Lundi, l’armée israélienne menait un nouveau raid contre l’hôpital al-Shifa où sont réfugiés près de 30 000 Palestiniens. L’opération aurait permis d’éliminer un haut responsable du Hamas, selon l’armée israélienne. La veille, un convoi acheminait de l’aide humanitaire au nord de Gaza. Sans entraves israéliennes et dans une organisation qui tranchait avec de précédents incidents. Cet article de Mondoweiss explique pourquoi ces deux événements sont liés et comment, en ciblant un responsable de la police civile de Gaza, Israël vise l’effondrement de la société palestinienne. (I’A)
Au cours des deux derniers jours, un certain nombre de choses se sont produites qui n’avaient apparemment rien à voir les unes avec les autres. Lundi, à 2 heures du matin, l’armée israélienne a pris d’assaut l’hôpital al-Shifa. Elle y est entrée avec des chars et par des tirs nourris, tuant et blessant des dizaines de personnes. Il s’agissait de la quatrième invasion d’al-Shifa depuis octobre, elle a donné lieu à l’arrestation de plus de 80 personnes.
La veille, 13 camions d’aide sont arrivés dans le nord de Gaza pour la première fois en quatre mois, sans être refoulés par l’armée israélienne ni donner lieu au massacre de demandeurs d’aide palestiniens affamés. Les personnes se rendant en masse à l’entrepôt de l’UNRWA dans le camp de réfugiés de Jabalia pour recevoir l’aide ont formé des files d’attente inhabituellement ordonnées et ont patiemment attendu les distributions de farine, de riz et d’autres denrées alimentaires. Nombreux sont ceux qui se sont réjouis de l’arrivée de l’aide, une scène immortalisée par Al Jazeera.
Mais ce que peu de gens savent, c’est que cette livraison réussie d’une aide alimentaire dont le nord de Gaza avait cruellement besoin a en réalité conduit l’armée israélienne à lancer son raid meurtrier sur l’hôpital al-Shifa le lendemain.
Le lien entre ces deux événements ne peut s’expliquer que si l’on comprend qui était visé par Israël lors du raid : Faiq Mabhouh, aujourd’hui décédé.
Briser l’ordre civil
Mabhouh était le directeur des opérations de la police de Gaza, un service de l’administration civile du gouvernement gazaoui. Contrairement à l’aile militaire du Hamas, les Brigades Qassam, Mabhouh n’a pas opéré clandestinement au début de la guerre, parce qu’il n’avait pas à le faire – il était chargé de l’application de la loi civile. Le Hamas a publié une déclaration après sa mort confirmant qu’il “s’était engagé dans une activité purement civile et humanitaire“.
Pourtant, à entendre les porte-parole militaires et les médias israéliens, Israël avait lancé une “opération précise” sur al-Shifa pour cibler un “haut responsable du Hamas” ou un “commandant en chef du Hamas” qui, selon l’armée, préparait des attaques contre Israël.
L’armée israélienne s’est toujours distinguée, tout au long de son assaut génocidaire, par des affirmations aussi effrontées et dépourvue de preuves pour justifier l’attaque d’hôpitaux et de refuges. Le véritable objectif de cette ultime attaque n’était pas de vider le plus grand abri du nord de Gaza qui accueille 30 000 personnes. Il s’agissait surtout d’empêcher Faiq Mabhouh de jouer un rôle essentiel dans la coordination de l’acheminement de l’aide humanitaire aux civils affamés de Gaza, tout en rétablissant un semblant d’ordre social dans le nord de la région.
En d’autres termes, l’attaque contre al-Shifa était une opération d’assassinat visant à briser l’ordre civil dans le nord de Gaza. Elle visait à faciliter le projet génocidaire d’Israël et à ouvrir la voie à un contrôle total de la région, sans résistance.
Les événements de ces derniers jours révèlent les intentions d’Israël de provoquer la famine et de contribuer à l’effondrement de la société. Ils nous rappellent qu’il ne s’agit pas seulement d’une guerre contre la résistance de Gaza, mais d’une guerre contre son peuple.
Acheminer l’aide tout en évitant un nouveau “massacre de la farine”
Le 17 mars, des images de brochures portant la signature des “Forces de sécurité palestiniennes” et adressées à tous les civils du nord de la bande de Gaza ont circulé sur les réseaux sociaux. Afin de “garantir l’arrivée sécurisée de l’aide” dans le nord, l’avis interdisait à toute personne de se rassembler au rond-point du Koweït et à la rue Salah al-Din, les principaux points d’entrée par lesquels l’aide humanitaire parvient au nord de la bande de Gaza. Lors de la plupart des tentatives précédentes, des foules de personnes affamées s’étaient rassemblées à ces endroits et s’étaient ruées sur les camions d’aide dès leur arrivée.
Les forces israéliennes avaient tiré sur la foule à de nombreuses reprises, tuant des centaines de personnes, notamment lors du “massacre de la farine” le 3 mars. Lorsqu’Israël ne décimait pas les foules désespérées, il arrêtait les camions d’aide en refoulait la plupart, invoquant de fallacieuses allégations de “double usage“.
Mais le plus remarquable dans la diffusion de ces brochures, c’est que la population affamée du nord de Gaza a obéi. Sans incident et sous les vivats des civils, le convoi d’aide est arrivé dans le camp de réfugiés de Jabalia, dans une installation de l’UNRWA, peu après minuit le 17 mars.
Le convoi était accompagné d’une escorte d’hommes armés et masqués, dont l’identité est restée inconnue. Le correspondant d’Al Jazeera, Ismail al-Ghoul, a déclaré que le convoi d’aide était coordonné par des clans de Gaza. Plus tard, le même jour, alors que l’aide était distribuée, le journaliste d’Al Jazeera Anas al-Sharif a déclaré que le convoi avait été organisé par “des comités locaux et des comités de surveillance composés de clans, de notables et d’anciens, qui ont supervisé l’arrivée de l’aide“.
Pourtant, le même reportage a montré des images de personnes chargées de distribuer l’aide. Elles utilisaient des ordinateurs portables pour enregistrer les bénéficiaires de l’aide avec leur carte d’identité et les inscrire dans un registre. Ce sont là les signes révélateurs de la bureaucratie du gouvernement civil de Gaza.
Les images d’Al Jazeera montrent également de longues files ordonnées de personnes recevant de l’aide, ce qui contraste fortement avec les scènes chaotiques et sanglantes qui avaient prédominé lors des incidents précédents au rond-point du Koweït et dans la rue Salah al-Din. La scène était claire dans son implication : des tentatives étaient faites pour rétablir l’ordre civil dans le nord de Gaza et pour améliorer le sort de la population meurtrie.
Moins de 24 heures plus tard, à l’aube du 18 mars, Israël envahissait al-Shifa. La nouvelle a circulé que l’armée avait assassiné Faiq Mabhouh et qu’un soldat israélien avait été tué alors que Mabhouh refusait de se rendre. Soudain, toutes les sources d’information disaient la même chose : Mabhouh était à l’origine des efforts déployés pour coordonner l’arrivée de l’aide.
Le rôle de Mabhouh
Les informations disponibles sur les fonctions de Mabhouh restent rares, mêlant souvent faits et spéculations sur ses activités et les raisons de son assassinat. La plupart des sources médiatiques s’accordent à dire que Mabhouh a organisé la livraison du convoi d’aide, ce qu’il a fait en coordination avec les clans de Gaza, l’UNRWA et les organisations internationales.
Cette coordination impliquait notamment des réunions avec des représentants de ces groupes. L’une des hypothèses les plus répandues est que c’est au cours de ces réunions que la localisation de Mabhouh a été révélée et qu’elle aurait été communiquée aux services de renseignement israéliens, probablement par l’intermédiaire de l’une de ces organisations internationales. Haaretz estime que cette fuite “pourrait expliquer l’urgence avec laquelle Israël a lancé une opération immédiate contre l’hôpital”.
En tant que chef d’une force de police civile, Mabhouh a opéré publiquement au début de la guerre. Mais au fur et à mesure qu’Israël continuait à cibler les membres de la police locale, la nécessité du secret est devenue plus évidente. Selon Axios, l’administration Biden a demandé à Israël en février de “cesser de cibler les membres de la police civile du Hamas qui escortent les camions d’aide à Gaza, avertissant qu’un “effondrement total de la loi et de l’ordre” exacerbait considérablement la crise humanitaire“.
Mais Israël n’a jamais cessé de les prendre pour cible et a même dépassé les limites en massacrant des centaines de civils à la recherche de nourriture. Ce contexte explique pourquoi les forces de police ont apparemment commencé à opérer clandestinement et pourquoi les hommes armés qui accompagnaient le convoi étaient masqués. Cela explique également les déclarations publiques affirmant que la distribution de l’aide avait été organisée par les clans.
Un régime tribal d’après-guerre à Gaza?
La mention des clans n’est toutefois pas accessoire. Dans ces scénarios pour le « jour d’après », Israël entend confier la gestion des activités quotidiennes de Gaza aux familles et aux tribus locales. De fait, les clans traditionnels exerçaient une plus grande influence dans l’enclave côtière avant l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007. Certains d’entre eux agissaient alors comme des gangs sans foi ni loi qui se livraient à des activités criminelles. Le Hamas a considérablement réduit leur rôle lorsqu’il contrôlait la bande de Gaza. Mais au cours de la dernière guerre génocidaire, nombre de ces familles ont profité du chaos pour réquisitionner des convois humanitaires, accaparer l’aide alimentaire ou la vendre sur le marché noir.
Israël n’a pas seulement accueilli cette évolution avec enthousiasme, il a activement encouragé l’état de non-droit. Le fait qu’il ait continué à prendre pour cible les escortes policières de Gaza n’a fait que renforcer le phénomène. À peu près au même moment, les responsables israéliens ont commencé à lancer l’idée d’un régime tribal d’après-guerre à Gaza.
Cela concerne la deuxième partie des spéculations entourant l’assassinat de Mabhouh, à savoir qu’il était impliqué dans la répression des clans qui s’emparaient de l’aide alimentaire, probablement les mêmes clans qui seraient en lice dans la vision israélienne de l’autorité d’après-guerre dans la bande de Gaza.
Une rumeur non fondée a largement circulé sur les réseaux sociaux en arabe et a été reprise par les médias israéliens : le Hamas aurait exécuté le chef anonyme de l’influent clan Doghmosh à Gaza qui était soupçonné d’avoir volé de l’aide humanitaire et d’avoir collaboré avec Israël. Le clan Doghmosh a publié un communiqué démentant fermement cette information, affirmant que le chef du clan était tombé en martyr lors d’une frappe israélienne le 16 novembre 2023. Une enquête menée par Al Jazeera a révélé que le nom du chef de famille (le mukhtar) figurait sur la liste des victimes de cette frappe aérienne.
Quelle que soit la véracité de ces spéculations, il est clair que la guerre génocidaire d’Israël a pris une nouvelle dimension : elle encourage l’effondrement de la société à Gaza. En provoquant la famine et en favorisant l’anarchie, Israël ne fait que poursuivre sa campagne militaire par d’autres moyens. Et lorsque des membres du gouvernement civil tentent d’endiguer la famine ou de rétablir l’ordre social, Israël lance également une guerre contre eux.
Nous remercions Jehad Abusalim d’avoir apporté une contribution essentielle à cet article.
Source originale : Mondoweiss
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action
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