Lors d’une conférence de presse fin novembre, Jen Stoltenberg a expliqué pourquoi les pays de l’alliance devaient continuer à fournir des armes à l’Ukraine pour poursuivre la guerre. Ses mots trahissent une grande hypocrisie, d’autant plus que le secrétaire général de l’OTAN n’a pas fait de mystères sur les raisons qui ont poussé la Russie à envahir l’Ukraine. Explications. (I’A)
S’adressant à la presse juste avant une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN à Bruxelles le 28 novembre, le secrétaire général Jens Stoltenberg a mis en évidence toute l’hypocrisie de l’alliance.
Interrogé par un journaliste sur les difficultés rencontrées par les Étatsuniens et les Européens pour continuer à fournir à l’Ukraine des armes et des munitions, Stoltenberg a répondu : “Nous avons l’obligation de fournir à l’Ukraine les armes dont elle a besoin. Car ce serait une tragédie pour les Ukrainiens si le président Poutine l’emportait“.
La tragédie pour les Ukrainiens a déjà eu lieu. Leurs infrastructures et leur économie sont détruites, leur population est dispersée, leurs proches sont morts ou blessés et leurs terres sont perdues. La plus grande tragédie à venir n’est pas la fin de la guerre, mais la poursuite de la guerre. Au cours des premières semaines du conflit, les Ukrainiens auraient pu conserver la quasi-totalité de leur territoire et ne perdre pratiquement aucune vie en promettant de ne pas adhérer à l’OTAN. Les responsables politiques occidentaux leur ont ordonné de quitter la table des négociations pour se rendre sur le champ de bataille. Ils leur ont promis – directement ou indirectement – tout le soutien militaire et financier nécessaire, aussi longtemps qu’il le faudra. Près de deux ans plus tard, l’Ukraine devra probablement promettre de ne pas adhérer à l’OTAN, mais elle a perdu des terres et des vies.
La Russie a plongé l’Ukraine dans la tragédie ; les États-Unis, le Royaume-Uni et leurs alliés de l’OTAN ont accentué et aggravé cette tragédie[1]. Aujourd’hui, la tragédie n’est pas de mettre fin à la guerre, même si cela implique que “Poutine gagne”. La tragédie, c’est que l’OTAN est prête à continuer à alimenter une guerre tout en sachant que l’Ukraine ne peut pas la gagner. “Lorsque l’Ukraine a lancé sa grande contre-offensive au printemps, rapporte le Wall Street Journal, les responsables militaires occidentaux savaient que Kiev ne disposait pas de l’entraînement ou des armes nécessaires pour déloger les forces russes, qu’il s’agisse d’obus ou d’avions de guerre ». Le commandant en chef ukrainien Valery Zaluzhny a déclaré que la guerre avait atteint une “impasse” qui, avec le temps, ne peut que favoriser la Russie.
Ainsi, la tragédie pour les Ukrainiens ne serait pas de négocier la fin de la guerre, mais que l’OTAN impose l’”obligation” de la poursuivre.
Stoltenberg a invoqué une deuxième raison de continuer à fournir à l’Ukraine les armes dont elle a besoin. Le but est que les Ukrainiens continuent de mourir pour les objectifs et la sécurité de l’OTAN. Si la guerre s’arrête maintenant, “ce sera dangereux pour nous“, a déclaré Stoltenberg. Les États-Unis “continueront à apporter leur soutien” à l’Ukraine “parce que c’est dans l’intérêt de leur sécurité“. L’OTAN doit “maintenir le cap” car “il s’agit aussi de nos intérêts en matière de sécurité“.
Stoltenberg sait que cette guerre n’est pas menée parce que la Russie voulait conquérir d’autres territoires ; Stoltenberg sait que cette guerre est menée parce que la Russie voulait défendre son territoire. Cette guerre n’a pas eu lieu parce que la Russie représentait une menace pour le territoire de l’OTAN, mais parce que l’OTAN représentait une menace pour le territoire russe. Comment savons-nous que Stoltenberg le sait ? Parce qu’il l’a dit.
Poutine “avait envoyé un projet de traité et il voulait que l’OTAN le signe afin d’assurer qu’il n’y aurait plus d’élargissement de l’OTAN“, a déclaré Stoltenberg le 7 septembre 2023. “C’était une condition préalable pour ne pas envahir l’Ukraine ». Stoltenberg a ajouté : “Lorsque nous n’avons pas signé cela… il est entré en guerre pour empêcher l’OTAN, plus d’OTAN, de s’approcher de ses frontières“.
“Le président Poutine, a conclu Stoltenberg, a envahi un pays européen pour empêcher plus d’OTAN.»
Stoltenberg a déclaré publiquement qu’il était conscient que cette guerre avait été menée non pas pour des raisons liées à la sécurité des États-Unis ou de l’OTAN, mais pour des raisons liées à la sécurité de la Russie.
Ukraine, la guerre des images
25,00 €Récemment, le secrétaire US à la Défense, Lloyd Austin, a également déclaré que les États-Unis devaient continuer à soutenir l’Ukraine, faute de quoi la Russie l’emporterait et déferlerait sur les pays baltes, la Pologne et au-delà. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, s’est moqué d’Austin en déclarant : “Cela vient d’un homme qui occupe un poste de haut rang et qui ne peut que recevoir des avis d’experts […] il ne peut que comprendre ce qui se passe en Ukraine et que la Russie n’a jamais eu et ne pourra jamais avoir de plans agressifs ou expansionnistes“.
Celui que menait les négociations pour l’Ukraine lors des pourparlers avec la Russie au Belarus et à Istanbul a déclaré récemment qu’empêcher l’OTAN de s’étendre jusqu’aux frontières de l’Ukraine et de la Russie était le “point clé” pour la Russie et que “tout le reste n’était que rhétorique et “assaisonnement” politique“.
Stoltenberg estime que si la Russie est autorisée à gagner, “le message adressé à tous les dirigeants autoritaires – non seulement à Moscou, mais aussi à Pékin – est que lorsqu’ils violent le droit international, lorsqu’ils envahissent un autre pays et lorsqu’ils utilisent la force, ils obtiennent ce qu’ils veulent. Il s’agit donc de l’idée même d’un ordre international fondé sur des règles, où les frontières territoriales sont respectées. »
Stoltenberg passe du “droit international” à l'”ordre fondé sur des règles” parce qu’il ne peut pas défendre son opinion sur le premier point sans faire preuve d’hypocrise manifeste. Le droit international s’applique de la même manière à tout le monde. Or, les États-Unis ou l’OTAN ont souvent envahi d’autres pays par la force sans respecter les frontières territoriales : Panama, Grenade, Libye, Kosovo, Irak et Syrie. Avant l’Ukraine, la Russie moderne n’avait rien fait de tout cela. Mais en se référant à l’ordre fondé sur des règles plutôt qu’au droit international, Stoltenberg peut tranquillement affirmer que la Russie viole les règles tandis que les États-Unis et l’OTAN ne le font pas. De fait, ces règles sont élaborées sur mesure, si bien que les États-Unis les respectent toujours et que la Russie en est systématiquement exclue. Dans le cadre de cet ordre fondé sur des règles, mais écrit nulle part, les règles s’appliquent lorsqu’elles profitent aux États-Unis. En revanche, ils en sont exemptés quand les règles ne leur conviennent pas.
Le soutien des États-Unis et de l’OTAN à l’Ukraine peut s’expliquer par l’insistance de Washington à faire respecter le système fondé sur des règles. Mais en aucun cas, les États-Unis ne font respecter le droit international.
La troisième raison invoquée par Stoltenberg pour justifier la poursuite de la guerre en Ukraine est tout droit sortie du scénario étasunien : “… nous devons continuer à les soutenir en sachant que plus l’Ukraine sera forte sur le champ de bataille, plus sa position sera forte à la table des négociations“. Ce stade est dépassé. L’Ukraine est dans une position plus faible sur le champ de bataille qu’elle ne l’était avant la contre-offensive. La Russie gagne la guerre terrestre, la guerre d’usure sur les armes, la guerre d’usure sur les vies et la guerre technologique. L’Ukraine avait une meilleure position à la table des négociations dans les premières semaines qui ont suivi l’invasion, lorsque les politiques occidentaux lui ont ordonné de cesser de négocier. Elle était en meilleure position il y a un an lorsqu’elle a repris des zones de Kherson avant la contre-offensive. Loin de renforcer la position de l’Ukraine sur le champ de bataille ou à la table des négociations, soutenir la poursuite de la guerre semble placer l’Ukraine dans une position de plus en plus faible. Les conditions qui seront offertes à l’Ukraine aujourd’hui sont probablement bien pires que celles qui lui ont été proposées au début de la guerre. Et elles seront sans doute pires encore demain.
Stoltenberg déclare que “si l’on veut une solution négociée et pacifique, qui garantit que l’Ukraine s’impose en tant que nation souveraine et indépendante, le meilleur moyen d’y parvenir est de continuer à fournir un soutien militaire à l’Ukraine“. Mais ce n’est pas la guerre qui garantira la souveraineté de l’Ukraine. Comme l’a récemment souligné Lavrov, la Russie a reconnu la souveraineté de l’Ukraine sur la base d’une déclaration d’indépendance et d’une Constitution qui déclarait la neutralité de l’Ukraine et sa non-appartenance à l’OTAN. Et la Russie continuera à le faire lorsque ces conditions seront rétablies. La meilleure façon de garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’est pas de l’aider à se battre pour obtenir le droit de faire partie de l’OTAN, mais de l’encourager à promettre de ne pas adhérer à l’OTAN.
Enfin, Stoltenberg a mis en évidence l’hypocrisie de l’alliance atlantique non seulement à travers ce qu’il a dit, mais aussi à travers ce qu’il n’a pas dit. Si les mots prononcés par Stoltenberg étaient destinés à rallier les oreilles occidentales, ce sont les mots qu’il n’a pas prononcés qui feront le plus de bruit parmi les Ukrainiens. En effet, l’Ukraine se bat pour, notamment, pouvoir faire partie de l’OTAN. Mais de façon hypocrite, c’est la seule chose que Stoltenberg n’a pas promise à l’Ukraine. Les “Alliés ont déclaré à maintes reprises, la dernière fois lors du sommet de l’OTAN avec tous les dirigeants présents à Vilnius“, qu’ils “apporteront leur soutien à l’Ukraine“, qu’ils “renforceront” leur soutien à l’Ukraine, qu’ils “l’aideront à moderniser son armée” et qu’ils “assureront une interopérabilité totale entre les forces ukrainiennes et les forces de l’OTAN“. La seule chose que Stoltenberg n’a pas dit que l’OTAN offrirait à l’Ukraine, c’est l’adhésion.
Finalement, l’Ukraine doit se battre pour défendre la primauté de l’OTAN sur le droit d’un pays à choisir ses propres alliances et à rejoindre l’OTAN sans pour autant se voir proposer d’adhérer à l’OTAN ! Telle est l’hypocrise finale mise en évidence par les déclarations de Stoltenberg à la presse.
Ted Snider est un chroniqueur régulier sur la politique étrangère et l’histoire des États-Unis pour Antiwar.com et The Libertarian Institute. Il contribue également fréquemment à Responsible Statecraft et à The American Conservative, ainsi qu’à d’autres publications.
Source originale : Antiwar
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action
[1] On pourra nuancer que la tragédie de l’Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022, mais bien avant, notamment lorsque Washington a appuyé un coup d’État débouchant sur la guerre civile entre Kiev et les séparatistes de l’Est. [NDLR]