Le 11 juin 2022 à Genève, dans le cadre de la Conférence ministérielle de l’OMC, une manifestation internationale était organisée par La Vía Campesina ainsi qu’un grand nombre d’autres organisations et mouvements sociaux pour dénoncer les politiques néolibérales promue par l’OMC et ses impacts sur la paysannerie. Dans le cadre cette mobilisation, le journal Vorwärts et son homologue francophone Voix populaire ont interviewé Raffaele Morgantini du CETIM pour discuter des coulisses de cette organisation internationale.
Peux-tu présenter brièvement le travail du CETIM et dans quelle mesure il est lié à l’OMC?
Raffaele Morgantini: Le CETIM est un centre de recherche et d’action sur les relations Nord-Sud, pour la promotion des droits humains et la solidarité internationale, dans la perspective de l’établissement d’un ordre international démocratique et équitable où chaque personne, communauté et pays ait sa place. Nous travaillons sur les questions touchant au développement, et notamment dans le cadre de ce qu’on appelle le «maldéveloppement » auquel nos sociétés sont confrontées.
Ces prérogatives nous obligent à nous pencher sur les mécanismes à l’origine de ce maldéveloppement généralisé, toujours d’un point de vue et dans l’intérêt des classes populaires.
Dans ce contexte, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) joue un rôle d’envergure en tant que pilier du système commercial dominant inéquitable et prédateur. C’est pourquoi nous nous intéressons naturellement à cette organisation.
Revenons sur les plus de 27 dernières années de l’histoire de l’OMC. Nous avons vu un mouvement alter-mondialiste très fort, un regroupement d’acteurs très divers. L’enthousiasme des partisans et des opposants à l’OMC est retombé. Quelles sont les conséquences de l’OMC auxquelles nous devons encore faire face aujourd’hui (par exemple la monopolisation des biens dans le monde)? Et sur quoi le mouvement anti-OMC devrait-il absolument mettre l’accent?
Depuis sa création en 1995, l’OMC est devenue une des forces motrices de l’offensive néolibérale des élites dominantes contre les peuples. Il s’agit d’un instrument au service des grandes puissances occidentales pour promouvoir la marchandisation effrénée de tous les secteurs d’activité de nos sociétés, en forçant l’ouverture des marchés et la privatisation des services publics. Une manière d’asseoir la toute-puissance du capitalisme néolibéral, au détriment d’autres modèles de développement et manières de concevoir le commerce international. Ou encore, en d’autres mots, consolider à tous les niveaux la philosophie de la recherche immédiate et constante de la maximisation des profits pour les milieux des affaires dominants – et en particulier des sociétés transnationales et les institutions financières – en opposition à des modèles collectifs de partage des richesses basés sur la solidarité mutuelle. L’objectif déclaré de l’OMC est de «réguler le commerce international»… oui, mais à la guise des pouvoir forts.
Concernant les conséquences néfastes provoquées par l’OMC, elles sont multiples, selon les domaines et les secteurs d’activité. Dans le domaine des activités du CETIM, nous nous intéressons particulièrement à deux dossiers:
Premièrement, la question de l’agriculture. La libéralisation des marchés agricoles constitue l’un des grands volets de l’OMC. Lors de toutes ses conférences ministérielles, l’OMC a plaidé et s’est engagée à promouvoir la libéralisation et la dérégulation des marchés agricoles de ses pays membres, au détriment de la souveraineté des États et des peuples sur ce secteur primordial pour le bien-être général. La conséquence principale des accords de l’OMC sur l’agriculture est simple: les gouvernements sont contraints de supprimer toute protection des marchés agricoles internes et tout soutien à leur paysannerie, fragilisant davantage ces dernières dont les ressources sont bien souvent insuffisantes pour subvenir à leurs besoins. Ainsi, les grands propriétaires fonciers et les sociétés transnationales de l’agrobusiness s’accaparent les marchés nationaux suite à la dépossession des ds communautés paysannes.
Deuxièmement, la question de la propriété intellectuelle. À ce sujet, l’accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) sont fort problématiques pour les peuples et les pays du Sud, en ce qu’ils déroulent le tapis rouge pour les sociétés transnationales visant à imposer des régimes de propriété (des brevets) sur toute sorte de production y compris sur le vivant, au bénéfice de ces entreprises et leurs actionnaires. À travers ces mécanismes pervers, ces entités s’approprient indûment des ressources, des savoirs et des pratiques traditionnels des peuples et des communautés. De plus, en brevetant certains savoirs, les sociétés – pharmaceutiques et agroalimentaires par exemple – les monopolisent afin de développer des médicaments ou des semences et les vendre sur les marchés mondiaux, bien souvent à des prix inabordables pour les personnes et les communautés dépouillées par ces mêmes sociétés. Nous pouvons sans autre qualifier ces agissements de biopiraterie.
Les mouvements sociaux et toutes les organisations engagées dans la lutte pour changer le monde doivent continuer à se saisir des questions liées à l’OMC, pour en décortiquer les dessous et se doter des moyens pour avancer vers des modèles alternatifs. Plus que jamais, une refonte structurelle de l’OMC est nécessaire, en vue de bâtir une organisation solidaire, démocratique et au service des peuples.
L’OMC réunit trois accords commerciaux clés. Quelles sont les principales caractéristiques de ces accords et quel est l’état actuel des discussions?
Concernant les caractéristiques des accords de l’OMC, je pense avoir répondu dans la question précédente.
Pour ce qui concerne l’état actuel des discussions, il faut rappeler que depuis plusieurs années les négociations sont bloquées. Néanmoins, les accords anciens sont toujours en vigueur et continuent leur croisade, provoquant d’énormes dégâts au niveau mondial.
De plus, les accords de l’OMC influencent négativement les accords commerciaux et d’investissements bilatéraux, les rendant encore plus agressifs.
Justement à ce sujet, divers accords bilatéraux de libre-échange ont également vu le jour en raison de la paralysie de l’OMC. Quelles en sont les principales caractéristiques et quels sont les effets néfastes que vous constatez?
Toujours dans cette même perspective de libéralisation et dérégulation du commerce international, l’OMC a permis la multiplication des accords de libre-échange (bilatéraux ou multilatéraux).
Les sociétés transnationales se servent de ces accords de libre-échange pour s’imposer, gagner des parties de marchés et défendre leurs intérêts. Ils constituent la pierre angulaire du pouvoir de ces entités et de leurs alliés politiques.
Un élément qui peut nous aider à comprendre la façon dont ces instruments épaulent les intérêts des transnationales est l’existence de tribunaux d’arbitrage privés. Ces tribunaux jouent un rôle fondamental dans l’architecture juridique transnationale, en ce qu’ils assurent de manière coercitive et effective la sécurité juridique des investissements réalisés par les transnationales vis-à-vis des États. À cette fin, les accords de libre-échange disposent généralement de l’obligation de soumettre à l’arbitrage les différends entre les États et les investisseurs étrangers. Ainsi, les sociétés transnationales sont autorisées à saisir ces instances pour attaquer en justice un État particulier du moment qu’elles estiment que ce dernier entrave leurs intérêts commerciaux.
En se soumettant aux dispositions de ces accords, les États renoncent à une prérogative fondamentale de leur propre souveraineté, à savoir la compétence territoriale des tribunaux nationaux. Les tribunaux d’arbitrage privés constituent ainsi une sorte de système parallèle aux systèmes judiciaires «officiels», venant à créer de facto une sorte de nouveau cadre juridique privé, érigé au gré des intérêts des sociétés transnationales et assurant la primauté des droits de ces entités. En d’autres termes, on peut dire que ces accords de libre-échange sapent la souveraineté populaire, la démocratie et également les normes et les mécanismes judiciaires institutionnels (nationaux et internationaux) qui servent à défendre des systèmes alimentaires et agricoles basés sur la justice sociale et climatique.
Et pour finir, le CETIM représente aussi une alternative forte et une vision d’une pratique d’échange meilleure. Peux-tu nous la présenter?
Dans un monde «fini» en termes de ressources naturelles et avec des niveaux d’interdépendance pareils, il n’est pas possible de continuer de miser sur le commerce à tout prix, basé sur un ordre international concurrentiel et inéquitable, renforçant le pouvoir des transnationales sur nos sociétés.
Le modèle dominant engendre la désarticulation du tissu social et écologique, la déforestation, la destruction de la biodiversité, et creuse les inégalités au sein et entre les pays. Nous devons plaider pour un renversement des relations sociales de production, en faveur de nouvelles pratiques d’échange basées sur la solidarité, pour une économie relocalisée et planifiée selon les besoins de toutes et tous.
Quel rôle et quelle importance attribuez-vous à la Déclaration de l’ONU sur les droits des paysans (UNDROP)?
La Déclaration de l’ONU sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales constitue un instrument historique et un cadre juridique de grande importance pour tout projet visant à révolutionner dans un sens progressiste nos sociétés et nos systèmes alimentaires et agricoles. Je pense qu’il n’est pas exagéré de souligner le caractère transformateur et émancipateur de cette Déclaration, à condition que les titulaires de ces droits (les paysans et les autres communautés rurales) se les approprient.
L’importance de cet instrument peut se mesurer selon trois éléments principaux :
Tout d’abord, il convient de rappeler que la Déclaration est le premier instrument juridique international qui consacre, au niveau du droit international, des normes protégeant spécifiquement les droits et les besoins généraux des populations rurales. Elle constitue ainsi un instrument concret de lutte dans les mains de ces populations et de leurs allié.es, un instrument juridique au service de la lutte politique pour changer les systèmes alimentaires et agricoles.
Deuxièmement, elle répond aux demandes légitimes et pressantes des populations rurales: pouvoir vivre et travailler dans des conditions dignes, dans le respect de leurs droits fondamentaux, et en même temps pouvoir contrôler le processus de production et de commercialisation de leurs produits. Tout ce que les politiques néolibérales promue par l’OMC (et autres institutions financières telles la Banque mondiale, le Fond monétaire internationales et les banques commerciales et d’investissement) leur ont volé.
Troisièmement, il est nécessaire de souligner le caractère progressiste de la Déclaration. Ses articles et dispositions visent à promouvoir l’agriculture paysanne et la justice sociale et climatique dans les zones rurales, en opposition au système actuel qui les subordonne aux intérêts des sociétés agroalimentaires transnationales. En outre, la Déclaration apparaît comme un instrument construit par le bas dans une perspective de changement social et économique, un outil construit par le monde rural et pour le monde rural, en gardant toujours à l’esprit la nécessité de trouver un équilibre entre le développement économique et social de la paysannerie et celui des milieux urbains.
Si bien utilisée, respectée et mise en œuvre, la Déclaration sera un vrai vecteur de changement social dans les zones rurales. Encore une fois, sa mise en œuvre dépend de la capacité du mouvement paysan et de ses alliés à construire un mouvement collectif qui œuvre dans ce sens. Mais nous avons de bons espoirs pour l’avenir, car nous connaissons la force et la capacité de mobilisation et d’articulation du mouvement paysan international.
Propos recueillis par Mathias Stalder, Uniterre
Interview parue dans Voix Populaire (https://voixpopulaire.ch) de juin 2022.