Les véritables raisons de l’hystérie autour de TikTok

À l’instar des États-Unis et de l’Europe, nos gouvernements interdisent TikTok aux fonctionnaires. Cette interdiction est totalement infondée, mais elle est loin d’être anodine. Elle s’inscrit dans le cadre de la nouvelle guerre froide contre la Chine. Sommes-nous en train d’être gagnés par la fièvre guerrière ?

 

Tant le gouvernement flamand que le gouvernement fédéral interdisent à leurs employés d’utiliser TikTok sur leurs ordinateurs et smartphones professionnels. Selon le ministre Somers, l’application devrait même être supprimée de tous les téléphones portables utilisés professionnellement dans les administrations.

TikTok est très populaire auprès des jeunes. Il s’agit d’une plateforme qui diffuse des vidéos courtes et amusantes. Au départ, il s’agissait principalement de danses virales, mais l’application est rapidement devenue une source d’information majeure pour les jeunes. Aux États-Unis, près de 100 millions de personnes l’utilisent.

Toutefois, l’application populaire de vidéos est sous le feu des critiques depuis un moment. En Europe, des voix s’élèvent en faveur de son interdiction. Au Canada et aux États-Unis, l’application est déjà interdite aux fonctionnaires depuis un certain temps. Une interdiction nationale est même à l’étude du Sénat étasunien.

Deux raisons sont invoquées pour justifier l’interdiction de l’application. TikTok pourrait collecter des données massives sur les utilisateurs occidentaux. De plus, la plateforme pourrait être utilisée à des fins de propagande. Certains craignent que ByteDance, l’entreprise à l’origine de TikTok, ne soit contrainte de coopérer avec le gouvernement chinois.

Sans fondement

Ces mesures ne sont pas fondées. Tout d’abord, il est évident que les hauts fonctionnaires ne laissent pas d’informations sensibles sur leur téléphone portable ou leur ordinateur. Et la protection de ces données ne dépend pas d’une application. On protège les informations sensibles en les cryptant, pas en autorisant ou en supprimant telle ou telle application.

On notera d’ailleurs dans ce contexte que la vice-première ministre Petra De Sutter et la ministre de la Défense ( !) Ludivine Dedonder ont indiqué qu’elles continueront à utiliser TikTok.

Deuxièmement, pour qu’une application fonctionne en Europe aujourd’hui, elle doit se conformer aux règles de protection de la vie privée, mieux connues sous l’acronyme RGPD. Ces règles n’offrent pas de garanties à 100%. Mais sur la mise en conformité, TikTok est aussi sûr que les autres applications.

Le hacker éthique Baptiste Robert observe ainsi : “Pour autant que nous puissions en juger, TikTok, dans son état actuel, ne présente pas de comportement suspect et ne divulgue pas de données inhabituelles. L’obtention de données sur l’appareil de l’utilisateur est assez courante dans le monde mobile et nous obtiendrions des résultats similaires avec Facebook, Snapchat, Instagram et d’autres.

Certes, TikTok a été reconnu coupable d’avoir violé la vie privée de journalistes par le passé. Mais cela s’applique tout autant, voire plus, à d’autres applications. Il ne fait guère de doute que la CIA surveille directement ou indirectement les plateformes de réseaux sociaux qu’elle juge intéressantes. Google, par exemple, est connu pour être truffé d’anciens agents de la CIA.

Dans d’autres pays, les agences de renseignement ne manquent pas de faire leur travail. En 2020, il a été révélé que les services de renseignement israéliens espionnaient via Whatsapp.

Troisièmement, notre Sécurité d’État n’a pas encore été en mesure d’identifier un cas d’espionnage par le biais de TikTok. En tout état de cause, l’application ne contient pas de logiciel d’espionnage explicite.

Enfin, le gouvernement chinois n’a pas besoin d’une telle application pour espionner. S’il souhaite le faire, il utilisera certainement quelque chose de différent et de plus sophistiqué qu’une simple montgolfière ou une application vidéo.

Le vrai problème, ce n’est pas l’espionnage, c’est la protection de la vie privée. Il ne fait aucun doute que TikTok recueille de nombreuses informations sur les utilisateurs. Mais elle n’est pas la seule. Des applications comme Facebook et Instagram, ainsi que de nombreuses autres applications apparemment inoffensives, collectent des données et les vendent à des courtiers qui les revendent à leur tour à des entreprises pouvant tirer profit de cette mine d’or.

Dans un article de Foreign Policy, deux professeurs ont formulé les choses comme suit :

Si nous voulons nous attaquer au vrai problème, nous devons adopter des lois sérieuses sur la protection de la vie privée et non pas mettre en scène un théâtre de la sécurité. Ces lois sont nécessaires pour empêcher que nos données soient collectées, analysées et vendues – par qui que ce soit. De telles lois nous protégeraient à long terme, et pas seulement contre l’application de la semaine“.

Les vraies raisons

Les véritables raisons de l’interdiction de TikTok n’ont rien à voir avec l’espionnage ou la sécurité, elles se situent ailleurs.

Une première raison est de nature commerciale. TikTok a réussi à briser le monopole de ses concurrents étasuniens à savoir Alphabet (YouTube) et Meta (Facebook et Instagram). L’an dernier, ces entreprises ont réalisé des bénéfices colossaux, respectivement 279 milliards et 117 milliards de dollars.

Récemment, le célèbre rappeur et acteur Snoop Dogg a signé un accord d’exclusivité avec TikTok, plutôt qu’avec Spotify ou Apple Store. Compte tenu de l’énorme potentiel de profit, les enjeux sont très importants.

Et aux États-Unis, on n’aime pas laisser passer de telles opportunités de profits. Ce fut le cas précédemment avec Huawei (5G). Washington veut littéralement éliminer les concurrents chinois en les interdisant. La guerre économique est le mot d’ordre. Et comme ce fut déjà le cas ces dernières années, l’Europe – dont la Belgique – se met au diapason des États-Unis.

La deuxième raison est d’ordre géopolitique. Aux yeux des États-Unis, la Chine est de plus en plus considérée comme une menace et une puissance malveillante. Il suffit de penser à l’hystérie autour du ballon ou à l’intensification de la rhétorique guerrière sur la question de Taïwan. Nous sommes dans une nouvelle guerre froide.

Les États-Unis ont érigé un encerclement militaire de la Chine. Washington enchaîne également les alliances militaires avec des pays de la région. De toute évidence, les États-Unis s’affairent pour préparer un conflit armé avec la Chine.

Toute cette agitation autour de TikTok sert à susciter ou à renforcer une image hostile de la Chine. Pour s’engager dans des conflits militaires, il est important d’avoir l’opinion publique avec soi. L’interdiction de TikTok s’inscrit dans ce cadre, elle est donc loin d’être une question anodine.

Une fois de plus, l’Europe et la Belgique sont parfaitement en phase avec Big Brother. Pour le sinologue Rogier Creemers, qui enseigne à l’université de Leyde, l’interdiction de TikTok sur les téléphones de service des fonctionnaires s’apparente à une politique des symboles. “En cela, nous suivons les États-Unis, où actuellement, tout ce qui a trait à la Chine est considéré comme démoniaque. »

Quand l’Europe parviendra-t-elle enfin à tracer sa propre voie, basée sur le bon sens et non sur la fièvre guerrière ? Cela semble être l’un des défis les plus importants que nous ayons à relever en ces temps de guerre.

 

Source originale: De Wereld Morgen

Traduit du néerlandais par GL pour Investig’Action

Photo: Solen Feyissa, Flickr / CC BY-SA 2.0

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