment ratifiée par tous les Alliés. Les signataires pour l’Allemagne, agissant sur les instructions de l’amiral Dönitz, étaient les généraux Keitel, von Friedeburg (qui était également présent à Reims) et Stumpf. Comme Joukov avait un rang militaire inférieur à celui d’Eisenhower, ce dernier avait une excuse parfaite pour ne pas assister à la cérémonie dans les décombres de la capitale allemande. Il envoya à la signature son adjoint britannique, le maréchal Tedder, ce qui enleva évidemment un peu de lustre à la cérémonie de Berlin au profit de celle de Reims.
Pour les Soviétiques et la majorité des Européens de l’Est, la Seconde Guerre mondiale en Europe s’est terminée par la cérémonie du 8 mai 1945 à Berlin, cérémonie qui a abouti au dépôt des armes le lendemain, le 9 mai. Pour les Américains, et pour la plupart des Européens de l’Ouest, “la vraie de vraie” était et reste la capitulation de Reims, signée le 7 mai et effective le 8 mai. Si les premiers commémorent toujours la fin de la guerre le 9 mai, les seconds le font invariablement le 8 mai. Quant aux Hollandais, ils célèbrent le 5 mai, date de la cérémonie au quartier général canadien de Wageningen. Le fait que l’un des plus grands drames de l’histoire mondiale ait pu connaître une fin aussi confuse et indigne en Europe est la conséquence, comme l’écrit l’historien américain Gabriel Kolko, de la manière dont les Américains et les Britanniques ont cherché à tirer de l’inévitable capitulation allemande toutes sortes d’avantages, grands et petits, pour eux-mêmes – au détriment des Soviétiques.
La raison pour laquelle aucun véritable traité de paix n’a jamais été signé avec l’Allemagne, c’est que les vainqueurs – les Alliés occidentaux d’une part et les Soviétiques d’autre part – n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur le sort de l’Allemagne. Par conséquent, quelques années après la guerre, deux États allemands sont apparus, ce qui a concrètement exclu la possibilité d’un traité de paix reflétant un accord acceptable pour toutes les parties concernées. Un traité de paix avec l’Allemagne aurait pu apporter un règlement définitif de toutes les questions non résolues après la guerre, comme la question de la frontière orientale de l’Allemagne. Mais un tel règlement est apparu faisable seulement lorsque la réunification des deux Allemagnes est devenue une proposition réaliste, c’est-à-dire après la chute du mur de Berlin. C’est ainsi qu’ont été rendues possibles les négociations “Deux plus Quatre” de l’été et de l’automne 1990. Au cours de ces négociations, les deux États allemands ont d’une part trouvé des moyens de réunifier l’Allemagne. Les quatre grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale – les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Union soviétique – ont d’autre part imposé leurs conditions à la réunification de l’Allemagne et ont clarifié le statut du pays nouvellement réunifié, en tenant compte non seulement de leurs propres intérêts, mais aussi de ceux d’autres États européens concernés, comme la Pologne. Résultat de ces négociations, une convention a été signée à Moscou le 12 septembre 1990. Faute de mieux, elle peut être considérée comme le traité de paix qui a mis officiellement fin à la Seconde Guerre mondiale, du moins en ce qui concerne l’Allemagne.
C’est à cette époque, en 1990, que les Soviétiques se sont engagés à retirer leurs troupes de tous les pays d’Europe de l’Est qui avaient été leurs “satellites”, et ils ont tenu cette promesse ; ils ont également dissous le Pacte de Varsovie. Les troupes américaines, en revanche, sont restées en Allemagne depuis lors, et le Congrès américain a tout récemment décidé officiellement qu’elles y resteront pour une période indéfinie, même si la plupart des Allemands aimeraient voir les Yankees rentrer chez eux. Les États-Unis n’ont pas non plus répondu à la dissolution du Pacte de Varsovie par une dissolution de l’OTAN. Cette alliance avait supposément été créée pour défendre l’Europe contre une menace soviétique, et cette menace avait cessé d’exister. De plus, Washington n’a pas tenu sa promesse de ne pas étendre l’OTAN aux frontières de la Russie en contrepartie du retrait des troupes de l’Armée rouge ; au lieu de cela, la Pologne, les pays baltes, la République tchèque et d’autres encore ont été inscrits comme membres de l’alliance. L’OTAN servant clairement des objectifs offensifs, même dans des pays lointains comme l’Afghanistan, la poussée de l’alliance dans les régions orientales de l’Europe semblait de plus en plus menaçante pour les Russes.
Il n’est pas difficile de comprendre que Moscou ait jugé inacceptable l’intégration prévue de l’Ukraine au sein de l’OTAN. C’est ainsi qu’est née la guerre actuelle dans ce pays. Espérons que ce conflit, contrairement à la Seconde Guerre mondiale, se terminera bientôt par un armistice sans ambiguïté et un solide traité de paix !
Jacques R. Pauwels est historien, auteur de « Le mythe de la bonne guerre » ; « Les États-Unis et la Deuxième Guerre mondiale » ; « Big business avec Hitler » ; « La Grande Guerre des classes » et « Les Mythes de l’histoire moderne ».
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action
photo: Signature de la reddition le 7 mai 1945 à Reims, commons.wikimedia.org/