Les sanctions économiques constituent une arme de plus en plus prisée par les États-Unis et leurs alliés. La guerre en Ukraine n’en offre qu’un nouvel exemple. De l’Irak au Venezuela, en passant par Cuba, la Syrie ou encore le Soudan, bon nombre de pays doivent composer avec ces punitions infligées par l’Occident. Officiellement, l’objectif est de mettre fin à des conflits, de défendre les droits humains et de promouvoir la démocratie. Mais il faut faire le bilan de ces sanctions, préconise Alfred de Zayas, spécialiste du droit international et ancien expert auprès de l’ONU. Il explique que les effets sont tout l’inverse des objectifs affichés et que les sanctions économiques devraient être considérées comme des crimes contre l’humanité. (IGA)
La communauté internationale s’est engagée à faire progresser la jouissance de tous les droits humains, par toutes les personnes, dans tous les pays. Ce noble objectif, inscrit dans la Déclaration universelle des Droits Humains et dans les dix principaux traités relatifs aux droits humains, ne pourra être atteint que grâce à la solidarité et à la coopération internationales.
La communauté internationale s´est également engagée à développer les objectifs fondamentaux de l’ONU, à savoir la promotion de la paix et du développement au niveau local, régional et international. Pour y parvenir, des stratégies doivent être mises en œuvre pour qu’un ordre mondial, démocratique et équitable, puisse émerger, apportant à tous prospérité et stabilité tout en respectant la souveraineté des États, leur droit de choisir leurs systèmes et leurs régimes socio-économiques, ainsi que le droit des peuples à l’autodétermination.
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH) a montré que ses services consultatifs et son assistance technique sont efficaces pour renforcer la démocratie, l’État de droit et les institutions de l’État. Un exemple : l’ouverture d’un bureau du HCDH à Caracas, au Venezuela, en 2019, que j’ai fortement préconisée lorsque j’étais le premier rapporteur des Nations Unies à se rendre au Venezuela en 21 ans; cela représente une étape importante dans la coordination de l’assistance des agences des Nations Unies, notamment le PNUD, le HCR, l´UNICEF, l´OMS, l´OIT et la FAO.
En gardant présent à l’esprit que la Charte des Nations Unies s’apparente à une Constitution mondiale, nous devons nous efforcer de faire en sorte que l’action internationale soit fondée sur le multilatéralisme, et que la législation et la pratique de chaque État soient conformes à cette Constitution. L’Histoire montre que la paix internationale et le bien-être des nations sont menacés par l’unilatéralisme, y compris par l’imposition de mesures coercitives unilatérales contre d’autres pays, le plus souvent contre des rivaux géopolitiques ou géoéconomiques. Seules les sanctions de l’ONU imposées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies sont légales. Les sanctions unilatérales contreviennent à la lettre et à l’esprit de la Charte des Nations Unies.
Alors que les embargos sur les armes sont nécessaires et légitimes, car ils visent à désamorcer les conflits et à donner une chance aux négociations de paix, les sanctions économiques visant un « changement de régime » constituent une menace pour la paix et la stabilité mondiales et doivent être condamnées par le Conseil de Sécurité en vertu de l´article 39 de la Charte. Tout pays ou groupe de pays peut imposer des embargos sur l’importation et l’exportation d’armes par des pays déjà en guerre ou menaçant de sombrer dans des conflits internes ou externes, mais ils n´ont pas le droit de se liguer contre un rival géopolitique en lui imposant des sanctions économiques paralysantes et des blocus financiers qui affectent invariablement les populations les plus vulnérables.
L’expérience montre que les sanctions économiques ont un impact négatif sur les droits humains fondamentaux des populations ciblées. De nombreuses sanctions, même « légales » car imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies (par exemple contre l’Irak 1991-2003), peuvent entraîner la mort, et même massivement, comme l’ont documenté l’UNICEF et d’autres organisations internationales (on estime qu’au moins 500 000 enfants sont morts à cause des sanctions [1] ; au Venezuela, quelque 40 000 personnes sont mortes en conséquence des sanctions pour la seule année de 2018[2]). Lorsque les sanctions causent de tels ravages, elles doivent être levées et il faut tenter de recourir à d’autres méthodes, conformes aux principes et aux objectifs de l’ONU. De telles sanctions contreviennent également au droit international humanitaire, qui condamne spécifiquement les « châtiments collectifs ». De plus, les régimes de sanctions qui perturbent, voire asphyxient les économies des pays ciblés, engendrent le chômage, la faim, la maladie, le désespoir, l’émigration, le suicide. Dans la mesure où ces sanctions sont « aveugles », elles s’apparentent à une forme de « terrorisme » d’État qui, par définition, implique des meurtres indiscriminés, au même titre que les mines terrestres, les bombes à fragmentation et l’utilisation d’armes cancérigènes à l’uranium appauvri. C’est une honte pour la communauté internationale que les États-Unis aient ignoré 29 résolutions de l’Assemblée générale exigeant la levée de l’embargo américain contre Cuba. Il est honteux qu’en dépit de la résolution 76/161 de l’Assemblée générale de décembre 2021 et de la résolution 46/5 du Conseil des droits de l’homme de mars 2021 – condamnant sans équivoque les mesures coercitives unilatérales et exigeant leur abolition – les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et l’Union européenne aient en fait intensifié les sanctions économiques affectant les droits de centaines de millions d’êtres humains dans le monde. Prétendre que ces sanctions ont quoi que ce soit à voir avec la promotion des droits de l’homme est une contradictio in adjecto (contradiction dans les termes), une dissonance cognitive orwellienne.
L’histoire des mesures coercitives unilatérales est une histoire de souffrances et de destructions. En théorie, de telles sanctions devraient « persuader » les pays ciblés de changer leurs politiques. Comme les experts aiment le prédire, les sanctions devraient susciter un tel mécontentement public que la population se soulèverait contre les gouvernements en place ou conduiraient à un coup d’État. Bien que le but des sanctions soit précisément de provoquer le chaos, une déclaration de l´État d´urgence national et une instabilité aux conséquences imprévisibles, le discours politique visant á justifier les sanctions invoque les droits de l’homme et les principes humanitaires comme étant leur seul et véritable objectif. Il s’agit de l’instrumentalisation classique des droits de l’homme dans le but d’induire un « changement de régime ». Mais les droits humains bénéficient-ils des sanctions ? Existe-t-il des preuves objectives montrant que les pays soumis à des sanctions ont amélioré leur bilan en matière de droits humains ?
L’expérience prouve que lorsqu’un pays est en guerre – quel que soit le type de guerre – il déroge généralement aux droits civiques et politiques. De même, lorsqu’un pays subit une guerre hybride non conventionnelle et est soumis à des sanctions économiques et à des blocus financiers, le résultat n’est pas un renforcement des droits humains, mais exactement le contraire. Lorsque les sanctions déclenchent des crises économiques et sociales, les gouvernements imposent systématiquement des mesures extraordinaires et les justifient par « l’urgence nationale ». Ainsi, comme dans les situations de guerre classique, lorsqu’un pays est assiégé, il resserre les rangs pour tenter de retrouver la stabilité par la restriction temporaire de certains droits civiques et politiques.
L’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques envisage la possibilité que les gouvernements puissent imposer certaines restrictions temporaires, par ex. la dérogation à l’art. 9 (détention), art. 14 (procès équitable), art. 19 (liberté d’expression), art. 21 (liberté de réunion pacifique), art. 25 (élections périodiques). PERSONNE ne veut de telles dérogations, mais la priorité de chaque État est la survie, la défense de sa souveraineté et de son identité. Le droit international reconnaît que les gouvernements disposent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer le niveau de menace à la survie de l’État posé par les sanctions, les activités paramilitaires, le sabotage.
Au lieu de promouvoir l’amélioration de la situation des droits humains, les sanctions économiques donnent souvent lieu á des législations nationales d’exception visant à sauvegarder les intérêts vitaux des États. Dans de tels cas, les sanctions se révèlent contre-productives, comme dans un marché perdant-perdant. La pratique galvaudée du « naming and shaming » (« dénoncer et humilier ») s’est également révélée inefficace. Ce qui a fonctionné dans le passé, c’est au contraire la diplomatie discrète, le dialogue, le compromis.
Si la communauté internationale veut aider un pays à améliorer ses performances en matière de droits humains, elle doit s’efforcer d’éliminer les menaces qui poussent les gouvernements à se replier au lieu de s’ouvrir. Il devrait maintenant être évident que les cliquetis de sabre, les sanctions et les blocus ne sont pas propices à un changement positif. Parce qu’ils aggravent la situation et perturbent le bon fonctionnement des institutions étatiques, ils fragilisent en fait l’État de droit et entraînent une régression en matière de droits humains.
À la lumière des menaces persistantes de certains hommes politiques contre les pays soumis à des sanctions, il semblerait qu’un vieil adage français s’applique :
— la bête est très méchante, lorsqu’on l’attaque, elle se défend.
En conclusion
Reconnaissons que la « démocratie » ne peut être exportée et imposée par la force, que les droits de l’homme ne sont pas le résultat d’une application verticale, de haut en bas, mais exigent plutôt une reconnaissance horizontale de la dignité de chaque être humain, et que l’exercice des droits humains dépend de l’éducation, du respect mutuel et de la solidarité.
Il est impératif de réaffirmer les raisons pour lesquelles les mesures coercitives unilatérales sont incompatibles avec l’objet et le but de la Charte des Nations Unies et violent les principes fondamentaux de la Charte, notamment l’égalité souveraine des États, l’autodétermination des peuples, le libre-échange, la liberté de navigation, la non-discrimination, l’obligation de résoudre les différends par la négociation, l’interdiction du recours à la force.
On peut argumenter solidement que la rédaction de l’article 2(4) de la Charte interdisant « la menace ou l’emploi de la force » inclut logiquement toutes les formes de coercition contre d’autres États – une coercition qui priverait ces pays du droit de choisir leur forme de gouvernement et leur système socio-économique. La coercition ne peut pas être utilisée pour imposer un système économique néolibéral à d’autres États. Voir les résolutions 2131, 2625, 60/1 (par. 135), 76/161 de l’AG, les articles 19, 20 de la Charte de l’OEA, etc.
Voir également les résolutions 2131, 2625, 60/1 (par. 135), 76/161 de l’AG, les articles 19, 20, etc. de la Charte de l’OEA. Voir en particulier les rapports des rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales, le regretté Dr Idriss Jazairy (1936-2020) et le professeur Dr Alena Douhan. Voir aussi le libellé des 29 résolutions de l’Assemblée générale condamnant l’embargo américain contre Cuba.
Il est impératif de rejeter l´argument selon lequel les sanctions ont la moindre relation avec les droits humains. Au contraire – LES SANCTIONS TUENT. L’expérience montre que les sanctions servent les agendas géopolitiques et géoéconomiques de ceux qui les imposent. Et pourtant les grands médias, relaient et diffusent la thèse propagandiste et profondément erronée selon laquelle les sanctions seraient prises dans de bonnes intentions, avec le but bienveillant d’inciter les pays à respecter le droit international ou à cesser de violer les droits humains. C’est du cynisme et de l’hypocrisie à l´état pur. En outre, compte tenu du fait que les sanctions économiques et les blocus financiers tuent des centaines de milliers d’innocents dans le monde, la Cour internationale de Justice devrait émettre un avis consultatif énonçant point par point en quoi ces sanctions sont contraires au droit international et en en définissant les conséquences juridiques pour les États voyous qui les imposent. Enfin, la Cour pénale internationale doit déclarer que ces sanctions constituent des crimes contre l’humanité en vertu de l’article 7 du Statut de Rome.
Source originale: Counter Punch
Traduit de l’anglais par N. Guardiola pour Investig’Action
Notes :
1) https://www.independent.ie/world-news/sanctions-have-killed-500000-iraqi-children-26114461.html
https://www.gicj.org/positions-opinons/gicj-positions-and-opinions/1188-razing-the-truth-about-sanctions-against-iraq
2)https://cepr.net/report/economic-sanctions-as-collective-punishment-the-case-of-venezuela/