Les gouvernements autoritaires comme ceux d’Égypte et d’Arabie saoudite ont financé un boom de l’industrie de l’armement en France. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, elle cherche à réarmer l’Europe.
Tout bien considéré, 2021 a été une autre bonne année pour l’industrie de l’armement en France. Selon le rapport annuel au Parlement publié fin septembre par le ministère des Armées, les entreprises françaises ont vendu pour plus de 11,7 milliards d’euros d’armes et autres technologies liées à l’armée à des États étrangers.
Après une période d’accalmie due à la pandémie, l’année 2021 sera la troisième meilleure année de l’industrie de défense française en termes d’exportations, après 2015 et 2016, qui ont vu respectivement des ventes d’une valeur de 16,9 milliards d’euros et 13,9 milliards d’euros. La rupture par le gouvernement australien, en septembre 2021, de son contrat pour douze sous-marins avec le constructeur français Naval Group a suscité l’inquiétude à Paris quant à l’attrait de l’armement français, et des accusations pas très subtiles de trahison américaine. Le rapport de cette année devrait apporter une certaine consolation : le volume de 2021 confirme la position de la France au troisième rang des exportateurs mondiaux d’armes, derrière les États-Unis et la Russie.
L’Égypte, la Grèce, la Croatie, l’Arabie saoudite et l’Inde complètent la liste des principaux clients de la France. Dans un contexte de tensions maritimes et diplomatiques latentes entre la Grèce et la Turquie, les gouvernements français et grec ont signé un contrat pour la vente de trois frégates (de Naval Group) pour plus de 3 milliards d’euros en septembre 2021. Cette vente fait suite à l’achat par la Grèce, en janvier 2021, de dix-huit avions de combat Rafale neufs et d’occasion.
L’accord avec la Grèce et la vente de douze Rafale d’occasion de l’armée de l’Air française à la Croatie – couplée à une commande de remplacement à la société aéronautique française Dassault – s’inscrivent dans une démarche de la France visant à approfondir les liens militaro-commerciaux au sein de l’Union européenne (UE). Le rapport ministériel se vante de la part croissante des armes françaises qui vont vers les États européens, qui, en tant que part des exportations, est passée d’un peu plus de 10 % en 2012 à plus d’un tiers une décennie plus tard. Il s’agit d’un virage que les fournisseurs militaires français (et leurs relais au ministère de la Défense et au ministère des Affaires étrangères) sont impatients d’accélérer, dans l’espoir de se tailler une part de marché non négligeable dans les achats de l’UE, les États membres augmentant leurs budgets militaires dans le sillage de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Mais le cœur de l’augmentation des exportations d’armes de la France reste ses partenariats avec des gouvernements non européens, et dans de nombreux cas, autoritaires. L’Égypte, premier client de la France en 2021 avec 4,5 milliards d’euros d’achats, a commandé trente chasseurs Rafale, la dernière opération en date dans le cadre de son partenariat militaire croissant avec le gouvernement français. À l’indignation des défenseurs des droits humains, en décembre 2020, le président autoritaire égyptien Abdel Fattah el-Sisi a été décoré de la Grand-Croix de la Légion d’honneur, l’ordre du mérite le plus élevé de France.
2022 promet d’être une année tout aussi lucrative pour les fournisseurs français. Et surtout pour le fabricant du Rafale, Dassault Aviation, homonyme d’une dynastie politique multigénérationnelle – et sixième fortune familiale de France – dont le dernier rejeton, Victor Habert-Dassault, a remporté le siège de son défunt oncle Olivier Dassault au parlement lors d’une élection partielle en 2021, avec le parti de droite Les Républicains.
En février, les gouvernements indonésien et français ont conclu la vente de six Rafale, la première tranche de ce qui devrait être un marché totalisant quarante-deux chasseurs. La vente de quatre-vingts Rafale aux Émirats arabes unis (EAU) en décembre 2021 sera également prise en compte dans la version 2022 du rapport. Le contrat, ainsi que la vente de douze hélicoptères Airbus, a été officiellement signé en avril de cette année pour la somme rondelette de 17 milliards d’euros, soit près de la moitié du budget annuel de la défense de la France, qui s’élève à 41 milliards d’euros. Il s’agit de la plus importante vente à l’étranger de l’avion à ce jour.
Un manque de transparence
Outre qu’il expose la vision stratégique censée guider les responsables français dans leurs relations avec les gouvernements étrangers, le rapport annuel au Parlement est le seul document public qui comptabilise les exportations d’armes françaises. Ses annexes prétendent donner un aperçu détaillé des ventes françaises, y compris les chiffres transmis aux Nations Unies, conformément au Traité international sur le commerce des armes signé en 2013.
Mais les défenseurs des droits humains et de la transparence affirment que le document est toujours entouré d’opacité et de bureaucratie, en particulier lorsqu’il s’agit d’esquiver les critiques selon lesquelles certaines ventes d’armes bafouent le droit international, en passant des contrats avec des acheteurs qui utilisent les armes acquises contre des civils.
« C’est un rapport promotionnel pour le complexe militaro-industriel français », a déclaré Aymeric Elluin, chargé de campagne à Amnesty International France, à Jacobin. « Ce n’est pas un rapport qui permet un contrôle et une régulation parlementaire. »
Ces dernières années, le gouvernement français a été la cible d’une vague croissante de critiques pour son empressement à traiter avec l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Le média d’investigation Disclose a révélé en 2019 que ces deux dernières puissances, engagées dans une guerre civile dévastatrice au Yémen, ont utilisé des armes françaises dans des bombardements sans scrupules de civils, au su de responsables du gouvernement français.
En 2021, la France a vendu pour plus de 780 millions d’euros d’armes à l’Arabie saoudite. Mais ce montant ne pourrait pas facilement rendre compte de la poignée d’hélicoptères, de lance-roquettes, de canons et d’autres armes légères qui auraient été vendus à la monarchie, fait valoir Amnesty International dans une note publiée le 26 septembre. L’organisation juge de même que les 230 millions d’euros de ventes annoncées aux Émirats arabes unis sont une sous-estimation, une hypothèse étant que le transfert comprenait des technologies non couvertes par la convention du Traité sur le commerce des armes. « Nous ne savons pas ce que nous avons envoyé aux Émirats arabes unis, ce qui est un problème majeur », déclare Elluin.
Comme pour tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, les ventes d’armes sont une composante de la politique étrangère française depuis des décennies. Mais depuis le milieu des années 2010 et la présidence de François Hollande, il y a eu une nette accélération de ce qu’Elluin appelle une nouvelle « diplomatie de l’armement. » Cela s’est particulièrement manifesté dans les relations de la France avec des puissances clés comme l’Inde, ou le trio du Moyen-Orient composé de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Égypte. Initialement mis sur le marché au début des années 2000, le Rafale – actuellement le joyau de la couronne des exportations d’armes françaises – a eu du mal à trouver des acheteurs étrangers jusqu’à la signature en février 2015 d’un contrat historique avec l’Égypte pour vingt-quatre appareils.
La nouvelle « diplomatie de l’armement » de la France s’est avérée opportune, car l’accord avec l’Égypte a coïncidé avec un refroidissement des relations du pays avec les États-Unis. Après la prise de pouvoir d’el-Sisi en 2014, l’administration Obama a imposé un embargo sur les armes de deux ans à l’État égyptien. Les États-Unis restent le fournisseur dominant à travers la région, mais la France a tenté de saisir la tension des relations entre les États-Unis et leurs soutiens moyen-orientaux, et les désirs de ces derniers de diversifier les fournisseurs d’armes.
« Dès qu’il y a une ouverture, les Français s’y engouffrent », déclare Elluin, co-auteur du livre Ventes d’armes, une honte française, paru en 2021.
L’un des arguments soulevés par ceux qui défendent la vente d’armes, même à des puissances autoritaires peu recommandables, est que cela donne à un pays comme la France un moyen de pression pour faire respecter ou poursuivre d’autres priorités. « Ce n’est pas vrai », déclare Elluin. « Depuis 2015 en Arabie saoudite, la diplomatie de l’armement n’a pas donné [à la France] un poids supplémentaire pour que l’Arabie saoudite cesse ses frappes aériennes au Yémen. En Égypte, ce type de diplomatie n’a donné aucun levier pour permettre à la France de changer la nature du régime de Sisi. »
« La diplomatie des armes… n’existe pas vraiment », conclut Elluin. « Il ne s’agit que de marchés économiques, ce qui ne donne aucune influence à la France. De plus, cela donne l’impression que la France est dépendante de ces clients. Sans eux, nous perdrions la capacité de produire nos propres armes. »
En décembre 2021, l’Arabie saoudite a fermé le bureau de l’ONU chargé d’enquêter sur les crimes de guerre au Yémen. L’offensive de charme française et occidentale – le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman a été accueilli à Paris cet été – s’est de même révélée incapable d’arracher aux monarchies du Golfe des augmentations de production de pétrole et de gaz.
On pourrait dire la même chose des relations de la France avec la Russie. Thales – une multinationale française qui produit des technologies et des logiciels militaires sophistiqués – a livré à la Russie près de 7 millions d’euros d’équipements en 2021, malgré l’imposition d’un embargo européen depuis 2014. Entre 2015 et 2020, les fournisseurs français ont livré pour plus de 150 millions d’euros de fournitures à l’armée russe, en exploitant une faille dans l’embargo européen qui protégeait les contrats signés avant 2014.
Autonomie militaire
L’agressivité sur les exportations d’armes répond à ce que les dirigeants français désignent comme une nécessité stratégique. L’armée française, la plus importante de l’Union européenne en termes budgétaires, serait incapable de soutenir par ses propres achats l’ensemble des fournisseurs nécessaires pour équiper une armée moderne. Les exportations sont ce qui permet au pays de conserver une « autonomie » stratégique et militaire – un mot plutôt énigmatique dans le rapport du ministère des Armées au Parlement.
Les ventes de 2021 sont « une bonne nouvelle pour la pérennité d’une industrie nationale indépendante dont nos forces armées sont les premiers bénéficiaires, mais aussi pour l’emploi sur l’ensemble de notre territoire », écrit Sébastien Lecornu, ministre des Armées, dans la lettre d’introduction du rapport.
La « base industrielle et technologique de défense » (BITD) de la France – le réseau de plus de quatre mille entreprises et sous-traitants qui constitue le complexe militaro-industriel du pays – emploie plus de deux cent mille travailleurs. Dans l’ensemble, le BITD français a enregistré des flux de recettes annuelles de 30 milliards d’euros, sur un marché mondial de la défense de plus de 531 milliards d’euros de recettes en 2020, selon l’indice des plus grandes entreprises du secteur établi par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Depuis l’invasion, les contrats européens avec des fournisseurs américains comme Lockheed Martin et Boeing se sont multipliés – des achats que les Français aimeraient voir réorientés vers le renforcement de « l’autonomie stratégique » de l’Europe, comme le président Emmanuel Macron a longtemps défini sa vision de ce que le bloc doit développer sur le plan diplomatique et militaire. Par exemple, l’achat par l’Allemagne, annoncé en mars 2022, de trente-cinq chasseurs F-35 aux États-Unis est perçu à Paris comme un camouflet aux tentatives dirigées par la France d’approfondir l’intégration militaire par le biais de plans visant à développer des alternatives européennes.
« L’Europe s’est longtemps considérée comme un marché », a déclaré Macron lors de son discours inaugural au salon de l’industrie de la défense Eurosatory en juin 2022, en dehors de Paris, annonçant que l’Europe entre désormais dans une « économie de guerre, dans laquelle, je pense, nous devrons planifier sur le long terme. » Les gouvernements européens vont dépenser et acheter plus de matériel dans les années à venir, et le président-commerçant avait donc un conseil : « Ne répétons pas les erreurs du passé : dépenser beaucoup pour ensuite acheter ailleurs n’est pas une bonne idée. »
Contributeurs
Harrison Stetler est journaliste indépendant et enseignant basé à Paris
traduction : les crises
source : Jacobin