Le « plan de sauvetage » de la Grèce fait penser à cette bouée jetée à un homme à la mer, qui l’assomme et finalement le conduit à la noyade. Et pourtant la bouée ne sera pas perdue pour tout le monde. En tout cas, pas pour les marchés financiers, qui commencent à s’habituer à (sur)vivre sur le dos des salariés de tous les pays. Car ce « sauvetage » est avant tout celui des spéculateurs, le couronnement d’un second hold-up de prestige, après la crise des subprimes. Les DDB enquêtent sur le mode opératoire des braqueurs de la grande finance.
Pour expliquer le creusement de la dette et du déficit grecs, les médiacrates de tous poils ne risquent pas de se retrouver à court d’arguments : chaque jour voit son lot de nouvelles explications de la crise grecque. Le grec ne travaille pas suffisamment, il ne paie pas ses impôts, il travaille au marché noir, il touche un treizième et un quatorzième mois, il part à la retraite à 53 ans. L’Etat grec est corrompu, son budget de la défense est exorbitant. D’ailleurs, les Athéniens n’ont-ils pas condamné Socrate à mort ?
Il y a bien sûr d’autres raisons, sans doute mineures et moins spectaculaires. Comme par exemple, la « gouvernance » exclusivement monétaire de la zone euro, qui entérine un principe de concurrence entre les économies européennes [1]. Ou encore, le transfert de la dette privée vers la dette publique, opéré à travers le sauvetage du système bancaire pourri par la spéculation sur des actifs financiers douteux. Le principe est simple : « plutôt que de placer l’intégralité d’un secteur financier failli sous contrôle public, les gouvernements acceptent de le renflouer en l’état » rappelle Pierre Rimbert.
Le résultat ? « Entre la fin de l’année 2008 et le milieu de l’année 2009, la crise de la finance privée se convertit en gonflement de la dette publique et en crise sociale. » Le renflouement des banques semblait donner une illustration parfaite d’une idée répandue selon laquelle il faut privatiser les profits et socialiser les pertes : « requinqués par l’afflux d’argent public et la remontée des Bourses, stimulés par des taux d’intérêts quasi-nuls, banques et fonds d’investissements reprennent leurs affaires ordinaires [2] »
Pourtant, ce n’était que le premier acte : vint la crise grecque.
Le rôle des marchés financiers
Du fait de ses difficultés économiques – dont la cause, on l’a dit, n’est autre que l’incurie des grecs trop occupés à boire de l’ouzo sur le Pirée avec l’argent de leur treizième ou quatorzième mois – la Grèce s’est retrouvée en première ligne de la « crise de la dette ». Si le gouvernement grec annonçait un déficit autour de 6 % du PIB en 2009, George Papandréou, arrivé à la tête du gouvernement en octobre 2009, dévoile la réalité des chiffres : un déficit de 12,7 % du PIB et une dette publique de 300 milliards d’euros fin 2009 (113 % du PIB). Des chiffres qui n’ont rien d’une exception. Le déficit des États-Unis qui atteint 10,5 % en février, celui de l’Espagne à 11,5 %, celui de l’Irlande à 12 % [3].
Pourtant, sans le savoir, le premier ministre grec donnait le signal de départ d’une nouvelle bulle spéculative qui allait faire la fortune des investisseurs, et le malheur des salariés grecs. Au cœur de la mécanique de ce mouvement spéculatif, une « innovation financière » : les assurances contre le défaut de paiement (CDS pour credit default swap).
Le principe est simple : lorsque des investisseurs achètent des titres d’emprunt, ils peuvent s’assurer contre un hypothétique non-remboursement de la part d’une entreprise ou d’un Etat. Si la demande en CDS est grande, leur taux augmente : cela signifie que les investisseurs souhaitent se protéger contre le défaut de paiement – c’est-à-dire que le « marché » considère que le risque est grand que l’emprunteur ne puisse rembourser son emprunt.
Sauf que le marché des CDS, comme bien d’autres « produits dérivés », s’est autonomisé. Il est donc possible, pour les investisseurs qui en ont les moyens, de spéculer à la hausse sur les CDS. « On sait ainsi que Goldman Sachs et deux Hedge funds dont celui de John Paulson ont acquis de grandes quantités de CDS » explique Jean Quatremer. « Un jeu souvent gagnant : si le taux des CDS grimpent, les spéculateurs gagnent de l’argent, si les taux d’intérêt de la dette grimpent, ils gagnent de l’argent, si la Grèce fait défaut, ils gagnent de l’argent. [4] »
A tous les coups l’on gagne. Le résultat, c’est que le taux des CDS grecs s’est envolé. Certains équilibristes de marché assurent qu’il s’agit d’une estimation rationnelle du risque de défaut de paiement. Il s’agit surtout d’une estimation rationnelle de la manière de faire de l’argent facile : les taux grecs atteignent trois ou quatre fois plus que les CDS des pays émergents.
« C’est comme si quelqu’un prenait une assurance-incendie sur la maison de son voisin. Il aurait alors tout intérêt à y mettre le feu pour toucher l’assurance », selon le bon mot du Premier-Ministre Papandreou.
Certes la maison brûle. Parmi les incendiaires, on retrouve la même bande qui avait sévi lors de la crise des subprimes. Parmi eux, bien sûr, les habitués du banditisme financier de grand chemin, hedge funds type Goldman Sachs, mais aussi les agences de notation ; celles-ci n’ont pas manqué de jouer le jeu de dupes des spéculateurs, en faisant comme si les taux des CDS informaient réellement sur l’état des comptes grecs.
En dégradant la note de la dette grecque, elles ont contribué à rendre plus difficile son financement. Cette fois, ce sont les taux de la dette qui s’envolent, obligeant le gouvernement à tailler dans les budgets publics et dans les salaires. Ce sont surtout les salariés qui trinquent : retraites, salaires (déjà pas énormes) sont passés à la moulinette tandis que les coupes budgétaires hypothèquent toute reprise de l’économie. L’activité stagne, le chômage augmente, les rentrées fiscales du gouvernement s’écroulent et le déficit se creuse. La boucle est bouclée.
Le revolver du risque systémique
Heureusement, à quelque chose malheur est bon. Les titres de la dette, devenus pour le moins juteux, sont eux-aussi détenus par des investisseurs qui pourront se féliciter de ce pillage de la Grèce savamment orchestré à coup d’« innovation financière » et de « rationalité du marché ».
Pour eux, une seule ombre du tableau : et s’il venait au gouvernement grec l’idée saugrenue de décider souverainement de ne pas rembourser ses créanciers ? Sous prétexte, par exemple, que le racket financier serait allé un peu trop loin ? A vrai dire, les choses se compliqueraient rapidement. Déjà, la mise serait perdue. Mais ce ne serait qu’un moindre mal.
Car si la Grèce faisait défaut, les opérateurs de CDS se retrouveraient à devoir payer leurs assurances aux spéculateurs. Or il existe un risque que ces opérateurs se retrouvent en difficulté pour allonger la somme : ils pourraient rapidement se retrouver en faillite. Les juteux CDS grecs se verraient rétrogradés au rang d’« actif toxique ». Par ailleurs, certains des opérateurs disposant d’une taille critique sur les marchés financiers, leur faillite pourrait représenter un risque systémique d’écroulement de l’ensemble du système financier.
C’est là où le mode opératoire de la bande à Goldman Sachs et compagnie est rôdé. S’ils pouvaient avoir des doutes sur la bonne volonté du gouvernement et du peuple grec à obtempérer, socialiser les pertes et payer les pots cassés, ils pouvaient toujours compter sur les gouvernements européens. Car à la menace du risque systémique viennent s’ajouter les conséquences sur la zone euro du défaut de paiement d’un de ses membres – et son possible éclatement. Les spéculateurs pouvaient faire un pari sans risques : les enjeux seraient trop importants pour que les gouvernements de la zone euro ne laissent la Grèce se déclarer en défaut de paiement.
C’est donc le pistolet sur la tempe que les gouvernements européens ont été amenés à signer leur « plan de sauvetage » de la Grèce. Dont la menue monnaie est avant tout destinée aux coffres des investisseurs. Les acrobates de la finance ne sont jamais autant inspirés que lorsqu’ils savent pertinemment que les Etats allongeront leur « filet de sécurité » au moindre risque systémique.
« Quand une bulle est formée, il est trop tard. Elle crèvera nécessairement, avec l’éventualité d’armer tous les mécanismes du risque systémique – c’est-à-dire de la prise d’otage des pouvoirs publics sommés de venir socialiser les pertes sous peine de risquer un collapsus majeur » explique Frédéric Lordon dans son ouvrage Pour en finir avec les crises financières.
C’est dire si on en a fini.
Notes:
[1] Nous sommes tous Grecs ! Les marchés financiers à l’assaut des droits sociaux en Europe, sur le site d’Attac France : http://www.france.attac.org/spip.ph…
[2] Des subprime à l’effondrement des dominos européens, Crise financière, les six étapes d’un désastre par Pierre Rimbert : http://www.monde-diplomatique.fr/ca…
[3] Au-delà de la Grèce, déficits, dettes et monnaie par Frédéric Lordon : http://blog.mondediplo.net/2010-02-…
[4] L’Europe s’attaque aux spéculateurs, Les coulisses de Bruxelles : http://bruxelles.blogs.liberation.f…
Source: Les dessous de Bruxelles