Leur société et la nôtre

Le scandale agite la France à la veille des élections. Durant la présidence Macron, le gouvernement a forcé sur les recours aux cabinets de consultance. Ce type de contrat aurait doublé entre 2018 et 2021, atteignant un montant record de plus d’un milliard d’euros en 2021. L’un des principaux acteurs de l’affaire et le cabinet McKinsey qui, pour couronner le tout, n’aurait pas versé d’impôt sur les sociétés depuis une dizaine d’années. Mais pour l’économiste Frédéric Lordon, le scandale va bien au-delà. Il explique comment les conseils de ces cabinets, allant toujours dans le même sens, organisent à travers l’État le grand pillage de la société par le capitalisme financier. Une nouvelle phase après le néolibéralisme? Et si c’était ça, le fameux “projeeeeet” de Macron? (IGA)


« Évidemment ils se sont goinfrés comme des porcs ». « Ils », McKinsey. Le propos est « entendu de la bouche d’un homme au cœur du système ». On ne sait pas qui est l’homme. Mais on sait qui rapporte ses propos. C’est Jean-Dominique Merchet, éditorialiste bizarre, entendre : reconnu par la corporation « éditorialiste » quoique faisant souvent écart à sa ligne d’uniforme imbécillité. Ici la qualité du rapporteur rend plus difficile d’évacuer pour complotisme la véracité du propos rapporté — comme le ferait le premier Gilles Le Gendre venu ou le spécialiste du complotisme de France Inter. On tiendra donc pour raisonnablement assuré que : oui, comme des porcs.

On le tiendra d’autant plus que la porcherie McKinsey n’est en fait qu’une réalisation particulière de la porcherie générale qui a pour nom présentable « capitalisme néolibéral ». Le capitalisme néolibéral est cette forme d’organisation de la société qui a pour effet de la mettre entièrement à disposition de la jouissance d’une poignée de porcs — rassemblés sous le nom présentable de « le capital ».

Ici cependant, les choses deviennent un peu plus compliquées, notamment sous le rapport de ce qui se joue entre l’État et le capital. La vision usuelle du simple libéralisme plaçait les deux dans un rapport d’antagonisme : l’État fait prévaloir ses logiques propres qui ne sont pas nécessairement celles du capital, parfois lui sont contradictoires — l’État institutionnalise, réglemente, légifère même, bref contrarie. Le capital rêve sa disparition. Le néolibéralisme est une proposition autrement subtile dans laquelle le capital ne parvient pas à ses fins contre l’État mais par ses voies mêmes. La société est mise à disposition par l’État qui s’est mis à disposition. Et dans la porcherie, ça jouit très fort.

Sujets de la Firme

Vient tout de même un moment où l’on s’interroge. Parler d’un rapport, s’il est nouveau, entre l’État et le capital suppose (logiquement) deux entités distinctes. Mais que penser quand la mise à disposition tourne à l’interpénétration et que, celle-ci franchissant un seuil critique, on finit par ne plus savoir qui est quoi ? Quand un banquier d’affaire devient président, quand les mêmes personnages naviguent indifféremment des postes de pouvoir économiques aux postes de pouvoir politiques, quand par suite les conflits d’intérêts se répandent comme le mildiou ou le phylloxera, et désormais quand des cabinets de consulting prennent en main les politiques publiques : État ? Capital ? Étapital ? Ultra-néolibéralisme ? Les mots commencent à manquer.

Les mots peut-être, mais pas les petits noms. On connaît celui de McKinsey : la Firme. La Firme c’est aussi le petit nom que s’est complaisamment donné le quarteron de têtes à claques en chaussures pointues qui a entouré Macron en 2017. La coïncidence évidemment ne doit rien au hasard. Dans l’indistinction générale, c’est aussi le même imaginaire d’une pauvreté affligeante qui circule d’un bord et de l’autre. En réalité c’est un peu davantage. « La Firme » est, sinon le nouveau nom, du moins le nouvel état rêvé pour la société. Expérimentée d’abord dans des communautés d’élite, la forme « Firme » est envisagée pour la communauté tout entière.

On a pu entendre des analyses s’attarder sur le « vide » du discours de Macron, voire son « absence d’idéologie ». Ce sont des diagnostics aussi faux que dangereux. Le hurlement du « projeeeet » était grotesque mais n’était pas vide de contenus. Aucun de ceux-ci n’étant présentable, il importait évidemment de les recouvrir avec des mots qui ne disent rien — mais la logomachie est une seconde nature pour les chaussures pointues qui sortent de Sciences Po ou de HEC. Or il y a un projet : faire de nous des sujets de la Firme.

Télécharger l’appli MonPsy en cas de détresse, écrire des lettres de motivation par dizaines pour émerger de Parcoursup, se faire flasher le QR code pour le moindre mouvement, s’habituer à parler à des robots : voilà comment vivront les sujets de la Firme. Dans les interstices où ils ne sont pas à disposition.

Les deux voies du capital

On connaissait la forme classique de la mise à disposition du capital : l’exploitation comme salarié. Le néolibéralisme en aura ajouté une autre, au moins aussi violente : la démolition comme usager. Il ne faut pas s’y tromper : la démolition n’est qu’une autre forme de la mise à disposition — en fait son préalable. Si bien que le capital a désormais ses deux voies : la voie directe des salariés, exsanguinés pour « l’actionnaire » ; la voie indirecte des usagers, abandonnés pour « les investisseurs » — ces bienfaiteurs qu’on n’en finira jamais de remercier pour accepter de suppléer notre impéritie en souscrivant les titres de la dette publique. Et que nous serions de parfaits ingrats à ne pas les contenter en tout : en acceptant de convenir avec eux que « l’État vit au-dessus de ses moyens » et qu’il va falloir en rabattre de nos habitudes de nababs. En fermant des écoles, des hôpitaux, des crèches, des bureaux de poste, des tribunaux — caprices de nababs. Et en soumettant ceux qui restent à de légitimes rigueurs, en fait même : aux évidences de la simple rationalité. Néomanagériale.

Or, énorme surprise, cette rationalité-là, celle des « investisseurs », est formellement la même que l’autre, celle de « l’actionnaire ». Dans l’un et l’autre cas, elle commande de réduire l’argent — quand il va à la population. Ici, plans sociaux, délocalisations, déréglementations et compression des masses salariales. Là, plans d’économie, fermetures générales, et application du même knout productiviste pour faire toujours plus avec toujours moins. Maximisation des cash-flows récupérables par le capital, soit directement via les dividendes, soit indirectement via l’appréciation des cours de la dette publique dans les marchés de taux.

Et maintenant, de surprise en surprise : au bout des deux canalisations, une seule entité, le capital financier. L’unique instance véritablement directrice dans le monde de la Firme, l’unique dépositaire de ce que ses sujets sont invités à reconnaître comme « la rationalité ». Au nom de laquelle, les cabinets de conseil prennent possession de la conduite des services publics.

Et logiquement, en bout de course, l’unicité de procédés applicables à tout. De là que, si le scandale (actionnarial) Orpéa-Korian est d’un dégoût à soulever le cœur, si dans une société qui n’aurait pas encore été firmisée en ses médias, il y aurait eu de quoi mettre au grand jour, non pas une affaire particulière, mais la vérité générale du projeeeeeet pour l’incriminer définitivement, de là, donc, que la situation des Ehpad publics soit à peine plus reluisante. Cris de triomphe des chaussures pointues : « vous voyez bien que la propriété privée ne fait rien à l’affaire ». Justement si. Deux voies sans doute, mais une seule porcherie en bout de course — où l’on se « goinfre » de cash avec des restes d’humains broyés dedans.

Conformément au processus d’indistinction de l’Étapital néolibéral, les deux voies initialement différentes n’en finissent plus elles aussi de se rejoindre jusqu’à fusionner complètement. Car la paupérisation (la démolition) organisée du service public prépare évidemment le terrain pour l’entrée en scène des services privés, le constat de l’incurie essentielle de l’« État » conduisant, par simple « déduction », à celui de la supériorité essentielle de l’« entreprise ». Alors débarquent les cliniques privées, les écoles privées, bientôt les universités privées, les chacals du coaching Parcoursup, les « plateformes » de toutes sortes, les complémentaires retraites capitalisées, etc., toutes admirables initiatives qui substituent la rationalité actionnariale à la rationalité néomanagériale — mais c’est la même ! Et bien sûr, en bout de liste, McKinsey — métonymie de l’organisation, par le capital, de la société-Firme pour le capital.

Parler d’organisation n’est pas une spéculation : elle est la conséquence logique d’une vision d’ensemble – celle de la Firme (des partners). L’État échoue, le privé réussit. Voilà l’unique idée qui remplit les cerveaux de l’Étapital. Olivier Véran a pour premier mouvement de saluer la performance des cabinets de conseil dans le montage des TGV médicalisés qui a en fait été opéré par les cheminots et les fonctionnaires de l’AP-HP. C’est un réflexe. De Véran à Macron en passant par le nuisible Kohler et le grotesque Attal, tous ces esprits d’État ne parient plus un kopec sur l’État, et ont choisi leur camp. On démolira l’État, pour en remettre les fonctions au privé. Et puis on passera (ou retournera) soi-même au privé. De lui avoir ainsi étendu comme jamais le domaine de l’exploitation leur vaudra ce qu’il faut de reconnaissance — quand on lui organise convenablement les canalisations, la porcherie n’est pas une ingrate.

« Firme et citoyenneté » (une diapositive)

Mais dans les soutes de la Firme, qu’est-ce qu’on en pense ? En temps ordinaire, les partners s’en soucient comme de leur premier PowerPoint. Mais nous sommes en campagne. Et le peuple imbécile s’enflamme pour un rien. On fait donc des conférences de presse, on pousse Amélie de Montchalin, tutrice de la DITP [1], le réacteur opérationnel de la Firme dans l’État. Elle est supposément envoyée l’extincteur à la main. Mais bon sang ne saurait mentir et le naturel revient au galop : « on va apprendre à beaucoup de gens à lire le rapport du Sénat ». C’est toujours aussi convivial, sans chichi, et l’on ne pourra pas lui enlever qu’au moins on sait à qui l’on a affaire. Quant à Macron, Benalla un jour, Benalla toujours (« Qu’ils aillent au pénal ! »)…

Pour ceux qui peinent encore à saisir quelle idée de la démocratie on se fait depuis la Firme des animaux, il reste cette information de choix que le gouvernement a chargé les cabinets de conseil d’organiser… les « concertations citoyennes ». Ça n’est plus un bouclage de la boucle, c’est presque un geste artistique, une performance contemporaine. Au début on croit qu’on rêve, et convenons qu’il faut s’administrer à soi-même une ou deux baffounettes pour se convaincre qu’on est bien réveillé. Et même ainsi, on ne sait plus si c’est le plus anecdotique, le plus grotesque, ou le plus central et le plus significatif. En tout cas on voit ce que c’est qu’une cohérence. La cohérence à laquelle ces gens veulent livrer la société entière. Il faut vraiment être très limité, ou gouvernemental, pour ne voir dans l’affaire McKinsey qu’une histoire de régularité des marchés publics ou de fraude fiscale.

Choix de société

À ce moment on repense à 1981, quand les uns anticipaient les chars russes sur la Place de la Concorde, et que les autres prophétisaient le passage des ténèbres à la lumière ou qu’on allait changer la vie. Déjà on parlait de choix entre des « modèles de société ». On connaît la suite. Mais cette suite n’empêche pas que les problèmes se posent en toute généralité. Ceux de la société que nous voulons, notamment. Un choix dont l’acuité d’aujourd’hui est sans commune mesure avec celui d’alors. Car depuis quatre décennies, le cauchemar s’est considérablement précisé. On devra d’ailleurs à Macron de l’avoir porté à un degré de clarté inédit. La porcherie va nous détruire, tous, hormis les partners et les hallucinés de la classe nuisible qui leur servent de base et voudront « y croire » jusqu’au bout du fantasme.

Quant aux réfractaires, à ceux qui ne veulent ni devoir chanter leur motivation pour quémander leur servitude, ni finir en tourteaux dégraissés, et que la démocratie assistée façon McKinsey n’aura étonnamment pas réussi à convaincre, on connaît déjà le traitement qui leur sera réservé : police toute-puissante, surveillance intrusive, judiciarisation des contestations les plus anodines [2]. C’est en ce point précis que, selon une expression si usitée de l’éditorialisme, « les extrêmes se touchent » — mais pas ceux auxquels il réserve usuellement cette jonction : non pas, donc, RN et FI (qui ne peut être qualifiée d’« extrême », et rapprochée de l’autre, que par des individus ayant perdu toute boussole politique), mais l’extrême de la Firme et l’extrême des fascistes, deux sortes de porcs si l’on veut, donc voués à se retrouver, au moins à se compléter. Car, en effet la fascisation de la société est le complémentaire naturel de sa firmisation.

L’état d’atomisation et de déréliction générales qu’instaure le néolibéralisme crée les conditions idéales pour laisser proliférer les solutions de survie imaginaires de l’identitarisme ; les obsessions racistes, islamophobes notamment, dont on a vu combien elles s’exprimaient à haute et intelligible voix dans le gouvernement, repolarisent le débat public le plus loin possible des opérations réelles de la Firme ; et pendant ce temps, la triangulation électorale va bon train.

En cette matière, les procédés du macronisme auront été à la hauteur de ceux de la startupisation. Donner un grand entretien à Valeurs Actuelles, exprimer bruyamment l’estime en laquelle on tient ce journal, faire savoir qu’on a réconforté Zemmour à qui avaient été dits de vilains mots, s’intéresser à ses vues sur l’immigration, réfléchir ostensiblement aux mérites historiques de Pétain ou de Maurras, laisser faire avec complaisance la construction d’un empire médiatique ouvertement fasciste : toutes ces choses, qui semblent parfaitement contradictoires avec le monde raffiné des chaussures pointues, sont en fait absolument cohérentes avec son projet, si c’est d’une cohérence indirecte — et, bien sûr, vigoureusement déniée. À plus forte raison dans la dernière phase de campagne, quand il est temps de reprendre les postures avantageuses de l’ouverture et de la tolérance. Après avoir fait glisser méthodiquement tout le terrain vers l’extrême droite.

Pour peu cependant qu’on n’omette pas de voir de quels stabilisateurs politiques réels la Firme se soutient, et que l’Étapital a les chaussures pointues qui baignent dans la merde, on aura une idée plus complète de ce que les mots « choix de société » engagent en 2022. De tous les moyens de leur faire droit, le moyen électoral est peut-être le plus imparfait, parfois même le plus trompeur. Mais, sans pléonasme ni mauvais jeu de mots, un moyen médiocre vaut mieux que pas de moyen du tout.

Au point où nous en sommes de cette campagne, les choses sont suffisamment décantées. Il reste maintenant : la fasciste, le fascisateur, et un candidat de gauche. Normalement, c’est assez simple.

 

Frédéric Lordon est un économiste qui travaille avec la philosophie, selon sa propre définition, directeur de recherche au CNRS. Il est notamment l’auteur de «  Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières  », Raisons d’agir, octobre 2008 ; « Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme », Presses de Sciences Po, 2008 ; « Et la vertu sauvera le monde  », Raisons d’agir, 2003 ; «  La politique du capital  », Odile Jacob, 2002. « Imperium » Structures et affects des corps politiques. La Fabrique, septembre 2015.

 

Source: La pompe à phynanceBlogs du « Diplo ». Paris, le 1er avril 2022

Illustration: John Vine. — « Three Prize Pigs » (Trois cochons de compétition), 1865.

 

Notes:

[1] La Direction interministérielle à la transformation publique, comme son nom l’indique, cultive et la promesse de la « transformation » permanente et, partant, celle des contrats de « conduite du changement » permanents. Avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) de Sarkozy, la DITP est par excellence le lieu de la conversion de l’État à la rationalité néomanagériale.

[2] Lire « Feu sur les libertés », Manière de voir, n° 182, avril-mai 2022, en kiosques.

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.