L’Ethiopie à la croisée des chemins (2/3): la dictature militaire de Mengistu

Au-delà des mythes, l’empire de Hailé Sélassié cachait une réalité terrible pour la majeure partie des Éthiopiens. Portés par un grand mouvement populaire, de jeunes officiers de l’armée renversent l’empereur en 1974. Mengistu devient le nouvel homme fort d’Éthiopie, mais se montre incapable de répondre aux aspirations du peuple. Comment la révolution a-t-elle fait basculer le pays dans la dictature militaire ? Pourquoi les Éthiopiens sont-ils restés condamnés à la misère avec, comme point d’orgue, la dramatique famine de 1984 ? Pourquoi, alors que Michael Jackson et les stars du monde entier récoltaient des dons pour les victimes, BHL et Glucksmann ne voulaient-ils pas aider l’Éthiopie ? Dans cette deuxième partie de notre entretien, Mohamed Hassan explore les contradictions de la dictature militaire du Derg. Il dévoile également les origines du TPLF, cette organisation politique qui a succédé à Mengistu et qui s’accroche au pouvoir depuis plus de vingt ans. Dimanche 9 octobre, alors que la révolte gronde partout dans le pays, le TPLF a décrété l’Etat d’urgence. 


Lire la première partie: L’empire de Sélassié

 

Confronté à une révolte grandissante, Hailé Sélassié engage des réformes et nomme un jeune Premier ministre. Visiblement, ces quelques changements n’ont pas permis d’apaiser les choses. Pourquoi ?

Les Ethiopiens n’étaient plus dupes. Les ministres ne pouvaient plus jouer le rôle de fusible, cette technique avait vécu. Et les dernières réformes lancées par l’empereur et son jeune premier ministre comme de la poudre aux yeux ne pouvaient masquer la fatale réalité: l’Ethiopie ne s’était jamais réellement modernisée. Son économie n’aurait pas fait tache au Moyen-âge, mais dans la deuxième moitié du 20e siècle… L’aristocratie vivait toujours sur le dos des paysans tandis que l’industrie n’employait que quelque 60.000 personnes et ne fournissait que 15% du PNB. 70% des investissements venaient de l’étranger. En même temps, la population avait explosé dans les grandes villes. Entre les années 50 et 70, le  nombre d’habitants à Addis-Abeba était passé de 300.000 à 700.000, d’autres villes de province doublant aussi de taille. Mais l’économie n’avait pas suivi, si bien que le taux de chômage urbain pouvait atteindre jusqu’à 50%.[1]

Quand Sélassié a rendu la presse et les débats plus libres, ça n’a donc pas calmé le jeu. Au contraire, les tensions étaient encore plus exacerbées. Les Ethiopiens ne se gênaient plus pour dire tout le mal qu’ils pensaient de l’empereur et de son régime féodal. Deux partis civils ont émergé dans ce contexte, puisant leurs racines dans le mouvement estudiantin. Les plus jeunes étaient regroupés dans le Parti Révolutionnaire du Peuple Ethiopien (PRPE) tandis que la vieille génération militait au sein du Mouvement Socialiste pan-éthiopien (MEISON). Les deux formations partageaient les mêmes idées sur l’égalité des nationalités. Elles étaient également convaincues qu’il fallait gagner le soutien des paysans en menant une réforme agraire. Il serait alors possible de constituer une base sociale importante pour, finalement, mener une révolution nationale démocratique.

 

Si le PRPE et le MEISON partageaient les mêmes idées et le même plan de bataille, pourquoi n’ont-ils pas uni leurs forces ?

Les deux partis étaient en désaccord sur le rôle de l’armée. Pour les jeunes du PRPE, principalement des petits-bourgeois issus des villes, la révolution ne pourrait être menée que dans un Etat démocratique où le pouvoir serait confié aux civils. En revanche, la vieille garde du MEISON estimait qu’il fallait s’appuyer sur l’armée en exploitant les contradictions de classes qui traversaient cette institution mieux organisée. Le MEISON voulait ainsi soutenir les revendications des petits officiers pour renverser le gouvernement. Ce parti avait en fait adopté la théorie du dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev. Il prétendait qu’en Afrique l’intelligentsia révolutionnaire et les officiers révolutionnaires pourraient construire un Etat socialiste s’ils unissaient leurs forces.

 

Le MEISON avait-il fait le bon choix ? Ce sont bien des officiers de l’armée qui vont renverser l’empereur.

Malheureusement, ce n’était pas aussi simple. Tant le PRPE que le MEISON campaient sur leurs positions. Au lieu de poursuivre les discussions et de tenter de développer une nouvelle approche qui aurait pu satisfaire tout le monde sur base de leurs nombreuses convergences, les membres des deux partis ont commencé à s’entretuer. Littéralement! Ce fut une lutte atroce. Près de 1200 jeunes révolutionnaires ont perdu la vie à cause de ce conflit entre deux partis qui n’étaient encore que des mouvements guidés par des petits-bourgeois. Le PRPE et le MEISON aspiraient à devenir des partis de masse en développant une base sociale parmi les paysans et les ouvriers. Mais ils ont échoué à cause de leurs dissensions.

Les officiers révolutionnaires ont profité de cette situation pour prendre le pouvoir et installer le Derg, qui signifie « comité militaire » en référence aux comités de soldats qui avaient été envoyés auprès de l’empereur. Le nouvel homme fort de l’Ethiopie était le lieutenant-colonel Mengistu Hailé Mariam. Dans un premier temps, il a appuyé la répression des membres du MEISON qui étaient hostiles à une alliance entre les civils et les militaires. Mais il s’est ensuite retourné également contre les cadres du PRPE qui avaient soutenu les officiers révolutionnaires. Mengistu n’entendait pas partager le pouvoir. Il organisa ainsi une grande opération d’alphabétisation des campagnes. Les étudiants devaient être les ambassadeurs de la révolution éthiopienne auprès des paysans. Ils devaient leur apprendre à lire et à écrire mais aussi prêcher la bonne parole révolutionnaire dans les campagnes. En réalité, cette opération visait surtout à éloigner les étudiants de la capitale afin qu’ils ne contestent pas le nouveau pouvoir. La CELU, principal syndicat éthiopien, avait milité aux côtés du mouvement estudiantin pour faire tomber Sélassié. Lorsque Mengistu a voulu écarter ces jeunes révolutionnaires, le syndicat a protesté en appelant à une grève générale. En vain. Le lieutenant-colonel a aussitôt fait arrêter les principaux dirigeants de la CELU.

 

Quels changements le Derg a-t-il apporté en Ethiopie?

Les officiers du Derg se revendiquaient du marxisme à l’instar des principaux mouvements révolutionnaires du pays à l’époque. Arrivé au pouvoir, le Derg a donc lancé une grande vague de nationalisations. Les principales industries tombaient ainsi entre les mains de l’Etat. Des partenariats avec le privé étaient consentis pour certains secteurs comme l’exploration minière et la construction. Enfin, quelques pans de l’économie restaient totalement privés comme le transport et la petite manufacture.

Mais l’enjeu principal reposait sur l’agriculture. Le Derg amorça un changement radical en appliquant le slogan des communistes chinois qui avaient résonné durant les manifestations éthiopiennes: la terre à ceux qui la cultivent. Concrètement, Mengistu lançait en 1975 une grande réforme agraire. Les terres étaient déclarées propriété de l’Etat sans aucune compensation pour les propriétaires terriens. Des coopératives de paysans furent mises sur pied, des terres furent distribuées à ceux qui n’en avaient pas avec une limite de taille par exploitation. La vente et la location de terrains étaient par ailleurs interdites. La réforme agraire eut un gros impact surtout dans le sud du pays où l’exploitation des paysans était beaucoup plus rude. En dépossédant les grands propriétaires terriens, la réforme agraire permit également de miner les fondations de l’ancien régime et par conséquent, de consolider le pouvoir du Derg.

 

Ces réformes ont-elles permis d’améliorer les conditions de vie des Ethiopiens?

Pas vraiment. L’analyse du Derg n’était pas totalement erronée et répondait en partie aux aspirations populaires. Mais la maladresse du gouvernement, son autoritarisme, sa méconnaissance de toutes les particularités éthiopiennes et le manque de dialogue ont rendu l’application des réformes infructueuse. Prenons l’exemple de la réforme agraire. Elle était absolument nécessaire et l’idée d’attribuer des terres aux paysans était excellente. Mais peu de temps après son entrée en vigueur, le Derg revoyait le système de taxation avec des frais pour l’utilisation des terres agricoles et une taxe sur les revenus. D’abord très bas, les taux allaient progressivement augmenter. Les paysans étaient par ailleurs obligés de vendre leur production à une agence publique avec des prix fixés par l’Etat.

 

Après l’aristocratie de l’ancien régime et ses riches propriétaires terriens, les paysans tombaient-ils sous une nouvelle forme d’exploitation?

En fait, alors que l’agriculture représentait le principal secteur économique, le Derg souhaitait augmenter les revenus agricoles pour dégager des surplus qui auraient permis à l’Etat d’acheter ce qui lui manquait. Il aurait pu ainsi investir dans le développement d’autres secteurs économiques et moderniser le pays. Mais la taxation, telle qu’elle fut appliquée, a eu un effet contre-productif. Les paysans produisaient moins et consommaient davantage les fruits de leur labeur car ils n’avaient aucune motivation à remettre à l’Etat une grande partie de leur travail. Ce sentiment des paysans était accentué par les nombreux fonctionnaires et organismes publiques qui prenaient leur part dans la chaîne. Ils étaient perçus comme des parasites. La production agricole n’a donc pas décollé comme le Derg l’espérait. Et Mengistu était furieux: “Produire seulement ce qui est nécessaire pour sa propre famille, refuser de mettre les cultures sur le marché jusqu’à ce que les prix augmentent, produire volontairement moins pour faire grimper les prix, tout cela est une manifestation d’attitudes individualistes et antisocialistes.[2]

 

Les mouvements révolutionnaires affirmaient qu’il fallait gagner le soutien des paysans pour développer un parti de masse. Mengistu a-t-il échoué?

Oui, c’était un échec. Les paysans s’étaient débarrassés des parasites de l’ancien régime mais voyaient débarquer des nouveaux intermédiaires. C’était très ma perçu. “Vous pensez peut-être que nous sommes paresseux, résumait un planteur de café. Nous ne le sommes pas. Voyez comme nous travaillons, et nous sommes prêts à travailler davantage. Mais plus nous produisons, plus l’appétit de ceux qui vivent à nos dépens s’accroît.”[3] Le gouvernement avait mis sur pied des associations de paysans pilotées par des fonctionnaires. Dans certaines régions, elles étaient devenues des hauts-lieux de contestation. Les paysans y faisaient entendre leurs griefs. Ils réclamaient l’élimination des intermédiaires inutiles dans la chaîne agricole et un meilleur contrôle de leur production. Mengistu ne les a pas écoutés, il a répliqué par l’arrestation des agitateurs. Avec la répression des syndicats et des étudiants, cet épisode montre bien comment le Derg s’est installé dans la dictature militaire au lieu de s’appuyer sur les masses.

 

Loin de rencontrer les espoirs de production du gouvernement, les problèmes du secteur agricole ont viré au drame avec la famine de 1984. L’une des pires en Ethiopie. Selon les principales estimations, elle aurait causé près de 500.000 victimes.

Mengistu n’avait pas plus d’excuses que Sélassié. La sécheresse est un facteur naturel, pas la famine. J’étais en Belgique quand c’est arrivé. Je me souviens que des personnes collectaient des vivres à la sortie d’un supermarché pour les envoyer en Ethiopie. J’avais discuté avec eux et, dans leur panier, j’avais trouvé des produits qui venaient… d’Ethiopie! De fait, ce grand pays dispose d’énormément de ressources et a toutes les capacités pour nourrir sa population. Mais plusieurs obstacles se sont toujours dressés sur le chemin de la sécurité alimentaire. La topographie du pays tout d’abord. L’Ethiopie est traversée de montagnes abruptes auxquelles répondent des vallées profondes. De nombreux explorateurs ont témoigné de la complexité des paysages éthiopiens. Les routes et autres moyens de communication sont donc difficiles à mettre en place, ce qui a un sérieux impact sur le commerce, l’agriculture et le développement des services pour la population.

Mais cet obstacle n’est pas impossible à surmonter. Malheureusement, les régimes qui se sont succédé n’ont pas été à la hauteur pour relever le défi. C’était impossible dans l’Ethiopie féodale de Sélassié. Cela n’a pas été possible sous la dictature militaire du Derg. Mengistu a foncé sans suffisamment réfléchir ni dialoguer. Il a voulu appliquer des théories marxistes utilisées ailleurs sans tenir compte des spécificités éthiopiennes. Mais le marxisme n’est pas un mode d’emploi qu’il faut suivre à la lettre pour réussir. C’est une grille d’analyse, un outil que vous devez adapter au lieu et à l’époque. Et comme n’importe quel outil, le plus important est la façon de l’employer. Avec un marteau, je peux construire une maison ou briser le crâne de mon voisin. Le problème n’est donc pas le marteau, mais celui qui tient le manche.

 

Visiblement, il n’y a pas que les théories marxistes qui ont fait chou blanc en Ethiopie. Des projets de la Banque Mondiale ont également fait un flop total à l’époque.

C’est vrai. Dans les années 70 et 80, des experts de la Banque mondiale ont tenté de développer des projets pour surmonter les crises alimentaires. Sans succès. Cela avait commencé avec la famine de 1972. Des experts occidentaux avaient eu l’idée de connecter les éleveurs des plaines aux marchés des montagnes. Mais ils n’avaient pas une bonne connaissance des lieux et ont établi des routes qui ignoraient celles que les éleveurs utilisaient habituellement. C’était du gâchis car les nouvelles routes n’ont jamais été empruntées.

Durant les années 80, la Banque Mondiale a persévéré dans l’erreur, comme l’explique l’historien John Markakis: “En ayant en tête le modèle des ranchs des pays développés, les plans avaient une conception uniforme pour toutes les zones, ignorant les différences significatives d’environnement, de modes de production, de structures sociales et de cultures. Le fait que les interventions pour le développement s’étaient focalisées sur le bétail plutôt que sur les gens était un autre problème, car elles avaient échoué à intégrer les connaissances des gens du coin et à les engager dans l’effort. (…) Néanmoins, Addis-Abeba est devenue dépendante des modèles clés en main importés, et ce n’est pas difficile de voir pourquoi. Son rôle est de fournir la bureaucratie qui absorbe le volume des fonds alloué aux projets. Le rapport final de la Banque Mondiale sur les Projets de Développement des Pâturages (1976-84) a montré que 60% des fonds était parti à l’administration.[4]

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De nombreux artistes s’étaient mobilisés lors de la famine en Ethiopie.

C’est ce qui a porté certaines personnes à vouloir couper les vivres à l’Ethiopie? La famine de 1984 avait déclenché un grand élan de solidarité en Occident. Michael Jackson et ses amis avaient récolté des millions de dollars avec la chanson We are the World. En Grande-Bretagne, Bob Geldof réunissait Mick Jagger, Freddy Mercury, Annie Lennox et bien d’autres. En France, Renaud suivait le mouvement avec une brochette d’artistes locaux. Mais, à contre-courant de cette mobilisation, Médecins Sans Frontières fustigeait le gouvernement éthiopien et son plan de villagisation des paysans affamés. Certains intellectuels comme Bernard-Henri Lévy et André Glucksman ont pointé les penchants marxistes et prosoviétiques de Mengistu, allant jusqu’à demander de couper l’aide à l’Ethiopie. Dans Silence, on tue, Glucksmann écrivait que l’Ethiopie était le nouveau pion (…) que l’URSS avance en Afrique en vue de la guerre décisive contre l’Afrique du Sud. Une fois ce dernier bastion blanc et “impérialiste” éliminé, l’Afrique sera mûre pour passer tout entière dans le camp soviétique“.

L’idée était de construire des villages dans les terres fertiles du sud et d’y installer les paysans qui subissaient la sècheresse dans les contrées asséchées du nord. Et dans l’absolu, cette idée n’était pas totalement stupide. D’ailleurs, les Nations unies soutenaient le projet. Mais le Derg s’est attelé à la tâche sans beaucoup de discernement et avec une extrême brutalité, une fois de plus. Peu avant la période d’examens, des milliers d’étudiants et d’enseignants ont été envoyés dans la province pour construire des maisons en un temps record, alors qu’ils n’étaient pas vraiment à l’aise avec une pelle et du ciment. De plus, beaucoup de paysans ont été déplacés contre leur volonté. Le voyage était particulièrement difficile pour ces familles qui souffraient déjà de la famine. Les infrastructures n’étaient pas prêtes à leur arrivée. Et leur organisme devait affronter des maladies nouvelles en passant d’une région à l’autre. Le programme de villagisation fut donc un échec et entraîna des dizaines de milliers de morts. Enfin, quand la construction des derniers villages arriva à terme au début des années 90, la plupart de ceux qui avaient été déplacés retournèrent sur leurs terres d’origine, la sècheresse étant passée.

 

Les critiques étaient donc fondées?

Le problème est que certaines associations et certains intellectuels réactionnaires se sont emparés du dossier pour porter un agenda politique en pleine guerre froide. La tendance est apparue durant la guerre du Biafra (1967-1970). On s’est rendu compte qu’auprès de l’opinion publique, les déclarations des humanitaires avaient symboliquement plus de poids que celles des ministres ou des généraux. Elles ont donc été exploitées pour dénoncer des crises humanitaires et des violations de droits humains, avérées ou supposées. Le tout invariablement dirigé contre le même camp, comprenez le bloc communiste. “Alertant l’opinion publique, nous mettions les politiques face à leurs responsabilités, nous les contraignions à intervenir pour arrêter le massacre“, expliquera plus tard Claude Malhuret, ancien président de MSF, au sujet de la guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Cet exemple est révélateur. On prétendait que les méchants soviétiques avaient envahi l’Afghanistan. Les moudjahidines défendaient leur pays et MSF était à leurs côtés. En réalité, l’organisation avait beaucoup de difficultés à travailler avec ces rebelles. Mais elle n’en fera pas étalage, concentrant ses condamnations tonitruantes contre les seuls Soviétiques. MSF masquera la vérité: c’est la CIA qui avait provoqué une intervention de l’URSS en finançant et en armant les moudjahidines pour déstabiliser un gouvernement afghan allié de Moscou. L’ancien directeur de la CIA, Robert Gates, et le conseiller de la Maison Blanche, Zbigniew Brzezinski, le confirmeront. En outre, cette guerre provoquée par les Etats-Unis et défendue par MSF aura des conséquences désastreuses. A la fin des années 1970, il y avait de l’espoir en Afghanistan. Après l’opération de la CIA, le pays va plonger dans la guerre civile, donner naissance à Al-Qaida et voir débarquer les Talibans, avant de connaître l’invasion de Bush en 2001. En fait, nous subissons encore aujourd’hui les répercussions de l’opération afghane.

 

Et en Ethiopie, quel était l’agenda de ces drôles d’humanitaires?

L’humanitaire se muait en cheval de Troie pour le droit d’ingérence et le soft power des Etats-Unis. L’Ethiopie prosoviétique de Mengistu n’a pas échappé au phénomène et la famine a offert à quelques intellectuels réactionnaires l’opportunité de taper encore plus fort sur le communisme. Bernard-Henri Lévy s’y était déjà essayé quelques années plus tôt à la tête d’un convoi humanitaire au Cambodge pour venir au secours du peuple affamé. Flanqué d’une armada de journalistes, le convoi fut refoulé à la frontière. On apprendra plus tard qu’il n’y avait pas de famine au Cambodge à ce moment-là mais, au moins, les reportages étaient dans la boîte.

En Ethiopie par contre, la famine était bien réelle. Glucksman et Lévy n’ont évidemment pas manqué d’établir un lien de causalité entre les théories marxistes du Derg et la famine, se gardant bien de rappeler que le fléau avait déjà sévi du temps de Ménélik et de Sélassié. Les chevaliers blancs avaient également accusé les donateurs d’entretenir une dictature corrompue, pour le plus grand malheur des Ethiopiens. Fallait-il pour autant couper le robinet des aides? Le bilan de la famine aurait été encore plus désastreux. Reste à savoir combien de vies Glucksman et Lévy étaient prêts à sacrifier pour voir tomber le Derg. Heureusement, les organisations internationales ont continué leur travail en Ethiopie en essayant parfois d’infléchir les choix de Mengistu. Sans trop de succès, il faut bien le reconnaître.

 

La question des paysans occupait une place centrale dans les manifestations qui ont conduit à la chute de Sélassié. Mais la réponse du Derg à cet enjeu fondamental s’est soldée par un échec dramatique. Voyons une autre revendication importante du mouvement révolutionnaire: l’égalité des nationalités en Ethiopie. Quelles solution Mengistu a-t-il apporté à cet épineux problème?

Sur ce point, il y a eu des avancées notables durant la dictature militaire. Arrivé au pouvoir, Mengistu avait promis que l’Ethiopie serait un Etat plurinational. “Plus aucune nationalité ne dominera les autres“, avait prononcé le président lors d’un discours. Concrètement, ceux qui n’étaient pas Amhara ne cherchaient plus à cacher leurs origines comme par le passé. L’islam pouvait sortir du placard et ses adeptes étaient reconnus comme de véritables Ethiopiens pour la première fois dans l’histoire du pays. Trois jours de fête musulmans étaient d’ailleurs reconnus comme jours de fête nationale. Cela peut paraître anecdotique. Mais quand on pense que certains empereurs avaient tenté d’éradiquer l’islam d’Ethiopie, cette nouveauté du calendrier témoigne d’un changement radical dans les mentalités.

Mengistu avait également mis sur pied un Institut des nationalités qui regroupait des géographes, des ethnologues, des économistes et toute une série d’autres spécialistes. Ils ont mené des enquêtes, réalisé des sondages, étudié des manuscrits anciens et discuté avec des villageois aux quatre coins du pays. Le but était de voir comment vivait chaque groupe ethnique basé en Ethiopie.

 

Plus d’un siècle après l’instauration d’un empire centralisé qui préfigurait l’Ethiopie moderne, les Ethiopiens ne se connaissaient toujours pas?

Comment auraient-ils pu? Historiquement, la topographie et le manque de moyens de communication a empêché une bonne connaissance des communautés qui peuplaient ce vaste pays. Mais surtout, de Tewodoros à Sélassié en passant par Ménélik, aucun empereur ne s’est vraiment penché sur la question. Ils avaient leur propre vision de l’identité nationale et tous les Ethiopiens devaient nécessairement se fondre dans le moule. Vous voyez qu’entre les empereurs féodaux d’Ethiopie et certains politiciens occidentaux d’aujourd’hui, il n’y a pas grande différence. Ces gens sont arriérés. (Rires)

Mengistu a donc créé cet Institut des nationalités mais cela s’est retourné contre lui à cause de la Somalie. La Somalie historique a été arbitrairement découpée par les puissances coloniales. En 1959, la Somalie est devenue indépendante avec la fusion des Somalies britannique et italienne. Mais il restait des morceaux de la Somalie historique dans les pays limitrophes, à savoir le Kenya, Djibouti et l’Ethiopie. D’ailleurs, les cinq branches de l’étoile du drapeau somalien représentent les cinq parties de cette Somalie historique. En adoptant ce symbole, le gouvernement somalien voulait faire passer un message: deux parties de la Somalie ont été réunies mais trois manquent encore à l’appel. Une importante communauté de Somali vit ainsi dans le sud-est de l’Ethiopie, plus particulièrement dans la région de l’Ogaden. Si bien qu’en 1978 Mengistu avait dû repousser une offensive militaire de son voisin somalien, Siad Barré, qui voulait annexer cette région. Pour Mengistu, l’Ethiopie était un Etat plurinational, certes, mais rien ne pouvait remettre en cause son unité ni son intégrité. Et voilà que quelques années à peine après la guerre de l’Ogaden, les experts de l’Institut des nationalités confirmaient par leurs études toutes les théories sur la Somalie historique. D’une certaine façon, ces experts donnaient raison aux habitants de l’Ogaden qui souhaitaient être rattachés à leur voisin somalien.

 

Comment Mengistu a-t-il réagi?

Il a coupé court à l’expérience de l’institut. De toute façon, l’égalité des nationalités n’aurait jamais pu être accomplie dans l’Ethiopie de Mengistu. Cette question ne peut être résolue que sur une base démocratique. Or, dans la dictature militaire, les différentes ethnies pouvaient s’habiller librement, garder leur nom et parler leur propre langue. Mais finalement, elles devaient toutes dire la même chose et ne pas contrarier le lieutenant-colonel. Comment garantir l’égalité des citoyens dans ces conditions? De plus, si les différentes ethnies trouvaient une représentation au sein de l’Etat, concrètement, le Derg restait dominé par une minorité d’Amhara d’où étaient issue la majorité des officiers révolutionnaires.

Enfin, l’égalité des nationalités n’aurait jamais pu se concrétiser sans apporter une réponse au problème érythréen. Mais Mengistu s’est montré encore plus intransigeant que ses prédécesseurs. Dans la dictature militaire, l’armée absorbait la plus grosse part du budget national. Après avoir repoussé l’invasion somalienne et alors qu’il bénéficiait d’une aide militaire considérable de l’Union soviétique, Mengistu a cru qu’il pourrait venir à bout de la résistance érythréenne. En 1982, après avoir rapatrié en Ethiopie tous les fonctionnaires qui travaillaient dans l’ancienne colonie italienne, le dictateur lançait la campagne Red Star. 120.000 soldats étaient mobilisés avec un double-objectif : défaire le Front populaire de libération de l’Erythrée (EPLF) et reconstruire l’Erythrée en tant que partie de l’Ethiopie.

 

Là encore, l’entreprise de Mengistu s’est soldée par un échec. Pourquoi?

Les Ethiopiens étaient plus nombreux et mieux équipés. Mais ils n’avaient pas de motivation. Ils ne faisaient qu’obéir aux ordres d’un dictateur qui martelait que l’Ethiopie était indivisible alors que ceux qui portaient les fusils n’avaient aucun droit et subissaient le chauvinisme Amhara. En face, les Erythréens luttaient pour obtenir leur indépendance après des décennies d’injustice. La campagne Red Star leur a fait du tort. Mais l’EPLF s’est replié, a fait preuve de patience et s’est reconstruit. Il pouvait compter sur le soutien de la population car, dans les territoires contrôlés, les résistants construisaient des écoles et des hôpitaux. Ils aidaient les paysans dans leur travail. Ce n’est donc pas juste un mouvement qui luttait pour l’indépendance, c’était littéralement tout un peuple qui portait un projet de société.

Après un repli tactique, l’EPLF a repris la guérilla. Des unités mobiles et flexibles lançaient des attaques éclair contre les troupes éthiopiennes. Après chaque victoire, les soldats de l’EPLF récupéraient les armes de leur ennemi. Les Erythréens se sont ainsi progressivement constitué une armée avec des équipements modernes. A la fin, ils disposaient même de tanks! Et après trente années de lutte – le plus long combat de libération nationale d’Afrique – les Erythréens obtenaient leur indépendance. Mengistu, lui, s’enfuyait au Zimbabwé. C’était en 1991.

Les Érythréens ont dû se battre durant plus de 30 ans pour obtenir leur indépendance.
Les Érythréens ont dû se battre durant plus de 30 ans pour obtenir leur indépendance.

Les Erythréens n’étaient pas les seuls à combattre Mengistu. Comment était organisée l’opposition en Ethiopie?

Le Derg n’était pas parvenu à concrétiser l’égalité des nationalités en Ethiopie. Si bien que des mouvements de résistance s’étaient développés un peu partout dans le pays, sur des bases ethniques. Il y avait le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), le Front de libération Oromo (OLF), le Front de libération des Somali Aboo (SALF) ou encore le Front de libération Afar… Tous ces groupes menaient une lutte armée contre le pouvoir central afin d’obtenir l’indépendance de leur région. Mais, seul, aucun n’était en mesure de prendre le dessus sur l’armée du Derg. Plusieurs éléments allaient cependant faire pencher la balance.

Tout d’abord, Mengistu était devenu totalement dépendant de l’aide militaire soviétique. Durant les années 80, l’URSS était engagée en Afghanistan et la question éthiopienne n’était pas prioritaire. L’Union soviétique était en outre minée par une série de problèmes internes. Gorbatchev lançait la Perestroïka en 1985 pour tenter de sauver les meubles. Mais ces réformes n’allaient pas empêcher l’effondrement du bloc soviétique. A la fin des années 80 donc, la dictature militaire du Derg voyait son principal soutien s’évaporer. En mars 1989 d’ailleurs, des soldats de l’armée éthiopienne tentèrent de renverser Mengistu. Parmi les revendications, on retrouvait une fois de plus l’ouverture de négociations avec les Erythréens. Les différentes offensives lancées par Mengistu n’avaient pas permis de terrasser la résistance de l’EPLF et les soldats éthiopiens étaient épuisés par ce conflit. Mengistu parvint à réprimer la tentative de coup d’Etat mais il en sortit affaibli. Comme Gorbatchev, il lança des réformes pour prolonger la vie d’un régime arrivé à bout de souffle. Après avoir tout nationalisé, Mengistu commença à tout libéraliser.

 

Quel impact eurent les réformes?

Aucun. Le régime était déjà condamné quand le Derg lança les réformes. Le coup de grâce vint d’une vaste offensive lancée par les Tigré du TPLF en 1991.  D’une certaine manière, ce mouvement a fait cause commune avec les Erythréens de l’EPLF pour renverser Mengistu. Ils étaient voisins et les cadres des deux organisations partageaient des racines communes. Le Derg n’avait d’ailleurs pas prêté beaucoup d’attention à l’insurrection du TPLF, pensant qu’elle ne survivrait pas à une défaite de l’EPLF. Mais les Erythréens ont vaincu l’armée de Mengistu sur leurs terres, offrant une voie royale au TPLF en Ethiopie.

Cependant, la relation entre ces deux mouvements de résistance n’a pas toujours été au beau fixe. Ce qui s’explique par la mentalité très étroite des dirigeants du TPLF. Ils n’ont jamais été capables de résoudre leurs contradictions internes par la discussion mais fonctionnaient par putschs au sein du parti. Les cadres fondateurs ont d’ailleurs été écartés par une jeune génération qui comprenait un certain Meles Zenawi. De tendance marxiste-léniniste, le TPLF suivait alors la ligne de Mao. Quand les jeunes ont pris la direction du mouvement, un Britannique leur a remis un livre d’un groupe pro-albanais et ils ont commencé à suivre la ligne d’Enver Hoxha. Dans un Congrès retentissant de 1985, les cadres du TPLF ont ainsi condamné Mao. A leurs yeux, c’était un révisionniste. Zenawi et sa bande ont également mis dans le même panier la Chine, l’Union soviétique et les Etats-Unis: toutes des puissances impérialistes! Ce qui trahissait une profonde méconnaissance de la nature de l’impérialisme et la vacuité de leur analyse politique. C’est Lénine qui a le mieux cerné cette nature, démontrant comment le capitalisme conduisait à l’impérialisme, les grandes puissances capitalistes cherchant à se partager le monde pour exporter les capitaux que leurs économies devaient nécessairement amasser. Même si l’Union soviétique a pu commettre des erreurs dans sa politique étrangère, en soutenant Mengistu notamment, la mettre au même niveau que les Etats-Unis dénotait d’une faiblesse théorique.

 

Quelle était la vision du TPLF?

Pour eux, le chauvinisme Amhara avait engendré une telle haine entre les différentes nationalités d’Ethiopie que le seul moyen pour les Tigré d’accéder à la démocratie était d’obtenir l’indépendance de leur région. Des délégués du PRPE étaient présents au Congrès de 1985. Souvenez-vous, ce mouvement avait participé aux manifestations pour faire tomber Sélassié. Mais il refusait de confier le pouvoir aux militaires si bien que le Derg l’avait durement réprimé. Il a poursuivi la lutte armée durant les années de la dictature de Mengistu avec des forces très limitées. Représenté au Congrès du TPLF de 1985, le PRPE s’est opposé à ce mouvement du Tigré qui prétendait incarner l’avant-garde de la résistance à Mengistu. “Vous êtes une organisation ethnique et vous réclamez l’indépendance de votre région, avait déclaré en substance le délégué du PRPE. Comment pouvez-vous dès lors être l’avant-garde de la résistance éthiopienne? Nous ne représentons pas un groupe ethnique, nous nous battons pour tous les Ethiopiens. C’est à vous à rejoindre notre combat.

Mais les jeunes cadres du TPLF ne voulaient rien entendre. Leur vision étroite a d’ailleurs fait l’objet de discorde avec les Erythréens de l’EPLF. Pour avoir vécu de nombreuses tentatives d’ingérence durant leur combat pour l’indépendance, les Erythréens n’avaient pas l’habitude de s’immiscer dans les affaires des autres organisations. Ils ont toutefois commis une exception en 1985, après le Congrès du TPLF, en publiant un long document sur l’indépendance de l’Erythrée et les mouvements démocratiques éthiopiens. Le texte revenait sur la création de l’Ethiopie, analysait les différentes contradictions qui traversaient ce pays et dressait un inventaire des organisations actives dans la résistance. L’EPLF était d’accord sur le fait qu’il y avait un sérieux problème de nationalités en Ethiopie. Mais il estimait que ce défi pourrait être relevé à travers la lutte des classes, dans une Ethiopie démocratique.

 

Le TPLF n’était pas d’accord avec ça?

Une fois de plus, il n’a rien voulu entendre. Le TPLF a lui aussi produit un document : “Nos différences avec l’EPLF”, dans lequel il demandait comment les Erythréens pouvaient dire aux Tigré ce qu’ils devaient faire. Pour le TPLF, c’était une incursion inadmissible. Sur le fond, les leaders Tigré étaient convaincus qu’en Ethiopie le problème des nationalités primait sur celui de l’économie et des classes sociales. Pour eux, les différentes ethnies ne pouvaient pas vivre ensemble. Ils sont donc restés accrochés à l’indépendance de leur région et ont pris leur distance avec leurs camarades d’Erythrée.

 

Mais c’est bien une offensive du TPLF sur la capitale Addis-Abeba qui a provoqué la fuite de Mengistu en 1991. Pourquoi les Tigré sont-ils finalement sortis de leur région?

Durant les années 80, alors que le Derg concentrait ses efforts sur l’Erythrée, le TPLF est devenu militairement plus fort. Il s’est également constitué une base sociale importante dans le Tigré. Mais il a aussi compris que l’indépendance de la région ne serait pas possible sans le renversement de Mengistu. Le lieutenant-colonel aurait immédiatement déclaré la guerre à cette République indépendante du Tigré. Zenawi et sa clique ont donc eu l’idée de prendre Addis-Abeba pour pouvoir ensuite organiser un référendum qui accorderait l’indépendance de leur région.

Cependant, pour parvenir à prendre la capitale, le TPLF devait se réconcilier avec les Erythréens et coordonner la lutte armée. Il leur fallait aussi des alliés en Ethiopie et leur regard s’est logiquement porté sur la principale ethnie du pays, les Oromo. Le TPLF n’entretenait pas de très bonnes relations avec le Front de Libération Oromo (OLF). Leurs analyses réciproques divergeaient trop. Les Tigré ont donc créé leur propre mouvement Oromo. L’Organisation démocratique du peuple Oromo (OPDO) a vu le jour, composée de soldats Oromo du Derg que le TPLF avait fait prisonniers. Le TPLF pouvait également compter sur d’anciens membres du PRPE qui avaient fondé un nouveau parti, le Mouvement Démocratique des Peuples Ethiopiens (EPDM), proche des Tigré. Avec ces différentes organisations, Zenawi allait fonder une coalition, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF).

 

C’est cette coalition EPRDF qui a remporté 100% des sièges lors des élections législatives de 2015?

Exactement. Cette coalition occupe le pouvoir depuis la chute de Mengistu en 1991. Mais derrière cette organisation, le TPLF tire les ficelles. En fait, alors que la chute du Derg était imminente, Zenawi a marché vers Addis-Abeba. Mais pour prendre la capitale, il ne pouvait pas se présenter comme un rebelle du Tigré. Il lui fallait une robe de mariée. Cette robe, c’était l’EPRDF. Un dictateur tombait à nouveau en Ethiopie. Mais les problèmes du pays étaient loin d’être résolus.

 

Source: Investig’Action

Lire la première partie: L’empire de Sélassié

 

Notes:

[1] Gérard Prunier, L’Ethiopie contemporaine, Editions Karthala, 2007

[2] John Markakis, Ethiopia. The Last Two Frontiers, James Currey, 2011

[3] Jacques Bureau, Éthiopie. Un drame impérial et rouge, Editions Ramsay, 1987

[4] John Markakis, Ibid.

 

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