Dans le désordre international, certaines questions sont victimes d’un silence assourdissant de la part de la plupart des États et des grands médias, accompagné d’un désintérêt manifeste du monde intellectuel et particulièrement des juristes les plus éminents, pourtant très théoriquement concernés : il en est ainsi, entre autres, du problème Kurde, de celui des Peuples Autochtones, du Golan annexé, du Cachemire, de la réunification de la Corée, etc. et de la question libyenne depuis 2011 (1) !
Le seul point qui soit commun à ces situations de crise chronique dont l’origine est ancienne est l’extrême faiblesse des peuples directement concernés : ils ne sont pas en mesure, pour des raisons différentes, de peser avec force sur les relations internationales. Les grandes puissances « veillent » à ce qu’elles restent plus ou moins ignorées de l’opinion internationale afin d’éviter qu’elle réagisse, car leurs intérêts économiques ou stratégiques sont en cause. La complexité, qui atteint dans certains cas un niveau qui semble inextricable, facilite cette « mise à l’ombre », sans susciter ne serait-ce que la curiosité intellectuelle des juristes spécialisés dont on peut admettre qu’ils n’ont pas pour tâche de désigner le souhaitable (laissant aux politiques cette charge), mais qui ont tout au moins la responsabilité de mettre en procès les processus de régression du droit, source de misère sociale et de crises de masse !
1. Pourquoi cette absence de prise en considération ?
Devant le constat préoccupant de l’indifférence (au moins apparente) des seuls juristes, experts dans le domaine du droit international et des politistes ayant opté pour l’analyse des relations internationales, il est permis de rechercher les causes de cette nouvelle « trahison des clercs » !
C’est particulièrement navrant pour ceux qui, au cœur du monde occidental, sont encore sensibles à la thèse chère à G. Scelle, éminent juriste du milieu du XX° siècle, favorable au « dédoublement fonctionnel », chargeant les grandes puissances comme les États-Unis (ou la France) de se substituer à l’absence d’un pouvoir mondial centralisé et de neutraliser les souverainetés en confrontation. Cette conception semble prolonger jusqu’à nos jours la vieille tradition des « États civilisés » supérieurs au peuples qui le seraient moins et qui, de ce fait, aurait pleine légitimité pour imposer leurs vues par tous les moyens et de choisir leurs lieux d’intervention dominatrice !
Comme les grands médias d’Europe et des États-Unis, nombre de juristes et de politistes, loin de se placer du point de vue de Sirius, interviennent exclusivement pour décrire l’organisation et le fonctionnement « technique » des institutions et des normes ou pour faire le procès des « ennemis » plus ou moins déclarés (par exemple, la Chine et la Russie) à l’occasion d’événements ponctuels (par exemple, le conflit russo-ukrainien), dans le même esprit que le font les États dont ils sont les ressortissants.
Ce descriptivisme sélectif dominant, ignorant les pratiques étatiques violant de manière flagrante la légalité internationale et particulièrement le principe de l’égale souveraineté des États, ce qui est le cas de l’intervention en Libye en 2011 et le conflit armé de plusieurs mois qui a suivi jusqu’à l’exécution sommaire de M. Kadhafi, mérite, semble-t-il, la recherche d’hypothèses explicatives.
La première hypothèse est la confirmation du suivisme doctrinal derrière le politique : la doctrine dominante exerce ainsi une fonction de légitimation des rapports de force existant et particulièrement de la politique suivie par les États que l’on approuve. Ce qu’écrivait en 1905 le professeur Bonfils est toujours le fondement des approches actuelles : « La France, malgré quelques passagères faiblesses, a toujours été le champion de la justice et de l’humanité » (2). Nombreux sont les héritiers officieux du professeur Le Fur (Précis de Droit International public. Dalloz. 1931) qui ne font qu’exprimer sous forme savante le consensus idéologique de leur temps et de leur monde, marqué « d’occidentalo-centrisme ». Comme par le passé et comme la doctrine étasunienne, les contemporains s’interrogent sur « inéligibilité de certains États » au droit international, trop peu « civilisés » pour bénéficier du droit commun : hier, la doctrine française quasi-unanime dénonçait les peuples « sauvages ou barbares » pour ne considérer au regard du droit que « les membres réguliers de la communauté internationale », autrement dit les États européens et les États-Unis ! Les juristes critiques qui sont apparus au milieu du XX° siècle, particulièrement durant les années 1970-1980, s’inspirant du marxisme et préoccupés de l’égale souveraineté de tous les États, ont été assimilés à des « idéologues » subversifs (3).
Pas question de contester le recours à la force armée contre l’Irak ou en faveur du Kosovo, ou d’examiner l’interprétation très « souple » de la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité en 2011 se concluant par la liquidation totale du régime jamahiriyen de la Libye, à l’initiative du gouvernement français et de ses alliés britannique, américain et qatari ! Comme à l’époque coloniale (notamment durant la « guerre » d’Algérie, qualifiée en droit « d’opération de police »), la France ne peut travailler que pour « le bien commun de l’humanité » (Le Fur). Le recours à la force armée est unanimement regretté, mais comme a pu le dire par le passé l’Institut de Droit International qui ne partageait pas « l’utopie de ceux qui veulent la paix à tout prix », la guerre est « un mal inhérent à l’humanité et indéracinable » !
Le suivisme doctrinal s’est contenté d’adopter les détours des stratégies étatiques, c’est-à-dire aujourd’hui le « droitdel’hommisme » puis le « sécuritarisme », devant l’emporter sur les procédures jugées « inefficaces » (celles, par exemple, du Chapitre VI de la Charte des Nations Unies, fondé sur la négociation et la transaction) et les fondamentaux estimés inappropriés (la souveraineté des États, par exemple).
Pour parodier Bourdieu, à l’évidence, le plus souvent pour les juristes, le droit n’est pas un sport de combat ! C’est au contraire, le silence ou l’extrême prudence qui s’imposent en matière d’ingérence, de morale internationale (si commode pour contourner le droit), de guerre contre des « ennemis combattants », selon la qualification étasunienne des prisonniers de Guantanamo, lieu inédit de détention sur lequel les travaux juridiques occidentaux ont été rares !
La « guerre juste », elle-même, vieux concept archaïque, a été réintroduite dans la « modernité » juridique. L’illicite est devenu, pour l’OTAN ou dans le cadre de certaines résolutions du Conseil de Sécurité, du licite coutumier en gestation, comme l’ingérence humanitaire, en dépit des positions de la Cour Internationale de Justice (arrêt Nicaragua/États-Unis du 27 juin 1986).
La déconstruction du droit international qualifié parfois de « classique » pour en souligner l’archaïsme (soutenue par certains courants doctrinaux comme en témoigne l’édification de théories « nouvelles » largement soutenues par les gouvernements et les médias occidentaux comme l’ingérence « humanitaire » et la « responsabilité de protéger ») se veut à l’origine d’une « légalité-légitimité moderne », appropriée aux intérêts contemporains des puissances occidentales !
Comme l’écrivait André Hauriou, dans son dernier écrit en 1974, les recherches juridiques sont « accordées au goût du temps » (4). Évidemment, la Libye n’est pas à la mode. Le métier de juriste ne fait qu’un avec son objet : il y a une sorte de fraternité d’armes entre le savant et son objet. La Libye n’en a jamais bénéficié !
Le drame, c’est que l’on retrouve, particulièrement chez les auteurs nord-américains, des prises de positions prises par la doctrine national-socialiste de l’Allemagne des années 1930-1940. Heinrich Rogge, par exemple, considère qu’ « aucun principe juridique de droit positif ne doit pouvoir entraver le libre développement des peuples civilisés ». C’est aujourd’hui la position du Département d’État ! L’écart est minime si l’on remplace « libre développement des peuples civilisés » par l’expression des principes « universels », y compris par la voie d’ingérences polymorphes, à tous les peuples et à tous les États.
L’OTAN et les puissances occidentales dans les Balkans comme en Libye, en Syrie ou au Yémen, ces dernières années, ont imposé les intérêts de certains États et de certaines firmes, sous couvert de « valeurs démocratiques » à ceux qui, jugés « autoritaires » ou « totalitaires » ou simplement non « fiables », comme le régime jamahiriyen, n’avaient pas de légitimité à survivre.
Le résultat est le développement dans bon nombre de pays d’un chaos généralisé dont la Libye est l’illustration la plus flagrante : à l’initiative des puissances occidentale, les institutions ont implosé, l’appareil économique est détruit et les ressources pétrolières sont pillées par des milices en relation avec les grandes compagnies, l’interventionnisme de forces extérieures est de nature multiple, les tribus ont récupéré leur hostilité traditionnelle et les ex-citoyens de la Jamahiriya n’ont plus pour raison de vivre que leurs intérêts individuels de nature marchande !
C’est ainsi que l’on comprend le silence presque complet des médias, du monde intellectuel (dont les juristes et les politistes) sur une situation qui est « l’œuvre » d’une opération initiée par la France sarkozienne à l’encontre de la Libye : la catastrophe libyenne est le fruit d’une « apocalypse law » tolérée par le monde juridique et entretenue par le politique !
2. L’impunité des responsables du chaos libyen
Les exigences qui s’imposent à propos de la Libye semblent évidentes.
La Libye ne peut être considérée par le monde occidental comme simple fournisseur de pétrole de qualité au prix le plus bas possible et comme un espace stratégique permettant aux Européens d’externaliser le contrôle des mouvements migratoires provenant de l’Afrique subsaharienne.
En premier lieu, le maintien de la paix et de la sécurité dans la région ne peut résulter que d’une normalisation de la situation dans toutes les régions de la Libye, ne pouvant être que le fruit de la reconstitution d’un État stable avec des institutions adaptées à la sociologie du pays, ce qui n’est concevable que dans le respect de la souveraineté de la Libye.
En second lieu, comme les dirigeants occidentaux n’ont cessé de la proclamer hautement en faveur du Cambodge, par exemple, à propos du jugement des Khmers Rouges, la justice doit passer pour favoriser la réconciliation à l’encontre de tous ceux qui sont responsables de la situation du peuple libyen plongé depuis huit ans dans la pénurie, la corruption, les affrontements armés et la présence dominatrice des Frères Musulmans, d’Al Quaida et de Daesh combattus par ailleurs par les Occidentaux et la Russie. Il est certain en effet que les clivages au sein de la société libyenne ont été stimulés par des forces qui lui étaient extérieures et dont les préoccupations n’avaient rien d’humanitaire : elles ont agi en faveur ou à l’encontre des dirigeants et sur certains groupes libyens très antérieurement aux événements de Benghazi en février 2011 (5).
Le Qatar, les Frères Musulmans d’Égypte et de Tunisie, notamment, fournissaient les moyens matériels, politiques et médiatiques (en particulier la chaîne télévisée Al Jazeera) des émeutiers, présentés comme des libérateurs et des démocrates contre la dictature kadhafiste.
Sans vérification des faits, le Procureur de la Cour Pénale Internationale Moreno Ocampo, comme les médias occidentaux ont pu déclarer, parmi d’autres allégations, que du viagra avait été distribué aux forces du régime, afin de justifier à l’avance devant l’opinion internationale les frappes à venir (6).
Cet environnement a favorisé l’adoption de la Résolution (présentée par la France et la Grande Bretagne) 1973 (2011) adoptée par le Conseil de Sécurité le 17 mars 2011, visant à interdire le survol par les aéronefs du régime du territoire libyen, afin de protéger les populations civiles des éventuels bombardements. Les États-Unis avaient cependant prévenu : Le Conseil de Sécurité envisagera « d’aller au-delà d’une simple zone d’exclusion ». Les déclarations du Secrétaire Général de l’OTAN, A.F. Rasmussen ajoutaient que l’organisation atlantique poursuivrait « sa mission autant qu’il le faudra », la « question n’étant pas de savoir si Kadhafi va tomber mais quand » ! Selon l’OTAN, cette « guerre en Libye » (et non officiellement « contre » elle), se fondait sur le droit humanitaire, totalement instrumentalisé.
C’est seulement en 2016 que la Commission d’enquête du Parlement britannique a rendu son rapport le 8 septembre attestant de l’illégalité de cette intervention armée, mettant en cause la responsabilité de N. Sarkozy, de D. Cameron, agissant sur de faux renseignements diffusés par les réseaux d’exilés libyens et des chaînes télévisées Al Jazeera et Al Ardia : « L’intervention limitée visant officiellement à protéger les civils s’est transformée de manière opportuniste en une campagne pour faire chuter le régime. Cette politique n’était pas basée sur une vraie stratégie permettant de préparer l’après-Kadhafi. Il en a résulté l’effondrement économique et politique, des guerres entre tribus et entre milices, les crises humanitaires et migratoires, l’extension des violations des droits de l’homme, la propagation des armes du régime libyen dans toute la région et la croissance de l’État islamique en Afrique du Nord ».
Ce rapport est confirmé par Amnesty International qui dès le 23 juin 2011 avait dénoncé les fausses informations sur le comportement des forces régulières contre les populations civiles. (7) C’est seulement 48 heures après le vote de la résolution 1973, alors que l’Union Africaine, animée par Juan Ping, avait décidé d’intervenir pour trouver une solution politique et pacifique à la crise, que se sont produits les premiers bombardements aériens. Il s’agissait de faire obstacle d’urgence à toute négociation et à toute transaction : l’objectif réel, notamment pour N. Sarkozy et l’État français, était d’éliminer, pour des raisons diverses et variées, y compris personnelles, M. Kadhafi et son régime (8). Les bombardements sur sa ville, Syrte, particulièrement intensifs, les exécutions ciblées des membres de la famille de M. Kadhafi, les conditions de sa mort (9), en sont d’autres éléments probants (10).
Aux bombardements des populations des villes et villages libyens, aux crimes et actes de torture des milices anti-kadhafi, s’est ajouté le chaos généralisé qui se poursuit dans l’ensemble du pays depuis près de 8 ans.
Ce chaos, qui règne sur le territoire libyen, où s’affrontent deux autorités à prétention gouvernementale (Tripoli versus Benghazi), plusieurs assemblées (non représentatives) et les diverses tribus traditionnelles ainsi que diverses milices islamistes, relevant souvent de la criminalité de droit commun, l’ensemble, miné par la présence d’Islamistes de diverses obédiences, est entretenu. Cette profonde confusion ne met pas en cause les intérêts des grandes compagnies pétrolières qui revendent sur le marché mondial le pétrole libyen racheté à bas prix aux milices et aux micro-pouvoirs qui le détiennent. Elle ne perturbe pas la France et les autres États européens à la recherche d’une solution pour freiner l’arrivée des migrants sur le continent. L’Union Européenne finance pour une part les instances libyennes qui procèdent au contrôle, aux arrestations et à la détention des migrants qui souhaitent trouver asile sur le continent européen.
Cette quasi-anarchie n’est donc pas le seul fait des divisions entre Libyens. Chaque camp, chaque groupe, bénéficie plus ou moins, selon les obédiences, de soutiens étrangers politique et financier : italien, français, américain, égyptien, qatari, etc. stimulant les contentieux et les rivalités et supprimant toute souveraineté libyenne. Les États européens et le Conseil de Sécurité des Nations Unies ont une responsabilité toute particulière dans ces atteintes aux principes fondamentaux de la Charte.
La question du gel des avoirs libyens est très significative.
Le Conseil de Sécurité a dès la résolution 1973 (2011) bloqué les avoirs libyens, notamment les fonds souverains placés par Tripoli dans les différentes banques occidentales. Certains capitaux ont été débloqués dès 2011, avant la chute de la Jamahiriya, pour financer l’insurrection (11). Ces avoirs non seulement sont toujours gelés près de 8 ans plus tard, mais le blocage a été prolongé par la résolution 2441 (2018) jusqu’au 15 février 2020. Or, la première résolution 2009 (2011), confirmée par plusieurs autres résolutions, prévoyait la restitution « au peuple libyen de ces avoirs ainsi que leurs intérêts et dividendes.
Le fait que le Conseil de Sécurité n’ait pas réussi à réunir les conditions pour déterminer quel est le pouvoir légitime en Libye et ne pas lui avoir donné les moyens matériels de gagner en effectivité montre qu’il y a une sorte de guerre d’usure contre le peuple libyen de nature économique et financière, afin d’imposer à la Libye une politique économique conforme aux souhaits des puissances dominantes.
Mais, de ce fait, les Nations Unies sont complices d’une situation où l’ensemble des droits de l’homme, politiques, économiques, sociaux et culturels des Libyens sont violés systématiquement, tandis que les logiques commerciales se sont criminalisées dans un climat général de corruption, ne suscitant que des réactions très modérées des instances chargées du problème, en particulier le « Comité Libye » et l’organisation des Experts des Nations Unies sur les avoirs libyens.
Autre fait révélateur qui concerne la pratique de certaines banques (dont la Société Générale (12), la BNP, etc.) : plus personne ne semble savoir où se trouvent les intérêts et les dividendes des milliards de dollars de ces avoirs libyens, qui doivent eux aussi être restitués selon les résolutions des Nations Unies et de l’organisme d’Experts des Nations Unies.
L’impuissance du Conseil de Sécurité qui favorise le maintien des divisions au sein du peuple libyen et le développement d’une « économie grise » rejoint l’indifférence de fait affichée par les États occidentaux, en dépit de quelques rencontres multilatérales sans effet concret.
La « responsabilité de protéger les civils » qui a été invoquée au Conseil de Sécurité pour l’intervention de l’OTAN qui a suivi pourrait se retourner contre ceux-là mêmes qui en font un argument pseudo-juridique lors de l’agression : la situation chaotique de la Libye mériterait une nouvelle intervention au nom de cette « responsabilité de protéger » ! Mais ce type d’ingérence est toujours pratiquée à sens unique : les puissances occidentales n’ont pas encore opté clairement entre l’armée de Haftar (en Cyrénaïque et à Benghazi) et le gouvernement de Fayez el-Sarraj (à Tripoli) car le désordre établi ne met pas en cause fondamentalement leurs intérêts.
Pour sortir des multiples contradictions dont souffre le peuple libyen et les pays voisins par contagion (13), s’impose avant tout le respect de sa souveraineté, ce qui relève de la compétence du Conseil de Sécurité chargé du maintien de la paix et de la sécurité et de la volonté des grandes puissances. Les interventionnismes aujourd’hui n’ont évidemment pas pour objectif la promotion de la souveraineté des petits peuples !
Ainsi, les crimes commis en 2011 par l’OTAN, les dirigeants de plusieurs États occidentaux (14), du Qatar et les responsables des forces armées à l’encontre des populations civiles, constitutifs de crimes de guerre, ainsi que leur inertie depuis 2011 jusqu’à nos jours, tout comme les dirigeants d’entreprises qui profitent du chaos pour majorer leurs profits, pourraient relever de la justice pénale si celle-ci n’était pas, comme la CPI, qu’une justice politique insusceptible de sanctionner des ressortissants des grandes puissances. La CPI, dans les faits, n’exerce sa compétence qu’à propos des actes commis en Afrique, parce « qu’il s’agit du seul espace suffisamment marginal politiquement pour ne pas rencontrer d’obstacles des États-Unis et suffisamment fragile politiquement pour ne pas contester la Cour » (15). La présence de juges africains n’est en rien une garantie d’impartialité : ils relèvent, tout autant que les juges occidentaux, d’un formatage au Common Law, inadapté aux problèmes surgis dans les pays du Sud (16).
Il est difficile de concevoir, bien qu’un recours soit toujours politiquement utile, à condition d’être médiatisé, que la CPI mette en cause les dirigeants de l’OTAN ou des responsables français, anglais ou américains !
Si l’agression est devenue en 2017 l’un des crimes relevant de la CPI, cette nouvelle compétence ne peut s’appliquer à celle survenue en 2011. Seuls les crimes de guerre commis en Libye sont susceptibles de faire l’objet d’une procédure, mais, comme pour la Côte d’Ivoire, les responsables occidentaux et leurs alliés ont toutes les chances d’être épargnés (17).
On ne peut espérer de la CPI des condamnations pénales à l’encontre des destructeurs de la Libye, sources d’éventuelles réparations pour un peuple globalement victime des opérations de l’OTAN.
Quant aux obstacles au recouvrement des avoirs libyens (18), ils sont d’une telle complexité et soulèvent des considérations financières (celles des banques d’affaires) d’une telle importance qu’il est vraisemblable que ces avoirs ne pourront être restitués que dans la mesure où il sera décidé qu’ils devront servir à établir des autorités libyennes stables et à leur dicter une politique choisie par les puissances.
L’incroyable « disparition » des intérêts et dividendes des avoirs libyens gelés du fait de l’action de certaines banques, avec l’accord d’instances étatiques en violation des décisions des Nations Unies, est l’indice révélateur du caractère essentiellement politique de la question de la restitution de ces avoirs, nécessaires à la reconstruction de la Libye.
A moins d’un rassemblement des forces libyennes favorables au respect de la souveraineté de leur pays et de l’appui qu’elles pourraient recevoir des puissances étrangères aux ingérences de 2011 à 2019, le chaos libyen se prolongera pour s’achever par un alignement sur la politique imposée par des intérêts (notamment pétroliers et stratégiques) indifférents à ceux du peuple libyen.
L’exigence de justice et de respect de la légalité seront, une fois de plus, passées par pertes et profits.
Notes :
1Le sort que subit le Peuple palestinien mobilise quelques associations de solidarité dans le monde occidental ainsi que quelques universitaires et échappe ainsi à l’indifférence complice dont bénéficie la politique israélienne depuis plus d’un demi-siècle.
2Préface (p. VII) de l’édition du Manuel de Droit International public. Rousseau. 1905.
3Voir les appréciations portés, par exemple, sur le mouvement des juristes « Critique du Droit », fondé dans les années 1970, assimilé à une « dissidence » subversive, « heureusement » négligeable au sein de la communauté des juristes « classiques ».
4Cf. A. Hauriou. « Réflexions sur les statuts épistémologiques respectifs du pouvoir et de la liberté ». RDP. 1974, p. 643.
5Il convient de noter que, paradoxalement, les émeutes de Benghazi qui allaient fonder une intervention dite humanitaire, se sont accompagnées de pendaisons, égorgements, mutilations, rappelant les méthodes des Islamistes algériens, de celles de l’État islamique en Irak et de Daesh en Syrie.
6Cette fausse nouvelle, ainsi que celle du bombardement de la population de Benghazi par l’aviation du régime, qui n’a jamais eu lieu, ont été reprises par tous les grands médias occidentaux. Elles ont été développées par diverses personnalités (tel B.H. Lévy) du monde politique, des arts et des lettres, sur la seule base d’une hostilité très ancienne à la personne et au régime de M. Kadhafi.
7Voir l’article de J. Ping dans Le Monde Diplomatique d’août 2014 : « Fallait-il tuer Kadhafi ? ». L’un des trois points, accepté par Tripoli, était le départ du pouvoir de M. Kadhafi. L’appel de l’Évêque de Tripoli, Mgr Martinelli, demandant un « geste d’humanité envers le Colonel Kadhafi qui a protégé les Chrétiens de Libye », n’a pas davantage été entendu.
8L’un des alliés africains de la France les plus stables, Idriss Deby, Président du Tchad, l’a exprimé ouvertement le 16.12.2014 à Dakar, lors de la clôture du Forum sur la paix et sur la sécurité en Afrique : « l’objectif de l’OTAN était d’assassiner Kadhafi. Cet objectif a été atteint ».
Voir aussi F. Arki. K. Laske. Avec les compliments du Guide. Fayard. 2018.
9Voir la description du lynchage à mort de M. Kadhafi par les milices de Misrata (brigades Al Nimer et Al Assad), consécutif aux frappes d’un mirage français de l’escadron 3-mars-Ardennes sur le véhicule transportant M. Kadhafi et l’un de ses fils (Human Rights Watch. 16 octobre 2012).
10Concernant les victimes civiles dues aux bombardements des forces de l’OTAN, dont Amnesty International fait état dans son Rapport « Libye : les victimes oubliées des frappes de l’OTAN » de 2012 (suite à une enquête sur le terrain en janvier et février 2012), la réponse est venue : l’OTAN elle-même (lettre du 13 mars 2012) a osé affirmer que « comme le Conseil de l’Atlantique Nord l’a explicitement ordonné, aucun civil, et aucun individu spécifique, qu’il soit civil ou militaire, n’a jamais été pris pour cible au cours de notre opération » !
Voir aussi, le rapport d’Amnesty International. « The Battle for Libya : Killings, Disappearances and Tortures ». 13 septembre 2011.
11Des cadres de la Banque Centrale libyenne, par le relais des Frères Musulmans, avaient révélé au Trésor américain les comptes bancaires libellés au nom de leur pays, ce qui a permis de geler les avoirs en moins d’une semaine dès le début de la contestation et d’en faire bénéficier le Conseil National de Transition, avant la chute du régime, c’est-à-dire dès le 1er septembre 2011.
12Une procédure est ouverte devant la Haute Cour de Justice de Londres contre la Société Générale et une instruction a débuté en Belgique à propos de l’utilisation des intérêts des avoirs libyens détenus par des banques en Belgique dont l’utilisation semble avoir été autorisée par le gouvernement belge dès 2012 et le Trésor Public belge !
13Les interventions militaires françaises inaptes à contrôler le territoire, comme au Mali par exemple, fondées sur le « sécuritaire » ne font qu’aggraver la situation et exacerber les tensions sociales locales sans rien régler dans la lutte menée contre les « Djihadistes » (qui n’ont d’ailleurs que peu de ressemblance avec les Islamistes d’Irak et de Syrie). La disparition de l’État libyen est l’une des sources de la déstabilisation des pays voisins, dont les difficultés essentielles résultent de questions économiques, sociales, foncières et secondairement religieuses.
14On note que l’Allemagne s’est démarquée et a refusé toute participation à l’opération « Unified Protector » de l’OTAN contre la Libye.
15Cf. A. Branch « Dominic Ongwen on Trial : the ICC’s African Dilemmas » in International Journal of Transitional Justice. 2017, p. 34.
16Cette particularité, favorisant la propension à sanctionner des ressortissants du Sud pour des faits qui pourraient être reprochés aux représentants du monde occidental, avait déjà été dénoncée par le Juge indien Pal du Tribunal militaire de Tokyo et par l’internationaliste Schwarzenberger.
17Plus qu’une réorientation, la CPI est sur la voie d’un déclin. Le retrait du Statut de Rome s’étend (certains États africains, les Philippines, etc.) et rend incertain l’avenir de la CPI. La création de cette juridiction était prématurée. La « communauté » internationale n’a pas d’existence réelle ; il n’existe pas de cohésion idéologique, encore moins d’intérêts communs. La CPI, et de nombreux États en sont désormais conscients, présente tous les traits de la juridiction politique au service des dominants. Les juristes occidentaux, souvent enthousiastes en 1998, lors de l’adoption du Statut sont devenus plus « prudents » quant à leur appréciation.
18Les traités internationaux ne règlent même pas la question de la restitution des avoirs acquis par la corruption (Voir T. Balmelli. « La restitution des avoirs acquis par la corruption : de l’obligation morale à l’obligation juridique » in T. Balmelli. B. Jaggi. Les traités internationaux contre la corruption.2004. (Suisse), p. 63 et s.