Depuis quelques années maintenant, les coursiers à vélo arpentent les villes, à toute heure et par tous les temps. Qui sont-ils? Et pourquoi s’y intéresser plus particulièrement?
Dans un ouvrage édité en 2021, Martin Willems, responsable national du service United Freelancers de la CSC, expose ce qu’est le «Piège Deliveroo: consommer les travailleurs». À travers 14 chapitres richement illustrés d’exemples et de récits de vie, l’auteur nous propose une plongée vertigineuse dans les coulisses d’une «start-up», révélatrice des bouleversements en cours sur le marché du travail en particulier, et dans notre société en général. Si le constat est amer sur le laissez-faire des autorités quant à une détérioration de la qualité de l’emploi, l’auteur ouvre aussi des pistes d’action intéressantes, notamment syndicales, pour contrer ce phénomène de plateformisation de l’emploi.
Les débuts
Le récit débute en 2016, avec la création d’une plateforme de livraison à vélo «Take Eat Easy» lancée par de jeunes Belges. Au départ encensée par la presse comme la nouvelle économie collaborative, charriant avec elle de nombreuses promesses: une économie locale, plus écologique, de partage. Très vite cependant, la start up fait faillite et laisse sur le carreau des centaines de livreurs sans salaire. Le salut des livreurs belges viendra du fait qu’ils étaient alors sous statut Smart. Le piège Deliveroo illustre à merveille l’ingénierie sociale de ces entreprises qui, selon les circonstances – et souvent avec la technique du fait accompli – se jouent du droit du travail et de la législation sociale pour ne pas être reconnues comme un employeur normal.
Le piège Deliveroo
Or, sous couvert d’innovation, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un service de livraison à domicile comme il en existe depuis longtemps. Deliveroo profite des failles du système et de la précarité des livreurs qu’elle emploie. C’est toute la perversité du système: ces livreurs acceptent de travailler pour un revenu de misère, sans aucune protection sociale, parce qu’ils n’ont souvent pas accès au marché du travail classique.
Le piège Deliveroo a été rendu possible par une conjonction d’événements. Le gouvernement Michel a mis en place la loi de Croo. Celle-ci indique que les travailleurs de plateforme numérique ne sont pas des travailleurs. Ils ne bénéficient donc ni des protections liées au droit du travail (horaires, rémunération minimum, négociation collective…), ni des protections liées à la sécurité sociale (chômage, pension, accidents du travail…). N’étant ni indépendants, ni salariés, ils se retrouvent avec les désavantages des deux statuts: insécurité quant à leurs revenus, subordination à la plateforme et à ses algorithmes. La loi de Croo considère les activités des plateformes numériques comme un hobby, avec un plafond annuel de 6.390€ euros brut à ne pas dépasser, au-delà duquel le travailleur sera considéré comme indépendant, et devra alors s’acquitter des différentes cotisations liées à ce statut. Sur le terrain, il n’est pas rare que, dans l’indifférence quasi générale, ces travailleurs – via des porte-noms – prestent de nombreuses heures. L’exploitation se fait alors en cascade: le sans-papier «rachète» le compte d’un tiers en lui versant une partie de ses maigres revenus. Le gouvernement a donc mis en place un système légalisant le travail en noir, au détriment des travailleurs et de la collectivité.
Organiser les travailleurs
Comment dès lors lutter contre cette nouvelle forme d’exploitation? L’auteur reconnait les difficultés inhérentes à la syndicalisation de ce type de travailleurs. Leur isolement ne facilite pas la mobilisation. Les travailleurs ne restent pour la plupart que quelques mois dans cette fonction, le réservoir de main-d’œuvre semble inépuisable dans les grandes villes, et cela ne coûte rien à Deliveroo d’engager à tour de bras. Ils sont le plus souvent jeunes et sans expérience de travail normale et ne voient pas l’intérêt de s’affilier à un syndicat, trop souvent identifié comme éloigné de leurs préoccupations. Enfin, l’absence de statut empêche les mécanismes habituels de négociation collective et de concertation sociale d’opérer une forme de régulation du secteur. Néanmoins la lutte s’organise, en Belgique et dans de nombreux autres pays. Des travailleurs se lèvent et revendiquent de meilleures conditions de travail. La CSC, en épaulant deux collectifs, est en première ligne sur ce front.
Tout semble se mettre en place de manière à ce que l’employeur ne soit pas reconnu comme tel. C’est pourquoi Deliveroo a intenté un procès à deux coursiers qui ont osé demander l’avis de la commission Relation de travail (1). Cette instance a reconnu que ces travailleurs devraient être salariés. Mais la multinationale n’entend pas se faire intimider par des coursiers et use de son pouvoir de lobbying – notamment auprès de la Commission européenne – pour faire émerger l’idée que ce type de travail ne doit pas être du salariat. Il y a ici une conjonction d’intérêts néo-libéraux pour faire de l’exception une règle, avec ce danger: «Si des lois spécifiques sont édictées sur mesure pour l’économie de plateforme, permettant à ces industries de faire prester leurs travailleurs à moindre coût, ces règles seront bientôt la norme pour toute l’économie.» (2) Il est donc crucial de dénoncer le piège Deliveroo et consorts et d’y faire obstacle, par tous les moyens possibles: médiatiques, juridiques, politiques et syndicaux.
Source: Syndicaliste, n°953, novembre 2021.
Photo Guillaume Krempp / Rue89 Strasbourg / cc