Jamais dans l’histoire, la finance n’a pris autant de place. Jamais elle n’a brassé des sommes aussi gigantesques. Les échanges quotidiens de devises se montent à plus de 5.000 milliards de dollars. Cela correspond à deux-trois jours de réserves dans toutes les banques centrales du monde. La dette des ménages, des entreprises et des pouvoirs publics à l’égard des établissements de crédit représente environ deux fois et demie le Produit intérieur brut (PIB) dans les Etats les plus puissants.
Ce phénomène est souvent décrit dans la littérature spécialisée et militante comme la financiarisation de l’économie. Mais ce terme est très imparfait. Il indiquerait qu’il y aurait eu un changement majeur durant ses quarante dernières années tranchant avec une économie plus productive, plus industrielle. La réalité montre qu’il n’en est rien.
Le capitalisme naît en Grande-Bretagne au XVIIe siècle, au moment où nombre de paysans sont chassés des terres par les mécanismes d’enclosures, les propriétaires terriens chassent les travailleurs qui cultivaient les terres de façon collective. Ceux-ci soit deviennent vagabonds ou sont embauchés par des petites entreprises naissantes. Ainsi s’établissent les rapports sociaux fondamentaux du système toujours en cours actuellement : des travailleurs vendant leur force de travail en échange d’un salaire à des capitalistes qui sont propriétaires exclusifs des usines et qui, de ce fait, s’approprient aussi le produit du travail venant de ces anciens paysans. Comme ils paient les salariés ce qui est nécessaire à leur survie et leur reproduction et que ceux-ci produisent une valeur supérieure à cette rémunération, les entreprises réalisent des bénéfices.
Pour éviter des interruptions dans le cycle de production, l’entreprise industrielle reçoit l’aide de firmes commerciales qui achètent la fabrication dès la sortie de l’usine et de banques qui prêtent à court terme pour financer les opérations courantes. En échange, l’entreprise industrielle ristourne une partie de ses profits à ce capital commercial et bancaire.
A ce stade, le capital industriel réalise les bénéfices fondamentaux de la société. Le capital commercial et bancaire lui est subordonné.
Mais la concurrence est intense et implacable : les firmes les moins solides disparaissent. Une compagnie (ou quelques-unes) va s’imposer généralement comme celle qui accumule le plus de gains, ce qui lui permet d’investir davantage et d’accroître l’écart avec les autres. Ces dernières se trouvent menacées de faillite, ce qui inquiète les banques créancières : elles pourraient ne plus recouvrer leurs prêts. L’alternative est de transformer les dettes en parts de capital, de réorganiser les firmes en péril, de les rassembler pour former un capital plus fort. C’est ce qui se passe vers le milieu du XIXe siècle, en particulier en Belgique sous l’égide de la Société Générale de Belgique. (SGB). La banque devient industrielle. Elle prend des participations, dans le cas de la SGB dans les charbonnages, dans la métallurgie et dans les chemins de fer. Elle constitue un groupe puissant, obligeant les autres à procéder de même s’ils veulent rester dans la course. Ce modèle est imité en France, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, aux Etats-Unis, au Japon.
On appelle cette intrusion bancaire dans l’industrie et ce renversement hiérarchique en faveur de l’organe qui contrôle et détient la concentration la plus forte de capitaux, le capital financier. Au tournant du siècle et à l’approche de la Première Guerre mondiale, la finance a déjà mis la main sur les plus grandes économies internationales.
Mais la crise des années 30 va ébranler cette configuration. Grâce aux dépôts récoltés, les banques investissent dans des participations industrielles. Mais en octobre 1929, le cours des actions s’effondre. Les déposants se précipitent à leur établissement avant que celui-ci ne se mette en faillite. En fait, cela la précipite.
C’est pour faire face à ces dangers que dans plusieurs pays (sauf en Allemagne), on instaure des législations pour séparer les activités commerciales de la banque (prêts et dépôts) des opérations d’investissement (prises de participation dans l’industrie). La banque dite universelle, qui associe les deux activités, perd temporairement de son importance.
Cela laisse la porte ouverte à d’autres formes de concentration de capitaux avec un pouvoir accru : des compagnies d’assurance, puis des fonds de pension, des fonds d’investissement… Aujourd’hui, les institutions les plus actives sont des sociétés de gestion d’actifs. Elles sont créées par quelques spécialistes de la finance qui fondent leur propre entreprise. En même temps, elles mettent sur pied des fonds de placement à partir d’une épargne large et quasi populaire, fonds qui vont investir dans les grandes firmes cotées en Bourse. Ce sont ces firmes qui détiennent la plus grande masse de capitaux (BlackRock, Vanguard, Capital Group, Berkshire Hathaway, etc.). Elles interviennent moins dans la gestion des entreprises que les banques au XIXe siècle, mais se retirent si celle-ci ne leur plaît pas. C’est ainsi qu’elles peuvent imposer une norme de rentabilité aux grandes firmes internationales.
C’est ce phénomène qui est véritablement nouveau. Cela donne l’impression d’une domination plus forte de la finance. En réalité, c’est surtout le caractère parasitaire et donc absurde de la production capitaliste qui a été multiplié. Auparavant, avec les banques, le prélèvement de la part attribuée au capital financier était calculé sur base du profit obtenu. Aujourd’hui, avec les fonds d’investissement, la part est définie a priori et, si la production n’est pas capable d’y répondre, on prélève sur ce qui sera l’avenir. De la sorte, une multinationale comme Caterpillar peut fermer son usine de Gosselies, même si celle-ci ne fait pas de pertes. L’objectif est d’augmenter sans cesse le montant du dividende pour rassurer les fonds d’investissement, qui sont les principaux actionnaires de la société. Et tant pis si cela crée de la casse sociale dans une région durement touchée par le chômage.
La finance n’est donc pas un phénomène nouveau. Elle est partie intégrante de ce capitalisme, parce que la lutte concurrentielle au niveau des secteurs se fonde sur l’accumulation de capitaux et que le capital financier est justement l’organe qui a la main sur des montagnes de fonds. Si on veut se débarrasser de cette finance parasitaire, injuste et inhumaine, il faudra se défaire du système économique qui l’engendre nécessairement, le capitalisme.
Henri Houben, Le Monde malade de la finance ?,
éditions Couleur Livres, collection L’Autre économie, Bruxelles, 2017, 168 pages.
Chiffres à l’appui, ce livre montre à quel point le monde de la finance est sorti renforcé de la crise. Ce paradoxe est sans doute dû pour partie à un mauvais diagnostique.
C’est pour cette raison que cet ouvrage pose une autre question : le monde est-il malade de la finance ? Ou le mal est-il plus profond ?
On peut le commander à cette adresse
Source : Investig’Action