On peut voir la guerre d’Ukraine comme un combat des gentils contre les méchants. Elle aurait été déclenchée parce que Poutine est fou. Voilà pour la propagande occidentale. Mais on peut aussi situer ce conflit dans une guerre plus vaste des États-Unis pour reprendre le contrôle de l’Eurasie et isoler Moscou. L’économiste Michael Hudson va même plus loin. Selon lui, les effets terribles des sanctions sur les pays du Sud ne pouvaient pas être ignorés par Washington. À travers le FMI, les États-Unis cherchent-ils à ramener dans leur giron des pays de plus en plus impliqués dans les Nouvelles Routes de la Soie chinoises? (IGA)
La guerre par procuration en Ukraine n’est-elle que le prélude à quelque chose de plus vaste, impliquant une famine mondiale et une crise de change pour les pays manquant de nourriture et de pétrole ?
Il est probable que la famine et les bouleversements économiques feront bien plus de morts que le champ de bataille ukrainien. Il convient donc de se demander si ce qui semblait être une guerre par procuration en Ukraine ne fait pas partie d’une stratégie plus large des États-Unis pour verrouiller le contrôle sur le commerce et les paiements internationaux. Ce à quoi nous assistons, c’est une prise de pouvoir financièrement instrumentalisée de la zone dollar US sur le Sud et l’Europe occidentale. Sans les crédits en dollars des États-Unis et de sa filiale du FMI, comment les pays peuvent-ils rester à flot ? Jusqu’à quel point les États-Unis vont-ils agir pour les empêcher de se dédollariser et de sortir de l’orbite économique US ?
Les stratèges étasuniens de la guerre froide ne sont pas les seuls à réfléchir comment ils peuvent tirer profit de la famine, de la pénurie de pétrole et de la crise des balances de paiements qui ont été provoquées. En effet, le Forum économique mondial de Klaus Schwab craint que le monde ne soit surpeuplé – du moins avec le “mauvais type” de personnes. Comme l’a expliqué le philanthrope de Microsoft (l’euphémisme habituel pour désigner un monopoliste rentier) Bill Gates : “La croissance démographique en Afrique est un défi“. Le rapport 2018 “Goalkeepers” publié par sa fondation de lobbying met en garde : “Selon les données de l’ONU, l’Afrique devrait représenter plus de la moitié de la croissance démographique mondiale entre 2015 et 2050. Sa population devrait doubler d’ici à 2050“, avec “plus de 40 % des personnes extrêmement pauvres du monde […] concentrées dans seulement deux pays : la République démocratique du Congo et le Nigeria“.
Gates préconise de réduire de 30 % cette augmentation prévue de la population en améliorant l’accès au contrôle des naissances et en développant l’éducation pour “permettre à davantage de filles et de femmes de rester à l’école plus longtemps et d’avoir des enfants plus tard.” Mais comment cela peut-il être possible avec la pression que les denrées alimentaires et le pétrole risquent de provoquer cet été sur les budgets gouvernementaux?
Les Sud-Américains et certains pays asiatiques sont soumis à la même flambée des prix à l’importation. Cette flambée résulte des exigences de l’OTAN visant à isoler la Russie. Le directeur de JPMorgan Chase, Jamie Dimon, a récemment averti les participants à une conférence d’investisseurs de Wall Street que les sanctions provoqueraient un “ouragan économique” mondial. Il s’est fait l’écho de l’avertissement lancé par la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, en avril dernier : “Pour dire les choses simplement, nous sommes confrontés à une crise par-dessus la crise.” Elle a souligné que la pandémie de Covid a été couronnée par l’inflation alors que la guerre en Ukraine a rendu les choses “bien pire, et menace d’accroître encore les inégalités“. Kristalina Georgieva a conclu que : “Les conséquences économiques de la guerre se sont propagées rapidement et loin, chez les pays voisins et au-delà, frappant le plus durement les personnes les plus vulnérables du monde. Des centaines de millions de familles luttaient déjà contre la baisse des revenus et la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires.”
L’administration Biden reproche à la Russie une “agression non provoquée”. Or, ce sont les pressions exercées par son administration sur l’OTAN et d’autres satellites de la zone dollar qui ont bloqué les exportations russes de céréales, de pétrole et de gaz. Et de nombreux pays à déficit pétrolier et alimentaire se considèrent comme les premières victimes des “dommages collatéraux” causés par les pressions des États-Unis et de l’OTAN.
La famine mondiale et la crise de la balance des paiements sont-elles une politique délibérée des États-Unis et de l’OTAN ?
Le 3 juin, le président de l’Union africaine, Macky Sall, président du Sénégal, s’est rendu à Moscou. Le but était d’établir un plan pour éviter une perturbation du commerce alimentaire et pétrolier des pays africains en refusant de devenir des pions dans le programme des sanctions US/OTAN. Le président Poutine a relevé que jusqu’à présent, en 2022, “nos échanges commerciaux ont été en pleine croissance. Au cours des premiers mois de cette année, ils ont augmenté de 34 %.” Mais le président Sall du Sénégal s’est inquiété de ce que “les sanctions anti-Russie ont aggravé la situation et maintenant nous n’avons pas accès aux céréales en provenance de Russie, principalement le blé. Et, plus important encore, nous n’avons pas accès aux engrais.”
Les diplomates US obligent les pays du monde à choisir, selon les termes de George W. Bush: “Vous êtes avec nous ou contre nous”. Ce qui implique une question capitale. Les gouvernements de ces pays sont-ils prêts à contraindre leurs populations à mourir de faim et à paralyser leur économie par manque de nourriture et de pétrole, tout ça pour arrêter de commercer avec le noyau eurasien mondial que constituent la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran et leurs voisins?
Les grands médias occidentaux décrivent la logique qui sous-tend ces sanctions comme la promotion d’un changement de régime en Russie. On espère que le fait d’empêcher la Russie de vendre son pétrole et son gaz, ses denrées alimentaires ou d’autres produits d’exportation fera baisser le taux de change du rouble et “fera hurler la Russie” (comme les États-Unis ont essayé de le faire avec le Chili d’Allende pour préparer le terrain au coup d’État militaire de Pinochet). L’exclusion du système de compensation bancaire SWIFT était censée perturber le système de paiement et les ventes de la Russie, tandis que la saisie des 300 milliards de dollars de réserves de devises étrangères de la Russie détenues en Occident devait faire s’effondrer le rouble, empêchant les consommateurs russes d’acheter les produits occidentaux auxquels ils s’étaient habitués. L’idée (qui semble si stupide avec le recul) était que la population russe se révolterait pour protester contre le coût plus élevé des produits de luxe importés d’Occident. Mais le rouble s’est envolé au lieu de sombrer, et la Russie a rapidement remplacé SWIFT par son propre système, lié à celui de la Chine. Et la population russe a commencé à se détourner de l’inimitié agressive de l’Occident.
Il est évident que certaines dimensions majeures sont absentes des modèles de sécurité nationale élaborés par les think tanks US. Mais, concernant la famine mondiale, une stratégie plus secrète et encore plus vaste était-elle à l’œuvre ? Il semble maintenant que le principal objectif de la guerre US en Ukraine ait été, depuis le début, de servir de catalyseur, de prétexte pour imposer des sanctions qui perturberaient le commerce mondial de l’alimentation et de l’énergie. En outre, il s’agissait de gérer cette crise de manière à donner aux diplomates US l’occasion de mettre les pays du Sud devant le choix suivant : “Votre loyauté et votre dépendance néolibérale ou votre vie ?”. Ce faisant, cela permettrait d'”éclaircir” les populations non blanches du monde qui inquiètent tant M. Dimon et le Forum économique mondial.
Le calcul suivant a dû être fait : la Russie représente 40 % du commerce mondial des céréales et 25 % du marché mondial des engrais (45 % si l’on inclut le Belarus). Tout scénario aurait inclus un calcul selon lequel si un volume aussi important de céréales et d’engrais était retiré du marché, les prix s’envoleraient, tout comme ils l’ont fait pour le pétrole et le gaz.
Un autre élément s’ajoute à la perturbation de la balance des paiements des pays qui doivent importer ces produits de base: le prix de l’achat de dollars augmente pour payer les détenteurs d’obligations étrangères ainsi que les banques, alors que les dettes arrivent à échéance. En effet, le resserrement des taux d’intérêt par la Réserve fédérale a entraîné une augmentation de la prime du dollar US par rapport à l’euro, à la livre sterling et aux devises du Sud.
Il est inconcevable que les conséquences de cette situation sur les pays en dehors de l’Europe et des États-Unis n’aient pas été prises en compte, car l’économie mondiale est un système interconnecté. La plupart des perturbations se situent dans une fourchette de 2 à 5 %, mais les sanctions US/OTAN d’aujourd’hui sont tellement éloignées de la tendance historique que les augmentations de prix vont s’envoler bien au-delà de la fourchette habituelle. Rien de tel ne s’est produit dans la période récente.
Cela suggère que ce qui est apparu en février comme une guerre entre les Ukrainiens et la Russie est en réalité un élément déclencheur destiné à restructurer l’économie mondiale – et à le faire de manière à verrouiller le contrôle des États-Unis sur le Sud. D’un point de vue géopolitique, la guerre par procuration en Ukraine a été une excuse pratique pour les États-Unis afin de contrer l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie.
Les pays du Sud sont confrontés à un choix. Soit mourir de faim en payant leurs détenteurs d’obligations et leurs banquiers étrangers. Soit annoncer, comme un principe de base du droit international : ” En tant que pays souverains, nous plaçons notre survie au-dessus de l’objectif d’enrichir les créanciers étrangers qui ont consenti des prêts ayant mal tourné en raison de leur choix de mener une nouvelle guerre froide. Quant aux conseils néolibéraux destructeurs que le FMI et la Banque mondiale nous ont donnés, leurs plans d’austérité ont été néfastes au lieu d’être utiles. Par conséquent, leurs prêts ont mal tourné. Cette dette est donc odieuse”.
En cherchant à bloquer toute concurrence de la Russie pour monopoliser le commerce mondial des céréales et de l’énergie, la politique de l’OTAN n’a donné aux pays du Sud aucun autre choix que de rejeter sa tentative d’établir une mainmise alimentaire des États-Unis sur le Sud. Le principal exportateur de céréales était le secteur agricole US, lourdement subventionné, suivi par la politique agricole commune (PAC) de l’Europe, fortement subventionnée elle aussi. Il s’agissait des principaux exportateurs de céréales avant l’entrée en scène de la Russie. Les États-Unis et l’OTAN demandent de revenir en arrière pour rétablir la dépendance à la zone dollar et à ses satellites de la zone euro.
Le contre-plan implicite de la Russie et de la Chine
Pour survivre, la population du monde en dehors de la sphère US/OTAN a besoin d’un nouveau système commercial et financier mondial. L’alternative est la famine globale pour une grande partie du monde. Les sanctions feront plus de victimes que les champs de bataille ukrainiens. Les sanctions financières et commerciales sont aussi destructrices que les attaques militaires. Le Sud a donc la légitimité morale de placer ses intérêts souverains au-dessus de ceux qui manient les armes internationales de la finance et du commerce.
Premièrement, il faut rejeter les sanctions et réorienter le commerce vers la Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran et leurs homologues de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le problème est de savoir comment payer les importations en provenance de ces pays, surtout si les diplomates US étendent les sanctions contre ce commerce.
Les pays du Sud n’ont aucun moyen de payer le pétrole, les engrais et les denrées alimentaires en provenance de ces pays tout en remboursant les dettes en dollars. Dettes qui sont l’héritage de la politique commerciale néolibérale parrainée par les États-Unis et soumise au protectionnisme des États-Unis et de la zone euro.
Par conséquent, la deuxième nécessité est de déclarer un moratoire sur la dette – en fait, une répudiation des dettes qui représentent des prêts qui ont mal tourné. Cet acte serait analogue à la suspension, en 1931, des réparations allemandes et des dettes interalliées dues aux États-Unis. Pour le dire très simplement, les dettes actuelles du Sud ne peuvent être payées sans soumettre les pays débiteurs à la famine et à l’austérité.
Un troisième corollaire qui découle de ces impératifs économiques est le remplacement de la Banque mondiale et de ses politiques pro-US de dépendance commerciale et de sous-développement. Il faut au lieu de cela une véritable Banque d’accélération économique. Cette institution s’accompagnerait d’un quatrième corollaire, impliquant comme filiale de remplacer aussi le FMI. Cette nouvelle filiale serait libérée des théories de pacotille sur l’austérité, des subventions aux oligarchies clientes des États-Unis et des raids monétaires contre les pays qui résistent à la privatisation et aux prises de contrôle de la financiarisation US.
La cinquième exigence est que les pays se protègent eux-mêmes en rejoignant une alliance militaire comme alternative à l’OTAN, pour éviter d’être transformés en un autre Afghanistan, une autre Libye, un autre Irak, une autre Syrie ou une autre Ukraine.
Le principal obstacle à ces changements n’est pas la puissance étasunienne, car elle s’est révélée être un tigre de papier. Le principal enjeu, c’est la conscience et la volonté économiques.
Source originale: Le blog de Michael Hudson
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action