Le durcissement des sanctions, les discours enflammés et les mouvements militaires sont-ils le prélude d’un conflit ouvert avec l’Iran? Rien n’est moins sûr, comme l’explique Pepe Escobar. Les Etats-Unis ne sont pas seuls à la manœuvre. Si les Européens se cherchent toujours une ligne de conduite, Téhéran peut compter sur ses partenaires eurasiatiques. Explications. (IGA)
L’administration Trump a triché unilatéralement sur l’accord nucléaire multinational de 2015 approuvé par l’ONU, le JCPOA, également appelé accord iranien ou plan d’action conjoint. Elle a imposé un blocus financier et énergétique mondial illégal à toutes les formes de commerce avec l’Iran – du pétrole et du gaz aux exportations de fer, d’acier, d’aluminium et de cuivre. À toutes fins pratiques, et quel que soit le scénario géopolitique, il s’agit d’une déclaration de guerre.
Les gouvernements américains successifs se sont assis sur le droit international ; l’abandon du plan d’action conjoint n’en est que le dernier exemple. Peu importe que Téhéran ait tenu tous ses engagements – selon les inspecteurs de l’ONU elle-même. Après que les dirigeants de Téhéran aient compris qu’ils auraient affaire à un tsunami de sanctions américaines plus violent que jamais, ils ont décidé de se retirer partiellement de l’accord.
Le président Hassan Rohani a été catégorique : l’Iran n’a pas encore quitté le JCPOA. Les mesures prises par Téhéran sont légales dans le cadre des articles 26 et 36 de la JCPOA – et les fonctionnaires européens en ont été préalablement informés. Mais il est clair que les 3 de l’UE (Allemagne, France, Grande-Bretagne), qui ont toujours insisté sur leur soutien au JCPOA, doivent travailler sérieusement pour atténuer le désastre économique provoqué par les États-Unis en Iran, et donner à Téhéran un motif de continuer à respecter l’accord.
La Russie et la Chine – les piliers de l’intégration eurasiatique, auxquels l’Iran adhère – soutiennent la position de Téhéran. Sergueï Lavrov et l’Iranien Javad Zarif, peut-être les deux plus grands ministres des affaires étrangères du monde, en ont longuement discuté à Moscou.
En même temps, il est politiquement naïf de croire que les Européens vont soudainement se doter d’une colonne vertébrale.
L’hypothèse confortable à Berlin, Paris et Londres était que Téhéran ne pourrait pas se permettre de quitter le JCPOA, même s’il ne recevait aucune des récompenses économiques promises en 2015. Pourtant, les 3 de l’UE sont maintenant confrontés à leur heure de vérité.
Il est difficile de s’attendre à quoi que ce soit de significatif de la part d’une Angela Merkel affaiblie, alors que Berlin est déjà la cible de la colère commerciale de Washington ; d’une Grande-Bretagne paralysée par le Brexit et d’un président français massivement impopulaire, Emmanuel Macron, qui menace déjà d’imposer ses propres sanctions si Téhéran n’accepte pas de limiter son programme de missiles balistiques. Téhéran n’autorisera jamais d’inspections de son industrie florissante des missiles – et la question n’a de toutes façons jamais fait partie du JCPOA.
Dans l’état actuel des choses, les 3 de l’UE n’achètent pas de pétrole iranien. Ils respectent docilement les sanctions bancaires et pétrolières/gazières américaines – qui sont maintenant étendues aux secteurs manufacturiers – et ne font rien pour protéger l’Iran de ses effets néfastes. La mise en œuvre de l’INSTEX, l’alternative à SWIFT pour le commerce avec l’Iran, se fait attendre. Mises à part des platitudes sur leurs « regrets » au sujet des sanctions américaines, les 3 de l’UE jouent de facto le jeu des États-Unis, d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des Émirats, et travaillent par extension contre la Russie, la Chine et l’Iran.
L’ascension des psychopathes impériaux
Alors que Téhéran a amené son affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne, les deux options possibles des 3 de l’UE s’annoncent mal. Défendre de manière significative le JCPOA provoquerait l’ire de l’administration Trump. Se comporter comme des caniches – la ligne de conduite la plus probable – signifiera donner encore plus de pouvoir aux psychopathes qui jouent les fonctionnaires impériaux et qui veulent à tout prix une guerre chaude contre l’Iran, notamment l’évangéliste exalté acheté par le pétrole des frères Koch, à savoir le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo, et l’agent du MEK et manipulateur de renseignements notoire, le conseiller à la Sécurité nationale John Bolton.
La manœuvre des gangsters Pompeo-Bolton n’est pas de la Realpolitik à la Bismarck. Elle consiste à pousser sans relâche Téhéran à la faute, n’importe quelle faute, en termes de « violation » de ses obligations du JCPOA, afin de pouvoir user de la rhétorique habituelle de Washington en vendant l’Iran comme une « menace » à « l’ordre fondé sur des règles » doublée d’un casus belli à l’opinion publique américaine.
Il y a une chose que la guerre économique illimitée américaine contre l’Iran aura réussi : l’unité interne de la République islamique. L’objectif initial de l’équipe Rohani, avec le JCPOA, était de s’ouvrir au commerce occidental (le commerce avec l’Asie ne s’étant jamais arrêté) et de réduire quelque peu le pouvoir des Gardiens de la révolution islamique (GRI), qui contrôlent de vastes secteurs de l’économie iranienne.
La guerre économique de Washington a prouvé que les GRI avaient raison depuis le début, faisant écho au sentiment géopolitique du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, selon qui on ne peut jamais faire confiance aux Américains, jamais.
Et quand Washington a qualifié les GRI « d’organisation terroriste », Téhéran a répondu du tac au tac en qualifiant le CENTCOM « d’organisation terroriste ».
Les négociants de pétrole indépendants du Golfe Persique réfutent que la Maison kleptocrate des Saoud – dirigée de facto par le pote Whatsapp de Jared « d’Arabie » Kushner, Mohammed ben Salman (MbS) – détienne les 2,5 millions de barils par jour nécessaires au remplacement des 2 millions de barils de pétrole exportés par l’Iran (sur les 3,45 millions de barils de la production quotidienne totale). La Maison des Saoud semble effectivement plus intéressée par une hausse des prix du pétrole pour ses clients asiatiques.
Un blocus raté
Le blocus commercial de l’Iran décrété par Washington est voué à l’échec.
La Chine continuera d’acheter ses 650 000 barils par jour – et pourrait même en acheter davantage. De nombreuses entreprises chinoises échangent des technologies et des services industriels contre du pétrole iranien.
Le Pakistan, l’Irak et la Turquie – tous voisins de l’Iran – continueront d’acheter du brut léger iranien de haute qualité par tous les moyens de paiement (y compris l’or) et de transport disponibles, officiels ou non. Les relations commerciales de Bagdad avec Téhéran continueront à prospérer.
Comme l’asphyxie économique ne suffira pas, le plan B est – pardi – la menace d’une guerre chaude.
Il est maintenant établi que l’information, qui se résume en fait à des rumeurs, sur les manœuvres présumées des Iraniens contre les intérêts américains dans le Golfe a été relayée par le Mossad à la Maison Blanche, via le conseiller israélien pour la sécurité nationale, Meir Ben Shabbat, qui en a personnellement informé Bolton.
Tout le monde connaît le corollaire : un « repositionnement des atouts » (en patois pentagonien) – qui va du déploiement du porte-avions USS Abraham Lincoln à l’arrivée de quatre bombardiers B-52 sur la base aérienne d’Al Udeid au Qatar, le tout étant censé représenter un « avertissement » pour l’Iran.
Un crescendo rugissant d’avant-guerre s’empare maintenant du front libanais aussi bien que du front iranien.
Les raisons de la rage des psychopathes
Le PIB de l’Iran est similaire à celui de la Thaïlande et son budget militaire est similaire à celui de Singapour. Intimider l’Iran est une absurdité géopolitique et géo-économique. L’Iran est certes un acteur émergent du Sud – il pourrait facilement être membre du G20 – mais ne peut pas être interprété comme une « menace » pour les États-Unis.
Pourtant, l’Iran envoie les fonctionnaires impériaux psychopathes dans un paroxysme de rage pour trois raisons importantes. Peu importe aux néocons que leur tentative de détruire l’Irak ait coûté plus de 6 billions de dollars – et ait été un crime de guerre majeur, un désastre politique et un abîme économique. Essayer de détruire l’Iran coûtera des milliards de dollars de plus.
La principale raison de cette haine irrationnelle est le fait que la République islamique est l’une des rares nations de la planète à défier ouvertement l’hégémonie américaine – et ce depuis quatre décennies.
La deuxième raison est que l’Iran, tout comme le Venezuela – et il s’agit d’un front de guerre commun – a commis l’anathème suprême : il vend de l’énergie en contournant le pétrodollar, la pierre angulaire de l’hégémonie américaine.
La troisième raison (invisible) est qu’attaquer l’Iran, c’est entraver l’intégration future de l’Eurasie, tout comme utiliser l’espionnage de la NSA pour finalement se mettre le Brésil dans la poche était une attaque contre l’intégration latino-américaine.
Le questionnement hystérique sur la mesure dans laquelle le président Donald Trump est manipulé par ses chouchous psychopathes est déplacé au regard du contexte. Comme nous l’avons déjà vu, une éventuelle fermeture du détroit d’Ormuz, pour quelque raison que ce soit, serait un cataclysme pour l’économie mondiale. Et cela se traduirait inévitablement par la perte totale des chances de réélection de Trump en 2020.
Le détroit d’Ormuz n’aurait jamais à être bloqué si tout le pétrole que l’Iran est capable d’exporter était acheté par la Chine, d’autres clients asiatiques et même la Russie – qui pourrait le réétiqueter. Mais Téhéran n’hésiterait pas à bloquer Ormuz s’il était confronté à un étranglement économique total.
Selon un expert américain dissident du renseignement, « les États-Unis sont clairement désavantagés en ce sens que si le détroit d’Ormuz était fermé, les États-Unis s’effondreraient. Mais si les États-Unis peuvent détourner la Russie de la défense de l’Iran, alors l’Iran peut être attaqué et la Russie n’aura rien accompli, car les néoconservateurs ne veulent pas de détente avec la Russie et la Chine. Trump veut une détente, mais l’État profond n’a pas l’intention de le permettre. »
En supposant que ce scénario soit correct, les « usual suspects » du gouvernement américain tentent de détourner Poutine de la question du détroit d’Ormuz tout en gardant Trump dans son état actuel de faiblesse, et les néoconservateurs continuent à étrangler l’Iran 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Il est difficile d’imaginer que Poutine tombe dans un piège aussi peu sophistiqué.
Ce n’est pas du bluff
Que se passera-t-il ensuite ? Le professeur Mohammad Marandi, de la Faculté des études mondiales de l’Université de Téhéran, offre un point de vue qui donne à réfléchir : « Après 60 jours, l’Iran ira encore plus loin. Je ne pense pas que les Iraniens bluffent. Ils vont aussi contrer les Saoudiens et les Emiratis par différents moyens. »
Marandi, malheureusement, voit une « nouvelle escalade » future :
Les Iraniens se préparent à une guerre avec les États-Unis depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Après ce qu’ils ont vu en Libye, en Syrie, au Yémen, au Venezuela, ils savent que les Américains et les Européens sont d’une brutalité totale. Toute la côte du golfe Persique, du côté iranien, et du golfe d’Oman est pleine de tunnels et de missiles high-tech souterrains. Le golfe Persique est sillonné de navires équipés de missiles mer-mer très perfectionnés. S’il y a une vraie guerre, toutes les installations pétrolières et gazières de la région seront détruites, tous les pétroliers seront détruits. »
Et si ce scénario se réalise, Marandi considère le détroit d’Ormuz comme une simple attraction de second plan :
Les Américains seront chassés d’Irak. L’Irak exporte 4 millions de barils de pétrole par jour ; cela prendrait probablement fin, par des frappes et d’autres moyens. Ce serait catastrophique pour les Américains. Ce serait catastrophique pour le monde – et pour l’Iran aussi. Mais les Américains ne gagneraient tout simplement pas. »
Ainsi, comme l’explique Marandi – et l’opinion publique iranienne est aujourd’hui largement d’accord avec lui – la République islamique a un levier de négociations parce qu’elle sait que « les Américains ne peuvent se permettre d’aller jusqu’à la guerre. Des cinglés comme Pompeo et Bolton la veulent peut-être, mais pas beaucoup d’autres dans l’establishment ne les suivent. »
Téhéran a probablement développé sa propre doctrine DMA (destruction mutuelle assurée) et l’utilise comme levier, principalement pour pousser MbS, allié de Trump, à se calmer. « En supposant », ajoute Marandi, « que les cinglés ne prennent pas le dessus. Et s’ils le font, alors c’est la guerre. Mais pour l’instant, je pense que c’est très improbable. »
Toutes les options sur la table ?
En termes de Guerre froide 2.0, de l’Asie centrale à la Méditerranée orientale et de l’océan Indien à la mer Caspienne, Téhéran peut compter sur un ensemble d’alliances formelles et informelles. Cela concerne non seulement l’axe Beyrouth-Damas-Baghdad-Téhéran-Hérat, mais aussi la Turquie et le Qatar. Et plus important que tout le reste, les principaux acteurs sur l’échiquier de l’intégration eurasienne : le partenariat stratégique Russie-Chine.
Lorsque Zarif a rencontré Lavrov la semaine dernière à Moscou, ils ont discuté de pratiquement tout : la Syrie (ils négocient ensemble dans le processus d’Astana, maintenant Noursoultan), la Caspienne, le Caucase, l’Asie centrale, l’Organisation de coopération de Shanghai (dont l’Iran va devenir membre), le JCPOA et le Venezuela.
L’administration Trump a été traînée de force à la table des négociations avec Kim Jong-Un à cause des essais de missiles balistiques intercontinentaux de la Corée du Nord. Kim a ensuite ordonné des essais de missiles supplémentaires parce que, selon ses propres termes tels que cités par l’agence de presse nord-coréenne KCNA, « la paix et la sécurité véritables du pays ne sont garanties que par une force physique capable de défendre sa souveraineté ».
Le Sud attentif
L’écrasante majorité des pays du Sud assiste à l’offensive néocon américaine pour finalement étrangler « le peuple iranien », plus que jamais conscient que l’Iran pourrait être menacé d’extinction, à terme, parce qu’il ne possède pas de force de dissuasion nucléaire. Les GRI en sont arrivés à la même conclusion.
Cela pourrait signifier la mort du JCPOA – et le retour du mantra « toutes les options sur la table » des zombies de Washington.
Mais ensuite, il y aura des rebondissements dans l’Art de la Négociation (délirante). Et si, et c’est un « si » majeur, Donald Trump était réellement pris en otage par ses chouchous psychopathes ?
Laissons parler le Négociateur :
Nous espérons que nous n’aurons pas à faire quoi que ce soit en ce qui concerne le recours à la force militaire… Nous pouvons conclure un accord, un accord équitable. … Nous ne voulons pas qu’ils aient des armes nucléaires. Ce n’est pas trop demander. Et nous les aiderions à se remettre en forme. Ils sont en mauvais état en ce moment. J’attends avec impatience le jour où nous pourrons vraiment aider l’Iran. Nous ne cherchons pas à blesser l’Iran. Je veux qu’ils soient forts et grands et qu’ils aient une grande économie… Nous n’avons pas de secrets. Et ils peuvent être très, très forts financièrement. Ils ont un grand potentiel. »
Mais encore une fois, l’ayatollah Khamenei a dit : on ne peut jamais faire confiance aux Américains. Jamais.
Source: Entelekheia
Photo: Manifestations devant l’ancienne ambassade des États-Unis à Téhéran après la décision des États-Unis de se retirer du JCPOA, 8 mai 2018. (Hossein Mersadi via Wikimedia Commons)