La différence flagrante de traitement entre les deux lanceurs d’alerte montre que désormais les crimes d’État ne sont ni combattus, ni punis.
L’annonce de la mort de Daniel Ellsberg, vendredi dernier, à l’âge de 92 ans, a suscité, à juste titre, une vague d’hommages. La publication des « Pentagon Papers » en 1971 a révélé que les fonctionnaires de Washington avaient systématiquement menti pendant des décennies sur les opérations militaire des États-Unis au Viêt Nam.
La divulgation de 7 000 pages de documents et les batailles juridiques qui ont suivi pour empêcher leur publication par le New York Times et le Washington Post ont contribué à mettre fin à la guerre quelques années plus tard.
En tant que conseiller du secrétaire américain à la défense, Robert McNamara, dans les années 1960, Ellsberg a été le témoin direct des brutales opérations militaires menées par le Pentagone, qui ont fait de nombreuses victimes civiles. Des villages entiers ont été brûlés, des Vietnamiens capturés ont été torturés ou exécutés. Les États-Unis dissimulaient la violence de ces opérations sous le doux nom de : « programmes de pacification ».
Mais la plupart de ceux qui, aujourd’hui, saluent bruyamment Ellsberg comme un « héros américain » ne manifestent pas autant d’enthousiasme pour défendre notre Ellsberg contemporain : Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks.
Depuis des années, Assange croupit dans une prison de haute sécurité à Londres, tandis que l’administration Biden exige son extradition sur la base d’accusations qui assimilent, grotesquement, sa publication de documents militaires afghans et irakiens – les Pentagon Papers modernes – à de l’ « espionnage ».
Comme Ellsberg, Assange a révélé la façon dont les États occidentaux ont systématiquement menti tout en perpétrant des crimes de guerre. Comme Ellsberg, il a été frauduleusement qualifié de menace pour la sécurité nationale et accusé d’espionnage. Comme Ellsberg, s’il est reconnu coupable, il risque plus de 100 ans de prison. Comme Ellsberg, Assange a appris que le Congrès américain n’a pas l’intention d’utiliser le pouvoir dont il dispose pour limiter les abus gouvernementaux.
Mais contrairement au cas d’Ellsberg, les tribunaux se sont constamment rangés du côté des persécuteurs d’Assange, et non du côté de celui qui a levé le voile sur les pratiques criminelles de l’État. Autre différence, les médias occidentaux sont largement restés silencieux pendant que le nœud se resserrait autour du cou d’Assange.
Les actions d’Assange et celles d’Ellsberg étaient similaires, mais, comme on peut le voir, elles ont eu des conséquences profondément différentes. Les mêmes journalistes et médias qui exaltent aujourd’hui Ellsberg pour son acte de bravoure historique ont permis, ne serait-ce que par leur mutisme pendant toutes ces années, aux gouvernements occidentaux de diaboliser Assange pour son acte d’héroïsme actuel.
Des chiens de garde dociles
Ellsberg était choqué par leur hypocrisie. Il a été l’un des défenseurs les plus brillants d’Assange. Si brillant, en fait, que la plupart des médias se sont sentis obligés de le mentionner dans leurs nécrologies, même brièvement.
Ellsberg a témoigné en faveur d’Assange lors d’une audience d’extradition à Londres en 2020, en insistant sur le fait que les actions des deux hommes étaient identiques. Ce n’était toutefois pas tout à fait exact.
Assange a publié des documents classifiés transmis à WikiLeaks par Chelsea Manning, tout comme le New York Times a publié les secrets qui lui avaient été remis par Ellsberg. Étant donné que la liberté des médias est protégée par le premier amendement des États-Unis, alors qu’une dénonciation par un fonctionnaire ne l’est pas, le traitement réservé à Assange est encore plus abusif et honteux que celui qu’avait subi Ellsberg.
Contrairement à lui-même, a ajouté Ellsberg, le fondateur de WikiLeaks ne pourra jamais bénéficier d’un procès équitable aux États-Unis. Son procès a déjà été confié à un tribunal du district oriental de Virginie, où siègent les agences de renseignement américaines.
À la fin de l’année dernière, alors que les perspectives d’extradition d’Assange vers les États-Unis augmentaient, Ellsberg a admis qu’il avait reçu secrètement une copie des documents militaires afghans et irakiens fuités, au cas où WikiLeaks serait empêché de rendre publics les détails des crimes commis par les États-Unis et le Royaume-Uni.
Ellsberg a souligné que sa possession des documents le rendait coupable au même titre qu’Assange des accusations draconiennes d’”espionnage” portées par le ministère de la justice. Lors d’une interview accordée à la BBC, il a demandé à être inculpé lui aussi.
Si les éloges prodigués à Ellsberg, suite à son décès, démontrent quelque chose, c’est bien que les chiens de garde autoproclamés du pouvoir des États occidentaux sont devenus, au cours des décennies suivantes, les plus dociles des toutous.
Dans l’affaire Assange, les tribunaux et les médias officiels ont clairement agi comme des auxiliaires du pouvoir, au lieu de le juguler. C’est une des raisons pour laquelle les États occidentaux peuvent exercer un contrôle de plus en plus étroit sur leurs citoyens, à une époque où la surveillance numérique de masse est plus facile que jamais.
Espionnés jour et nuit
Il faut rappeler à ceux qui hésitent à admirer Assange autant qu’Ellsberg, l’attitude absolument identique des responsables américains de leurs époques respectives, à leur égard.
Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale du président Richard Nixon, puis secrétaire d’État, a qualifié Ellsberg d’ « homme le plus dangereux d’Amérique ».
Mike Pompeo, directeur de l’Agence centrale de renseignement du président Donald Trump, a déclaré qu’Assange et WikiLeaks étaient un « service de renseignement non étatique et hostile ». La CIA de Pompeo s’est également secrètement préparée à enlever ou assassiner Assange à Londres.
Ellsberg et Assange ont tous deux été illégalement surveillés par des agences gouvernementales.
En ce qui concerne Ellsberg, les fonctionnaires de Nixon l’ont mis sur écoute et ont tenté d’obtenir des informations compromettantes sur lui en volant des dossiers dans le cabinet de son psychiatre. C’est la même équipe qui a perpétré l’effraction du Watergate, révélée par les médias américains, qui a finalement entraîné la chute de Nixon.
Quant à Assange, la CIA l’a espionné jour et nuit après qu’il a obtenu l’asile politique dans l’ambassade d’Équateur, violant même ses conversations privées avec ses avocats. Étonnamment, cette violation de la loi a été à peine remarquée par les médias, alors qu’elle aurait dû constituer à elle seule un motif de rejet de la demande d’extradition.
Les fonctionnaires de Nixon ont tenté de truquer le procès d’Ellsberg en offrant au juge le poste de directeur du Bureau fédéral d’investigation.
Dans le cas d’Assange, une série d’irrégularités judiciaires et de conflits d’intérêts flagrants ont entaché la procédure, sans que les médias de l’establishment s’en soucient.
Au-dessus de la loi
Mais si la Maison Blanche d’aujourd’hui est aussi réfractaire à la transparence que les administrations précédentes – et armée d’outils secrets plus efficaces que jamais pour surveiller ses détracteurs – les médias et les tribunaux offrent beaucoup moins de recours qu’à l’époque d’Ellsberg.
Même l’administration Obama avait compris les dangers qu’il y avait à cibler Assange. Sa relation avec Manning n’était pas différente de celle du New York Times avec Ellsberg. Tous les deux ont rendu publics des actes répréhensibles de l’État après que des documents classifiés leur ont été transmis par un fonctionnaire écœuré.
Poursuivre Assange a été considéré comme l’occasion d’établir un précédent qui permettrait de piéger, par la suite, tout éditeur ou média qui rendrait publics des secrets d’État, quelle que soit la gravité des crimes révélés.
C’est pour cela qu’Obama s’est attaqué de plein fouet aux lanceurs d’alerte et en a enfermé plus que tous ses prédécesseurs réunis. Les lanceurs d’alerte se sont vus refuser le droit d’invoquer la défense de l’intérêt général. Le secret d’État était sacro-saint, même lorsqu’il était utilisé abusivement pour soustraire les preuves des crimes à la connaissance du public.
À la question de savoir si Obama l’aurait poursuivi devant les tribunaux, comme l’avait fait Nixon, Ellsberg a répondu : « Je suis sûr que le président Obama aurait cherché à me faire condamner à perpétuité ».
Il a fallu une administration Trump sans vergogne pour aller plus loin et supprimer l’ancestrale distinction juridique entre un fonctionnaire qui divulgue des documents classifiés en violation de son contrat de travail, et un éditeur-journaliste qui publie ce même type de documents conformément à son devoir de contraindre les puissants à rendre des comptes.
Biden a choisi de suivre l’exemple de Trump en poursuivant le procès spectacle d’Assange. Le nouveau présupposé est qu’il est illégal pour quiconque – représentant de l’État, média, citoyen ordinaire – de révéler les activités criminelles d’un État tout-puissant.
Dans le cas d’Assange, la Maison Blanche manœuvre ouvertement pour obtenir d’être officiellement considérée comme étant au-dessus de la loi.
Disparu de la circulation
Dans de pareilles circonstances, on aurait pu supposer que les tribunaux et les médias se mobiliseraient pour défendre les droits démocratiques fondamentaux, notamment la liberté de la presse, et demander des comptes aux représentants de l’État dont il est prouvé qu’ils ont enfreint la loi.
Dans les années 1970, bien qu’imparfaitement, les médias américains ont progressivement dénoué les fils du scandale du Watergate et exposé le comportement anticonstitutionnel de l’administration Nixon. Dans le même temps, la presse libérale s’est ralliée à Ellsberg, faisant cause commune avec lui pour obliger le pouvoir exécutif à rendre des comptes.
Le procureur général de Nixon, John Mitchell, a accusé Ellsberg et le New York Times d’espionnage. Il a affirmé que le journal avait porté atteinte à la sécurité nationale et l’a menacé d’une ruineuse action en justice. Le Times a ignoré les menaces et a continué ses publications, obligeant le ministère de la Justice à requérir une injonction.
Les tribunaux, quant à eux, ont pris le parti d’Ellsberg et des médias dans leurs batailles juridiques. En 1973, le tribunal fédéral de Los Angeles a rejeté l’affaire Ellsberg avant qu’elle ne soit soumise à un jury, accusant le gouvernement d’avoir commis des fautes graves et d’avoir recueilli des preuves illégales contre le lanceur d’alerte.
Entre-temps, la Cour suprême a privilégié la liberté de la presse et a refusé au gouvernement toute restriction préalable. Finalement, ces affaires et d’autres ont contraint Nixon à quitter le pouvoir, complètement discrédité.
Le contraste avec le traitement réservé à Assange par les médias et les tribunaux ne pourrait pas être plus frappant.
Les médias, même les organes « libéraux » avec lesquels il a travaillé sur les documents afghans et irakiens, y compris le New York Times et le Guardian, au lieu de se montrer solidaires, se sont empressés de prendre leurs distances avec lui. Ils ont largement participé aux efforts déployés par les États-Unis et le Royaume-Uni pour répandre l’idée qu’Assange n’est pas un « vrai journaliste » et qu’il ne mérite donc pas les protections du premier amendement.
Ces médias se sont mis d’accord avec Washington pour faire accepter l’idée que leur collaboration avec Assange ne les rendait pas complices de ses supposés « crimes ».
Et bien sûr, ces médias ont largement oublié de couvrir les audiences d’Assange ou d’expliquer par quels tours de passe-passe les tribunaux ont réussi à ignorer les obstacles juridiques les plus flagrants à son extradition, comme l’exclusion spécifique, dans le traité d’extradition de 2007 entre le Royaume-Uni et les États-Unis, des extraditions pour motif politique.
Contrairement à Ellsberg, qui est devenu une cause célèbre, les États qu’Assange a dénoncés l’ont fait disparaitre de la scène publique et il a été largement oublié par les médias qui auraient dû et devraient défendre sa cause.
Nos chances de s’en sortir se réduisent
Après sa victoire au tribunal sur le dossier des « Pentagon Papers » Ellsberg a proclamé : « La démystification et la désanctification du président ont commencé. C’est comme d’enlever son habit au magicien d’Oz ».
La suite lui a donné tort, comme il l’a reconnu lui-même.
Ces derniers mois, Ellsberg était devenu un critique de plus en plus éloquent de la conduite des États-Unis dans la guerre en Ukraine. Il a établi des parallèles entre les mensonges proférés par quatre administrations – Truman, Eisenhower, Kennedy et Johnson – pour cacher l’étendue de l’implication de Washington au Viêt Nam avant que les États-Unis n’annoncent publiquement qu’ils avaient mis des bottes sur le terrain.
Ellsberg a affirmé que les États-Unis menaient, de la même manière, une guerre non déclarée en Ukraine – une guerre par procuration, en utilisant les Ukrainiens comme chair à canon – pour « affaiblir les Russes ». Comme au Viêt Nam, la Maison Blanche intensifiait progressivement et secrètement l’engagement des États-Unis.
Et comme au Viêt Nam, les dirigeants occidentaux dissimulaient le fait que la guerre était dans l’impasse, avec pour conséquence inévitable qu’un grand nombre d’Ukrainiens et de Russes perdaient la vie dans des combats stériles.
Il a qualifié de « crime contre l’humanité » le rôle secret de l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson dans l’entrave aux pourparlers de paix entre la Russie et l’Ukraine, au début du conflit.
Faisant référence à l’histoire qui se répète, il a observé : « C’est une prise de conscience qui est douloureuse à bien des égards ».
Plus que tout, Ellsberg craignait que la machine de guerre de l’Occident – accro à la belligérance de la guerre froide, dissimulée sous le parapluie prétendument « défensif » de l’OTAN – ne veuille une fois de plus affronter la Chine.
En 2021, alors que l’administration Biden intensifiait son attitude hostile à l’égard de Pékin, Ellsberg a révélé qu’en 1958, les fonctionnaires d’Eisenhower avaient élaboré des plans secrets pour attaquer la Chine à l’arme nucléaire. C’était lors d’une crise antérieure sur le détroit de Taïwan.
« À ce stade, je suis beaucoup plus conscient… du peu d’évolution qu’il y a eu dans le dangereux domaine de la guerre nucléaire et du peu d’efficacité des mesures prises pour limiter nos actions », a-t-il déclaré à un interviewer peu avant sa mort.
Ce qu’Ellsberg a compris le plus clairement, c’est que l’humanité a désespérément besoin, pour survivre, de davantage de lanceurs d’alerte prêts à exposer les crimes de leurs États, et de médias tenaces et vigilants prêts à leur apporter un soutien total.
Ellsberg, qui voyait les médias abandonner Assange à ses persécuteurs, ne pouvait aboutir qu’à une seule conclusion : les chances de survie de l’humanité s’amenuisent de jour en jour.
Source: Middle East Eye
Traduction: chroniquepalestine.com
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