La majeure partie de la classe dirigeante corrompue du Liban est cliente des États-Unis et de l’Arabie saoudite, pas de l’Iran. Mais ce fait est trop gênant pour que les médias occidentaux le mentionnent, écrit As’ad AbuKhalil.
Recherchez « Crise au Liban » sous « Google news » et il est peu probable que vous trouverez un titre mentionnant les États-Unis. Une recherche plus précise, « Ingérence américaine dans la crise libanaise », fait sortir un article de Reuters qui présente l’idée, non pas comme une prémisse naturelle, mais au contraire comme une accusation isolée. « Le Hezbollah accuse les États-Unis de s’immiscer dans la crise libanaise ».
Dans la mesure où les médias traitent toute histoire récente, on dira que le Liban a toujours été un terrain pour l’intervention étrangère et que le système sectaire a invité, depuis le XIXe siècle, divers protecteurs extérieurs. Mais le rôle des États-Unis éclipse de loin tous les autres. La publication par WikiLeaks des câbles diplomatiques du Moyen-Orient a révélé jusqu’où l’ancien ambassadeur américain Jeffrey Feltman a été le véritable dirigeant du Mouvement du 14 mars, qui est la coalition pro-saoudienne qui s’est formée (du jour au lendemain) après l’assassinat Rafik Hariri en 2005.
Le rôle des États-Unis au Liban a été déterminant depuis la Seconde Guerre mondiale. La crise de Suez de 1956 – lorsque le Royaume-Uni, la France et Israël ont attaqué l’Égypte puis lorsque le président Dwight Eisenhower les a contraints à se retirer d’Égypte – a marqué la reconnaissance par l’Europe que les États-Unis avaient hérité des rôles de la France et du Royaume-Unis au Levant.
Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans la crise du Liban de 1958 (une mini-guerre civile, en réalité) et ils ont défendu leur client de droite, le président Camille Chamoun. Ce même président recevrait plus tard – en tant que chef de milice – le soutien américain pendant les années de guerre civile de 1975-1982, comme le documente James Stocker dans son récent ouvrage, Spheres of Intervention. Après la fin du mandat de Chamoun en 1958, les États-Unis ont conclu un accord avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser au sujet de l’accession à la présidence du général de l’Armée libanaise Fouad Chehab.
Les instruments de la politique de guerre froide des États-Unis
Le gouvernement libanais et ses services de renseignement ont eux aussi servi d’instruments de la politique étrangère américaine au cours de la guerre froide. Les archives de Farid Chehab, qui a dirigé l’appareil de sécurité publique libanais pendant de nombreuses années, montrent à quel point les services de renseignement libanais espionnaient les communistes locaux, clairement à la demande d’une puissance étrangère.
Les États-Unis tenaient à préserver le système capitaliste au Liban. Dans les années 1950, ils ont soutenu l’adoption de la loi libanaise sur le secret bancaire qui autorisait l’utilisation des banques libanaises par les services secrets occidentaux, et l’importation de capitaux des pays arabes socialistes. Cette loi sur le secret bancaire permettait également aux politiciens corrompus de conserver les fortunes volées dans les coffres de l’État sans avoir à rendre de comptes.
Avec leur soutien aux milices de droite, les États-Unis ont été également impliqués dans la guerre contre la gauche au Liban et, après 1967, dans la guerre conjointe avec Israël contre le mouvement palestinien de résistance au Liban.
Nous savons maintenant beaucoup de choses sur le rôle majeur que les États-Unis ont joué pendant la guerre civile aux côtés des milices sectaires de droite des Phalanges et des Tigres, grâce de nouveau à l’ouvrage de James Stocker, Spheres of Intervention.
L’intérêt de Washington pour le Liban a faibli après 1984 lorsque les forces américaines ont été contraintes de se retirer après avoir échoué à renforcer le régime phalangiste d’Amine Gemayel, installé à la présidence par l’invasion israélienne de 1982. Les États-Unis ne se sont pas retirés totalement du Liban mais leur réseau clandestin dans le pays a été durement touché par l’enlèvement en 1984 de William Buckley, un chef de station de la CIA.
En 1990, Les États-Unis et le régime syrien sont parvenus à un accord en vertu duquel le président syrien Hafez el-Assad a eu carte blanche au Liban. En retour, al-Assad a poussé le Liban à participer à la Conférence de Madrid et, plus tard, aux pourparlers bilatéraux libano-israéliens à Washington, tandis qu’Israël maintenait son occupation du Liban.
Pendant toute cette période, les États-Unis ont maintenu une présence importante au Liban au travers d’un réseau de politiciens corrompus. (C’est même l’ancien ambassadeur Feltman qui y a fait allusion lors de son témoignage au Congrès il y a deux semaines, lorsqu’il a dit que la guerre contre la corruption au Liban entraînerait la perte de gens avec lesquels les États-Unis avaient travaillé pendant des années.) Certains de ces politiciens corrompus, comme le célèbre et peu scrupuleux Walid Joumblatt, ont servi de multiples puissances : la Libye de Kadhafi, le régime syrien, les régimes du Golfe et les puissances occidentales. Cependant la plus grande partie de la classe dirigeante corrompue du Liban est cliente des États-Unis et de l’Arabie saoudite, et non de l’Iran, mais ce fait est trop gênant pour être signalé par les médias occidentaux.
Pressions sur la présidence de Lahoud
Les États-Unis ont gardé leurs distances avec Emile Lahoud après son accession à la présidence en 1988. Contrairement à son prédécesseur Elias Hraoui, Lahoud n’était pas corrompu et il a défendu haut et fort la résistance libanaise contre l’occupation israélienne du pays.
Les États-Unis ont réagi à l’administration de Lahoud par une combinaison de mesures et de politiques. Ils ont refusé d’autoriser la compagnie aérienne libanaise (MEA) à voler aux États-Unis, utilisant cette autorisation comme un levier pour obliger le Liban à conclure un accord de paix humiliant avec Israël. (Les États-Unis ont contraint le Liban à signer un traité de paix avec Israël en 1983, mais celui-ci a été abrogé les années suivantes et, depuis lors, les États-Unis espéraient un autre traité.)
Les États-Unis ont également refusé toute aide militaire à l’Armée libanaise (elle ne viendrait qu’après 2005, en plus avec une technologie insignifiante et dépassée). Ils ont soutenu aussi, de manière pas si tranquille, l’opposition à la domination syrienne sur le Liban tout en continuant à soutenir l’occupation et l’agression israéliennes au Liban. Vers la fin de l’administration de Bill Clinton, après leur échec à négocier un accord de paix entre la Syrie et Israël, les États-Unis ont aussi manifesté plus d’hostilité à l’égard du Liban et du rôle qu’y jouait la Syrie.
Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo visite le site prévu pour la construction de la nouvelle ambassade des États-Unis au Liban, le 23 mars 2019. (Département d’État/Ron Przysucha)
Depuis l’administration de George W. Bush, le Liban est devenu un nouveau centre d’intérêt de la politique américaine au Moyen-Orient. Un nouveau complexe d’un milliard de dollars pour l’ambassade est en construction et les États-Unis maintiennent une présence militaire sous forme d’assistance à l’Armée libanaise.
L’aide militaire américaine à l’Armée libanaise a augmenté considérablement depuis l’assassinat de Hariri parce que celle-ci est devenue beaucoup moins favorable à la résistance libanaise à Israël.
Suite à l’assassinat, la coalition pro-saoudienne et pro-américaine du 14 mars est devenue la force politique dominante au Liban après les élections législatives de 2005, où les États-Unis ont insisté pour stimuler les fortunes politiques du 14 mars, ennemies de l’opposition dominée par le Hezbollah. En outre, l’assassinat a provoqué une rupture dans les relations entre l’Arabie saoudite et la Syrie, parce que cette dernière en avait été accusée au départ, avant que les États-Unis et leurs clients désignent le Hezbollah comme le coupable. Cela a aisé à synchroniser politiquement les Saoudiens avec les États-Unis et Israël. Et cela a conduit à une pression accrue contre le Hezbollah et toute résistance militaire à Israël.
Les États-Unis ont calculé que leur aide à l’Armée libanaise convaincrait la population que cette armée est qualifiée pour être le seul défenseur du Liban. Évidemment, ce projet propagandiste était difficile à vendre. D’une part, les États-Unis n’ont jamais fourni à l’armée des armes significatives. Au lieu d’équiper la force aérienne du pays, ils ont fourni des avions Cessna, qui sont utilisés en Californie pour pulvériser les cultures. Pendant ce temps, l’Armée libanaise est restée en marge del’agression israélienne, laissant les forces du Hezbollah defender le pays.
La guerre américaine contre le Hezbollah
Les partisans du Hezbollah et du Mouvement Amal sur des motos à la place des Martyrs à Beyrouth, le 25 novembre 2019. (Nadim Kobeissi, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)
La guerre des États-Unis contre le Hezbollah – et donc contre l’ensemble du Liban – s’est considérablement intensifiée après 2006, lorsque Israël a subi une défaite humiliante infligée par les volontaires du Hezbollah. Le coup porté à la doctrine militaire israélienne (d’une victoire rapide et décisive) a été si sévère que les États-Unis ont désespéré affaiblir le Hezbollah et par conséquent la capacité du Liban à se défendre contre l’agression israélienne.
Les États-Unis n’ont cessé de renforcer les sanctions contre le Liban et le gouverneur de sa banque centrale, Riad Salamé (qui est devenu le symbole de la corruption et de la mauvaise gestion financière libanaises) a servi d’instrument pour le programme sioniste du Trésor américain. Les Etts-Unis ont obligé Salamé à fermer deux grandes banques au Liban – en 2011, la banque libanaise canadienne et plus tôt cette année, la Jammal Trust bank, l’une des rares banques appartenant à des chiites au Liban – sous prétexte que ces banques servaient les intérêts du Hezbollah.
Les députés du Hezbollah n’ont pu déposer leur argent dans aucune banque libanaise, et Salamé et l’élite bancaire se sont vantés de leur stricte obédience aux ordres américains.
Les États-Unis punissent le Liban d’autres manières encore, par le biais de leurs régimes clients dans le Golfe. L’Arabie saoudite avait puni le Liban à cause du Hezbollah en empêchant les citoyens saoudiens à se rendre au Liban, et Bahreïn et les Émirats arabes unis ont suivi son exemple. (L’Arabie saoudite n’a levé cette interdiction que récemment.) En outre, l’aide du Golfe au Liban s’est pratiquement tarie. En 2016, les Saoudiens ont retire 3 milliards de dollars d’aide à l’Armée libanaise – annoncés par le roi Abdallah – très probablement sous l’insistance d’Israël et des États-Unis.
Dans la crise actuelle, les régimes du Golfe ont observe en silence parce qu’ils n’ont pas reçu l’ordre d’agir pour sauver le Liban (comparez cela avec la façon dont les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite se sont précipités pour sauver les fortunes financières d’Égypte sous le général Abdel Fattah al-Sissi et celles du général Omar al-Bachir du Soudan pendant sa dernière année). Les États-Unis veulent que le Liban souffre et la récente audition au Congrès sur le Liban a clairement indiqué que Washington veut tourner les protestations contre le Hezbollah.
Mais ils jouent un jeu dangereux. Le Hezbollah peut s’adapter à un effondrement de l’ordre politique et financier dominant. Mais pour les intérêts des États-Unis, qui ont travaillé pour construire et soutenir cet ordre depuis des décennies, ce serait un vrai coup dur.
As’ad AbuKhalil est un professeur de science politique libano-américain à l’Université de l’État de Californie, à Stanislaus. Il est l’auteur de Historical Dictionary of Lebanon (1998), Bin Laden, Islam and America’s New War on Terrorism (2002), et de The Battle for Saudi Arabia (2004). Il est sur twitter : @asadabukhalil
Source originale: Consortium News
Traduit de l’anglais par Diane Gillard pour Investig’Action
Source: Investig’Action
Photo: L’ancien ambassadeur américain Jeffrey Feltman témoignant devant le Congrès, le 19 novembre 2019 (Capture d’écran YouTube)