Bruxelles met en place une « structure spéciale » pour contourner le dollar américain et permettre la poursuite des transactions financières avec Téhéran. Ce mécanisme pourrait entrer en vigueur avant le début de la deuxième phase des sanctions américaines, début novembre. Pour Pepe Escobar, nous voyons émerger sur de multiples fronts les contours d’une éventuelle alliance transeurasienne.
L‘histoire pourrait un jour décider que ce moment a été celui où l’Union européenne a décroché son doctorat en politique étrangère.
La semaine dernière, la responsable de la politique étrangère de l’UE, Federica Mogherini, et le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, ont annoncé à l’ONU un « special purpose vehicle » (SPV, « véhicule spécial ») pour contourner les sanctions de l’administration Trump contre l’Iran, après le retrait unilatéral des États-Unis du JCPOA, l’accord nucléaire iranien.
Mogherini a insisté sur le fait que « concrètement, cela signifie que les États membres de l’UE vont créer une entité juridique spéciale pour ses transactions financières légitimes avec l’Iran, qui permettra aux entreprises européennes de continuer à commercer avec ce pays, conformément au droit de l’Union européenne, et qui pourrait s’étendre à d’autres partenaires dans le monde « .
Le SPV, qui, selon Mogherini, « vise à préserver les échanges commerciaux avec Téhéran, pendant la durée d’application des sanctions américaines », pourrait entrer en vigueur avant le début de la deuxième phase des sanctions américaines, début novembre.
Cette seule initiative suffit à démontrer que Bruxelles tente de se positionner en acteur géopolitique sérieux, en défiant ouvertement les États-Unis et en annihilant l’impact de la campagne de diabolisation de l’Iran lancée par la Maison Blanche, la CIA et le Département d’État.
Il ne suffit pas de rappeler que le JCPOA est un accord multilatéral approuvé par l’ONU et signé après des années de négociations ardues. Les autres signataires du JCPOA, outre l’Iran et les États-Unis — la Russie, la Chine et les « 3 de l’UE » (la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne) — ont toujours été déterminés à préserver l’accord et à soutenir l’Iran dans le domaine du nucléaire civil.
Cela a certes pris quelques mois, mais les « 3 de l’UE » ont fini par réaliser ce que Moscou et Pékin savaient déjà : tout business avec l’Iran – qui est dans l’intérêt de tous les acteurs — doit contourner le dollar américain.
Nous en arrivons donc maintenant à une situation où les 3 de l’UE vont mettre en place un mécanisme financier multinational, soutenu par les États, pour aider les entreprises européennes à faire du business avec l’Iran en euros — donc hors d’atteinte des autorités financières des États-Unis.
Parallèlement, la Russie et la Chine feront leur commerce avec l’Iran en roubles et en yuans.
Les négociants en énergie qui connaissent leur métier savaient que Moscou et Pékin, deux membres des BRICS, continueraient à faire leur business pétrolier et gazier avec Téhéran. Sous la pression américaine, l’Inde, membre des BRICS, a toutefois capitulé.
Le SPV permettra à l’Iran de préserver au moins ses 40% d’exportations pétrolières destinées au marché de l’UE et permettra même à des géants européens de l’énergie d’investir dans les infrastructures iraniennes. Il ouvre également une issue de secours aux pays consommateurs d’énergie facilement effarouchés, comme l’Inde.
Et d’une manière totalement symbiotique, le SPV ouvre également une autre voie au combo Russie-Chine. Après tout, le mécanisme du SPV contournera le réseau financier belge SWIFT, dans lequel les États-Unis interviennent à volonté. De sorte que le SPV pourrait devenir un mécanisme post-SWIFT de choix, ce qui permettrait un accroissement des activités transfrontalières à travers l’Eurasie et une extension vers les pays du Sud.
Le Dollar, une arme émoussée ?
A Bruxelles, des diplomates de l’UE ont confié leur exaspération à l’égard de l’administration Trump à Asia Times. Un diplomate la résume : « Nous n’allons plus nous laisser intimider par des ingérences extra-territoriales. Le JCPOA a été la première réussite de la politique étrangère de l’UE. Nous avons travaillé très dur pour l’obtenir et nous sommes déterminés à ce que l’accord ne soit compromis en aucune circonstance. »
Par ailleurs, le Conseiller américain à la sécurité nationale John Bolton — qui n’est pas vraiment populaire à Bruxelles — a promis de continuer à exercer une « pression maximale » sur Téhéran et menace l’UE si elle s’avise d’appliquer le SPV.
Pour Bruxelles, la préservation du JCPOA est sacrée. L’accord est directement lié à la crédibilité des institutions bruxelloises, qui sont en état de siège. S’il s’effondre, une catastrophe potentielle peut s’ensuivre lors des prochaines élections du Parlement européen, en mai 2019 .
Le jeu révèle toute sa complexité si l’on considère le rôle de catalyseur de l’Iran, qui a permis à l’UE de tenir enfin tête aux États-Unis — et potentiellement de se rapprocher de la Russie et de la Chine.
Ce que nous voyons émerger, ce sont les contours d’une éventuelle alliance trans-eurasienne, sur de multiples fronts, entre la Russie, la Chine et l’Iran — les trois pays-clés de l’intégration eurasiatique — et les 3 de l’UE.
C’est un coup digne d’un maître d’échecs persan, qui englobe les guerres énergétiques, l’équilibre des puissances en Asie du Sud-Ouest, le pouvoir absolu du système financier mondial sous contrôle américain et le statut du dollar américain — soutenu par le pétrodollar — de monnaie de réserve mondiale.
Tous ces thèmes se tenaient aux aguets dans l’ombre des couloirs de l’UE, à Bruxelles, depuis des années – avec des commissaires et des diplomates qui militaient pour un euro plus présent dans le commerce mondial (comme Pékin avec le yuan).
On peut estimer qu’une offensive concertée du SPV mènera l’euro, le yuan et le rouble à devenir, à terme, des monnaies de réserve crédibles. L’instrumentalisation politique du dollar se fait à ses risques et périls.
SOURCE: Entelekheia