Aux États-Unis, d’éminents et anciens experts de la sécurité nationale adressent une lettre ouverte au président Biden et aux membres du Congrès : ils demandent de tout mettre en œuvre pour mettre un terme à la guerre en Ukraine par la diplomatie. Sans cautionner l’invasion russe, ils n’hésitent pas à dénoncer les agissements de l’Otan et des marchands d’armes qui ont contribué à déstabiliser l’Europe. Seront-ils entendus ? (IGA)
La guerre entre la Russie et l’Ukraine a été un véritable désastre. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées ou blessées. Des millions de personnes ont été déplacées. Les destructions environnementales et économiques ont été incalculables. Et la dévastation à venir pourrait être exponentiellement plus importante, les puissances nucléaires se rapprochant de plus en plus d’une guerre ouverte.
Nous déplorons la violence, les crimes de guerre, les frappes de missiles aveugles, le terrorisme et les autres atrocités qui font partie de cette guerre. La solution à cette violence choquante n’est pas plus d’armes ou plus de guerres, entraînant avec elles la garantie de plus de mort et de destruction.
En tant qu’Américains et experts en sécurité nationale, nous demandons instamment au président Biden et au Congrès d’user de tout leur pouvoir pour mettre fin rapidement à la guerre entre la Russie et l’Ukraine par la diplomatie, tenant compte notamment des graves dangers d’une escalade militaire qui pourrait devenir incontrôlable.
Il y a soixante ans, le président John F. Kennedy a fait une observation qui est cruciale pour notre survie aujourd’hui : “ Tout en défendant leurs propres intérêts vitaux, les puissances nucléaires doivent éviter les confrontations qui amènent un adversaire à choisir entre une retraite humiliante ou une guerre nucléaire. Adopter ce genre de ligne de conduite à l’ère nucléaire ne serait qu’une preuve de la faillite de notre politique – ou le souhait d’une mort collective pour le monde entier.“.
La cause immédiate de cette guerre désastreuse en Ukraine est l’invasion russe. Toutefois, les plans et les actions visant à étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie ont suscité les craintes de cette dernière. Les dirigeants russes ont fait valoir ce point de vue pendant 30 ans. L’échec de la diplomatie a conduit à la guerre. Aujourd’hui, la diplomatie est indispensable pour mettre fin à la guerre Russie-Ukraine avant qu’elle ne détruise l’Ukraine et ne mette l’humanité en danger.
Le potentiel de paix
L’anxiété géopolitique actuelle de la Russie est alimentée par le souvenir des invasions de Charles XII, de Napoléon, du Kaiser et d’Hitler. Les troupes américaines faisaient partie d’une force d’invasion alliée qui est intervenue sans succès contre le camp vainqueur de la guerre civile ayant suivi la Première Guerre mondiale en Russie. La Russie considère l’élargissement de l’OTAN et sa présence à ses frontières comme une menace directe ; les États-Unis et l’OTAN n’y voient qu’une préparation prudente. En diplomatie, il faut essayer d’analyser les choses avec une forme d’empathie stratégique, en cherchant à comprendre ses adversaires. Ce n’est pas de la faiblesse, c’est de la sagesse.
Nous rejetons l’idée que les diplomates, en quête de paix, doivent choisir un camp, en l’occurrence celui de la Russie ou de l’Ukraine. En favorisant la diplomatie, nous choisissons le camp de la raison. De l’humanité. De la paix.
Nous considérons la promesse du président Biden de soutenir l’Ukraine “aussi longtemps qu’il le faudra” comme un permis de poursuivre des objectifs mal définis et finalement irréalisables. Elle pourrait s’avérer aussi catastrophique que la décision prise l’année dernière par le président Poutine de lancer son invasion et son occupation criminelles. Nous ne pouvons et ne voulons pas soutenir la stratégie consistant à combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien.
Nous plaidons pour un engagement significatif et sincère en faveur de la diplomatie, en particulier d’un cessez-le-feu immédiat et de négociations sans conditions préalables disqualifiantes ou prohibitives. Des provocations délibérées ont déclenché la guerre entre la Russie et l’Ukraine. De même, une diplomatie délibérée peut y mettre fin.
Les actions des États-Unis et l’invasion de l’Ukraine par la Russie
Lors de l’effondrement de l’Union soviétique et de la fin de la guerre froide, les dirigeants des États-Unis et de l’Europe occidentale ont assuré aux dirigeants soviétiques, puis russes, que l’OTAN ne s’étendrait pas jusqu’aux frontières de la Russie. “L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est”, a déclaré le secrétaire d’État américain James Baker au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev le 9 février 1990. Des assurances similaires données par d’autres dirigeants américains ainsi que par des dirigeants britanniques, allemands et français tout au long des années 1990 le confirment.
Depuis 2007, la Russie a averti à plusieurs reprises que le positionnement des forces armées de l’OTAN à ses frontières était intolérable – tout comme le positionnement de forces russes au Mexique ou au Canada serait intolérable pour les États-Unis aujourd’hui, et tout comme le déploiement des missiles soviétiques à Cuba l’était en 1962. La Russie a en outre qualifié l’expansion de l’OTAN en Ukraine de particulièrement provocatrice.
La guerre vue par la Russie
Notre tentative de comprendre le point de vue des Russes sur leur guerre n’approuve pas l’invasion et l’occupation, pas plus qu’elle n’implique que les Russes n’avaient pas d’autre choix que cette guerre.
Pourtant, tout comme la Russie avait d’autres options, les États-Unis et l’OTAN ont agi de la même manière jusqu’à ce jour.
Les Russes ont clairement défini leurs lignes rouges. En Géorgie et en Syrie, ils ont prouvé qu’ils utiliseraient la force pour défendre ces lignes. En 2014, leur prise immédiate de la Crimée et leur soutien aux séparatistes du Donbass ont démontré qu’ils s’engageaient sérieusement à défendre leurs intérêts. L’incompétence, l’arrogance, le cynisme ou un mélange perfide des trois sont probablement des facteurs qui y ont contribué.
Une fois encore, alors même que la guerre froide prenait fin, des diplomates, des généraux et des hommes politiques américains mettaient en garde contre les dangers d’une extension de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie et d’une ingérence malveillante dans la sphère d’influence de la Russie. Les anciens chefs de cabinet Robert Gates et William Perry ont lancé ces avertissements, tout comme les diplomates respectés que sont George Kennan, Jack Matlock et Henry Kissinger. En 1997, cinquante experts américains de haut niveau en politique étrangère ont adressé une lettre ouverte au président Bill Clinton pour lui conseiller de ne pas élargir l’OTAN, qualifiant cette décision d'”erreur politique d’une ampleur historique”. Le président Clinton a choisi d’ignorer ces avertissements.
Le plus important pour comprendre l’orgueil démesuré et les calculs machiavéliques dans la prise de décision des États-Unis concernant la guerre Russie-Ukraine est le rejet des avertissements émis par Williams Burns, l’actuel directeur de la CIA. Dans un câble adressé à la secrétaire d’État Condoleezza Rice en 2008, alors qu’il était ambassadeur en Russie, Burns a évoqué l’expansion de l’OTAN et l’adhésion de l’Ukraine :
« Les aspirations de l’Ukraine et de la Géorgie à rejoindre l’OTAN ne touchent pas seulement un nerf sensible en Russie, elles suscitent de sérieuses inquiétudes quant aux conséquences pour la stabilité de la région. Non seulement la Russie perçoit un encerclement et des efforts visant à saper son influence dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement ses intérêts en matière de sécurité. Les experts nous disent que la Russie craint particulièrement les fortes divisions que suscite en Ukraine l’adhésion à l’OTAN, une grande partie de la communauté ethnique russe étant opposée à l’adhésion ; et que ces divisions conduisent à une scission majeure, impliquant des violences ou pire, une guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non. Et c’est une décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée. »
Pourquoi les États-Unis ont-ils persisté à élargir l’OTAN malgré ces avertissements ? Les profits tirés des ventes d’armes ont joué un rôle majeur. Face à l’opposition à l’expansion de l’OTAN, un groupe de néoconservateurs et de hauts responsables de fabricants d’armes américains ont formé le Comité américain pour l’expansion de l’OTAN (U.S. Committee to Expand NATO). Entre 1996 et 1998, les plus grands fabricants d’armes ont dépensé 51 millions de dollars (94 millions de dollars actuels) en lobbying et des millions d’autres en contributions aux campagnes électorales. Grâce à ces largesses, l’expansion de l’OTAN est rapidement devenue une affaire pliée. Après quoi les fabricants d’armes américains ont vendu des milliards de dollars d’armes aux nouveaux membres de l’OTAN.
À ce jour, les États-Unis ont envoyé à l’Ukraine pour 30 milliards de dollars de matériel militaire et d’armes, l’aide totale à l’Ukraine dépassant les 100 milliards de dollars. La guerre, dit-on, est un racket, très rentable pour quelques privilégiés.
L’expansion de l’OTAN, en somme, est un élément clé de la politique étrangère militarisée des États-Unis, caractérisée par l’unilatéralisme, le changement de régime et les guerres préventives. Les guerres ratées, dont les plus récentes sont celles d’Irak et d’Afghanistan, ont engendré des massacres et de nouvelles confrontations, une dure réalité que l’Amérique a elle-même créée. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a ouvert une nouvelle arène de confrontation et de massacres. Cette réalité n’est pas entièrement de notre fait, mais elle pourrait bien être notre perte, à moins que nous ne nous consacrions à la recherche d’un règlement diplomatique qui mette fin aux massacres et désamorce les tensions.
Faisons de l’Amérique une force de paix dans le monde.
Source originale: Eisenhower Media Network
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action
Photo: manhhai – flickr cc 2.0
Signataires:
Dennis Fritz, Director, Eisenhower Media Network; Command Chief Master Sergeant, US Air Force (retired)
Matthew Hoh, Associate Director, Eisenhower Media Network; Former Marine Corps officer, and State and Defense official.
William J. Astore, Lieutenant Colonel, US Air Force (retired)
Karen Kwiatkowski, Lieutenant Colonel, US Air Force (retired)
Dennis Laich, Major General, US Army (retired)
Jack Matlock, U.S. Ambassador to the U.S.S.R., 1987-91; author of Reagan and Gorbachev: How the Cold War Ended
Todd E. Pierce, Major, Judge Advocate, U.S. Army (retired)
Coleen Rowley, Special Agent, FBI (retired)
Jeffrey Sachs, University Professor at Columbia University
Christian Sorensen, Former Arabic linguist, US Air Force
Chuck Spinney, Retired Engineer/Analyst, Office of Secretary of Defense
Winslow Wheeler, National security adviser to four Republican and Democratic US
Lawrence B. Wilkerson, Colonel, US Army (retired)
Ann Wright, Colonel, US Army (retired) and former US diplomat
Chronologie:
1990 – Les États-Unis assurent à la Russie que l’OTAN ne s’étendra pas jusqu’à sa frontière : “Il n’y aura pas d’extension de l’OTAN d’un pouce vers l’est”, déclare le secrétaire d’État américain James Baker.
1996 – Les fabricants d’armes américains forment le Comité pour l’expansion de l’OTAN, qui dépense plus de 51 millions de dollars pour faire pression sur le Congrès.
1997 – 50 experts en politique étrangère, dont d’anciens sénateurs, des officiers militaires à la retraite et des diplomates, signent une lettre ouverte déclarant que l’élargissement de l’OTAN est “une erreur politique d’une ampleur historique”.
1999 – L’OTAN admet la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en son sein. Les États-Unis et l’OTAN bombardent la Serbie, alliée de la Russie.
2001 – Les États-Unis se retirent unilatéralement du traité sur les missiles antibalistiques.
2004 – Sept nouveaux pays d’Europe de l’Est adhèrent à l’OTAN. Les troupes de l’OTAN se trouvent désormais directement à la frontière de la Russie.
2004 – Le parlement russe adopte une résolution dénonçant l’expansion de l’OTAN. Poutine réagit en déclarant que la Russie “élaborera sa politique de défense et de sécurité en conséquence”.
2008 – Les dirigeants de l’OTAN annoncent leur intention d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie, également situées aux frontières de la Russie, dans l’Alliance.
2009 – Les États-Unis annoncent leur intention d’installer des systèmes de missiles en Pologne et en Roumanie.
2014 – Le président ukrainien légalement élu, Viktor Ianoukovitch, fuit la violence pour se réfugier à Moscou. La Russie considère son éviction comme un coup d’État des États-Unis et des pays de l’OTAN.
2016 – Les États-Unis commencent à renforcer leurs troupes en Europe.
2019 – Les États-Unis se retirent unilatéralement du traité sur les forces nucléaires intermédiaires.
2020 – Les États-Unis se retirent unilatéralement du traité “Ciel ouvert”.
2021 – La Russie soumet des propositions de négociation tout en envoyant des forces supplémentaires à la frontière avec l’Ukraine. Les représentants des États-Unis et de l’OTAN rejettent immédiatement les propositions russes.
24 février 2022 – La Russie envahit l’Ukraine, déclenchant la guerre russo-ukrainienne.
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