Les États-Unis négocient des accords militaires avec le gouvernement sri lankais. Menées secrètement, les discussions ont fini par être dévoilées, suscitant de vives réactions dans les rangs de l’opposition sri lankaise. Ces accords seraient dangereux pour la sécurité et l’intégrité du Sri Lanka. Et sous prétexte d’aider cet État insulaire, Washington chercherait à occuper une position stratégique dans l’Océan indien alors que la base militaire de Diego Garcia risque d’être abandonnée et que la compétition avec la Chine fait rage. (IGA)
Les négociations sur les accords controversés entre les États-Unis et le Sri Lanka menées dans le plus grand secret ont récemment commencé à susciter un tollé après que des détails ont été révélés dans la presse. À Colombo, le 9 août dernier, à trois sujets différents, l’accord dit Acquisition & Cross Service Agreement (ACSA), signé en août 2017, le Status of Forces Agreement (SOFA) [la convention sur le statut des forces ]dite « en négociation » depuis août 2018, et la subvention de la Millennium Challenge Corporation [la MCC, un fonds de développement bilatéral, NdT] (déjà approuvée par le comité de ce fonds), ont subi un feu roulant de critiques. Ces projets d’accords n’ont jamais été rendus publics, n’ont jamais été présentés au Parlement et sont entrés très rapidement dans leur phase finale, apparemment en passant outre même le président Maithripala Sirisena, qui est aussi le ministre de la Défense.
Lors d’une discussion sur le pacte de la MCC à la Fondation Pathfinder la semaine dernière, le président de cette fondation, qui animait les débats, a laissé entendre que critiquer la subvention de 480 millions de dollars équivalait à « regarder dans la bouche d’un cheval donné ». Cette affirmation extraordinaire, émise par l’ancien ambassadeur Bernard Goonetilleke, a attiré les foudres des autres participants à l’événement. Le Dr Palitha Kohona, ancien représentant permanent à l’ONU à New York, a répliqué en boutade que ce « cheval donné » pourrait se révéler n’avoir pas de dents du tout, ou des dents cariées, et qu’il serait sage que les bénéficiaires inspectent sa bouche puisque, en fin de compte, ils seraient chargés de la soigner. On pourrait ajouter, à la lumière des informations qui sortent au goutte-à-goutte sur les éventuels buts de ce « cheval donné », qu’il pourrait s’agir de la variété « cheval de Troie » !
Le pacte de la MCC comprend un projet foncier et un projet transport, associés à des changements radicaux dans les modes d’utilisation et de propriété des terres et dans le déploiement des ressources du pays. Ce n’est que maintenant, des mois après l’approbation de la subvention de la MCC, que des discussions comme celle de la Fondation Pathfinder ont lieu.
Le même jour au Parlement, au cours d’un débat sur l’ajournement, l’opposition a soutenu que ces trois accords violaient la Constitution puisqu’ils n’avaient pas été approuvés par la Chambre. « Le pays tout entier est concerné par ces accords. Si les membres du Parlement ne peuvent pas obtenir d’information sur leur contenu, qui d’autre le peut ? », a protesté le chef des députés Dinesh Gunewardena. “L’ACSA et le SOFA menacent la paix régionale et pourraient mettre en péril le statut de non-aligné du Sri Lanka, qui est une pierre angulaire de sa politique étrangère“.
Alors même que le débat parlementaire se poursuivait, une lettre avertissant des dangers représentés par ces trois accords était transmise par le dirigeant du Lanka Sama Samaja Party (LSSP), le professeur Tissa Vitarana, au Haut-commissariat d’Afrique du Sud à Colombo pour être remise au secrétaire général de l’Association des États riverains de l’Océan indien (IORA dans son acronyme anglais) et diffusée par ses États membres. L’Afrique du Sud préside actuellement la IORA, dont le Groupe de travail pour la sûreté et la sécurité maritime clôturait une conférence à Colombo ce jour-là.
La lettre était signée par un groupe interpartis de 21 députés de l’opposition, et d’autres députés devraient encore signer plus tard.
Se référant au statut de « priorité absolue » accordé par la IORA à la sûreté et à la sécurité maritimes, la lettre a attiré l’attention de la IORA sur « une situation nouvelle apparue au Sri Lanka susceptible de constituer une grave menace pour la paix et la sécurité régionales et internationales, étant donné sa position géostratégique sur la route maritime reliant l’Est et l’Ouest ». Elle a averti que les « trois accords militaires ou liés à l’armée » entre les États-Unis et le Sri Lanka « font partie d’un projet plus vaste de transformer le Sri Lanka en une plaque tournante militaire stratégique dans l’océan Indien, un projet incompatible avec le but et les principes de la Charte des Nations unies, et qui viole la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale du Sri Lanka ».
Résumant de manière convaincante les retombées potentiellement néfastes des accords et la manière dont ils violent les principes de la IORA et la Charte de l’ONU, la lettre appelait les États membres de la IORA à agir urgemment en conformité avec leurs obligations en vertu de la Charte de la IORA et de la Charte des Nations unies. Elle appelait à ce que des mesures soient prises pour :
- veiller au respect, à la promotion et à la sauvegarde des principes fondamentaux sur lesquels doit reposer la coopération internationale entre les États ;
- Évaluer les conséquences négatives de l’accord pour la paix et la sécurité régionale et internationale et en communiquer les résultats à l’ONU conformément aux dispositions pertinentes de la Charte ;
- prendre des mesures appropriées conformément du Chapitre VIII, Article 52 de la Charte des Nations unies concernant les arrangements régionaux ;
- mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur la désignation de l’océan Indien comme zone de paix adoptée par la résolution 2832 (XXVI) de l’Assemblée générale de l’ONU ; et de
- prendre les mesures appropriées en vertu du Chapitre VI, Article 35 de la Charte des Nations unies qui autorise tout membre de l’ONU à porter à l’attention du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale tout différend ou toute situation susceptible de compromettre le maintien de la paix et de la sécurité internationale.
Lors d’une conférence de presse tenue le même jour, le professeur Vitarana a donné des précisions sur le contexte international dans lequel les États-Unis cherchent à conclure des accords avec le Sri Lanka. Les États-Unis contrôlaient la région de l’océan Indien par le biais de leur base militaire à Diego Garcia. Mais avec la récente décision de la Cour internationale de justice – la plus haute Cour des Nations unies –– stipulant que la Grande-Bretagne doit quitter les îles Chagos (auxquelles appartient Diego Garcia) et les rendre à l’île Maurice, les États-Unis perdront leur bail sur cette base. Avec la perte imminente de Diego Garcia, les Américains voient le Sri Lanka comme une nouvelle rampe de lancement pour leurs activités militaires, a-t-il expliqué. « Jamais auparavant nous n’avons été confrontés à ce genre de menace, même pas sous la domination coloniale », a déclaré ce vétéran de la Gauche, actif en politique depuis 1953.
L’ancienne représentante permanente à l’ONU à Genève, Tamara Kunanayakam, s’est aussi adressée aux médias, affirmant que s’il pouvait être démontré que ces accords violent des principes fondamentaux de la Charte de l’ONU, ils ne seraient pas valables. « Les traités secrets aussi ne sont pas valables. Nous devons étudier comment ce processus s’est déroulé », a-t-elle dit. « Si les États-Unis sont ici, ce n’est pas dans le but de défendre le Sri Lanka. Nous ne sommes pas menacés. » Les États-Unis voient leur hégémonie contestée par trois ensembles de menaces, c’est-à-dire la Chine et la Russie, l’Iran et la Corée du Nord et le « terrorisme mondial ». Toutes ces menaces se trouvent dans la nouvelle région appelée « Indo-Pacifique » qu’ils ont créée, a-t-elle souligné. « Ces accords doivent être totalement rejetés. » Kunanayakam a également fait remarquer que l’ACSA, le SOFA et la MCC étaient reliés entre eux.
Tandis que les informations disponibles montrent que l’ACSA donne aux forces américaines l’accès au pays, et que le SOFA leur accorde privilèges et immunités, la manière dont la MCC soutient les objectifs de défense américains au Sri Lanka n’est peut-être pas immédiatement claire. La MCC est vendue de manière inoffensive par les deux gouvernements comme un projet destiné à « réduire la pauvreté par la croissance économique ».
Un article de David A Anderson and Anton Wijesekera intitulé « US Naval Basing in Sri Lanka » pourrait contribuer à expliquer comment la MCC est liée au projet de l’armée américaine au Sri Lanka. Écrit du point de vue américain, il affirme : « Établir une infrastructure de base navale est d’une importance majeure. Le Sri Lanka possède treize aérodromes et quatre ports principaux. (…) Parmi ceux-ci, les plus importants sont les aérodromes de Trincomalee et Katunayake, en raison de leur proximité des principaux ports maritimes. (…) Selon le World Port Index, les ports de Colombo et de Trincomalee sont très propices à l’implantation de bases navales. (…) Cependant, la disponibilité de l’infrastructure dans ces ports n’est pas suffisante pour satisfaire aux exigences d’une véritable base navale. » Nous devons nous rappeler que le SOFA exige que « les navires et les véhicules exploités par ou… pour le département américain de la Défense puissent entrer, sortir et se déplacer librement sur le territoire du Sri Lanka ». L’article, publié dans la revue en ligne smallwarsjournal.com décrit le système de transport routier et ferroviaire existant dans le pays et déclare que « Dans l’ensemble, la disponibilité des infrastructures au Sri Lanka exige beaucoup d’améliorations pour mettre en place une base navale américaine. »
C’est là que les transformations réalisées par le biais de la MCC pourraient entrer en jeu. Des infrastructures routières et ferroviaires améliorées dans le cadre du secteur transport de la MCC, qui comprendraient un chemin de fer électrique dans un corridor terrestre reliant Trincomalee à Colombo, pourraient être vitales pour un mouvement rapide des troupes militaires et des marchandises, y compris des armes et des fournitures, entre les deux principaux ports et les aérodromes. Rappelons-nous qu’en août 2018, les États-Unis ont testé ce qu’ils ont appelé une opération de « plateforme logistique aérienne » incluant ces deux sites.
La MCC prévoit aussi de transformer les modes d’utilisation et de propriété de la terre au Sri Lanka, augmentant ainsi la « négociabilité des terrains ». Combiné avec d’autres nouvelles lois foncières (notamment le projet de loi sur les terres domaniales, la banque foncière [dispositions spéciales] –– (State Land [Special Provisions] Bill, Land Bank)), le projet foncier de la MCC contribuera à permettre aux étrangers d’acheter de vastes étendues de terres sans les contrôles qui prévalaient jusqu’à aujourd’hui. Entre-temps, le SOFA propose que le département américain de la Défense soit autorisé à « passer des contrats de service », Y COMPRIS DE CONSTRUCTION. La construction de bâtiments et d’infrastructures militaires nécessiterait indubitablement d’accéder à la terre, et les conditions nécessaires seraient créées dans le cadre du projet foncier de la MCC.
Le refrain de l’ambassade américaine selon lequel les États-Unis n’ont « aucun plan pour une base militaire permanente au Sri Lanka » est peut-être techniquement correct. Mais dans le but de transformer la totalité du Sri Lanka en une « plateforme logistique militaire » servant les objectifs américains dans la région de l’océan Indien, il devient clair que les trois accords –– L’ACSA, le SOFA et la MCC –– doivent être mis en place. Il s’ensuit que tous les trois doivent être rejetés, car ils font partie d’un projet qui menace gravement la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale du Sri Lanka.
Source originale: Daily Mirror
Traduit par Diane Gilliard pour Investig’Action
Source: Investig’Action