Faire la «paix économique» avant de négocier avec les Palestiniens leur avenir politique? La proposition de Benyamin Netanyahou durant la récente campagne électorale a surpris. Le chef du Likoud (droite) ne cherchait-il qu’à éluder les questions politiques délicates, sans paraître se figer dans le statu quo? Ou le futur premier ministre cache-t-il réellement un plan de développement pour la Palestine? Et surtout quel peut-il être, si l’on sait que M. Netanyahou est un défenseur acharné de la colonisation et des mesures sécuritaires les plus sévères?
La Banque mondiale, l’ONU, le Bureau international du travail, tous l’affirment d’une seule voix: le bouclage et la fragmentation des territoires sont les principales entraves aux activités économiques en Palestine. Pis, depuis qu’Israël a choisi de bâtir le «mur de séparation» et a refermé ses portes aux travailleurs palestiniens – remplacés notamment par les migrants russes –, quelque 100 000 Cisjordaniens et Gazaouis ont grossi les rangs des chômeurs, soit environ un cinquième de la main-d’oeuvre palestinienne. Actuellement, un tiers des habitants arabes des territoires occupés n’ont plus aucune activité rémunérée, ne serait-ce qu’à temps partiel.
Zones industrielles juives
La réponse à l’apparente contradiction qui voit un nationaliste ultralibéral se préoccuper de l’économie palestinienne se cache peut-être dans les colonies juives de Cisjordanie, où vivent aujourd’hui entre 500 000 et 600 000 Israéliens. Cent trente-cinq implantations officielles que le futur premier ministre Netanyahu se fait fort de développer, afin d’«absorber la croissance démographique naturelle» d’Israël.
La construction d’infrastructures à l’usage des colons et les services qui leur sont apportés sont de longue date un business très convoité par les entreprises israéliennes et une source importante de travail pour les Palestiniens, explique la pacifiste israélienne Debby Lerman, de la Coalition of Women for Peace (CWP). A l’instar du controversé tramway de Jérusalem, conduit par les transnationales françaises Alstom et Veolia, le maillage serré des implantations juives de Palestine au territoire israélien recèle de juteuses opportunités pour les joint-ventures à capital national et international.
Moins connues sont les colonies industrielles, qui ont poussé ces dernières années à l’ombre du mur de séparation. Si les implantations ont toujours hébergé des activités économiques, de l’artisanat des débuts, «on est passé à la production industrielle», selon Mme Lerman. De l’agro-industrie de la vallée du Jourdain aux usines installées le long du mur, plusieurs dizaines de milliers de Palestiniens franchissent quotidiennement les check-points de ces zones industrielles d’un genre particulier, calcule Raed Abu Youssef.
Des employés dispersés dans plus de 350 entreprises que ce syndicaliste d’Hébron tente d’organiser depuis plus d’un an pour le compte de l’ONG israélienne Kav La’Oved. Un travail titanesque que cette organisation mène pratiquement seule depuis 2002. Par principe, Histadrout, la grande centrale syndicale israélienne proche des travaillistes, ne se mêle pas des territoires occupés. Quant aux syndicats palestiniens, barrés des colonies, ils se montrent réticents à l’égard de travailleurs qui ont longtemps fait figure de «traîtres». «Mais le phénomène a pris une telle ampleur que les syndicats commencent à se coordonner avec nous», assure Raed Abu Youssef.
D’Oslo à Pretoria
A l’origine de ce développement: les accords de paix d’Oslo en 1994. Shimon Peres, l’un de ses artisans israéliens, prévoyait de limiter la transhumance quotidienne de quelque 200 000 travailleurs palestiniens vers Israël par des projets productifs conjoints dans les territoires.
Rapidement mis au frigo, ce plan concerté a été réactivé il y a environ cinq ans. «Mais il ne reste rien de l’ambiance optimiste d’Oslo, prévient Adri Nieuwhof. Les Israéliens ont repris le projet à leur compte, à mesure qu’ils enfermaient les Palestiniens» dans les territoires. Pour cette militante hollandaise venue à la cause palestinienne après des années passées auprès du Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela, la vision israélienne ne diffère pas de celle de l’ancien régime sud-africain: un apartheid territorial plaçant le réservoir de travailleurs sous contrôle militaire. Mieux qu’un bantoustan sud-africain, une colonie en Cisjordanie, «ce n’est pas la Palestine, ce n’est pas Israël, c’est une zone libre».
Libre, en tout cas, pour les employeurs, qui disposent là d’un réservoir inépuisable de travailleurs dociles et bien formés, les deux tiers des Palestiniens ayant suivi des études secondaires. Et plusieurs centaines de milliers de chômeurs et un tiers de salariés vivant sous le seuil de pauvreté, «les Palestiniens n’ont pas vraiment de choix», relève Raed Abu Youssef.
Paradis patronal
Ni Israël ni Palestine, les colonies ont longtemps appliqué à leurs employés arabes la législation jordanienne en vigueur avant la conquête de 1967. Pas de syndicats, pas de vacances, aucune protection sociale ou sanitaire (25 morts par an), des salaires entre 6 et 10 shekels de l’heure (de 1,7 à 2,8 francs), alors que le smic israélien est à 21 shekels (5,9 frs), des conditions patronales de rêve, encore renforcées par les politiques d’encouragement menées par l’Etat d’Israël (impôts locaux modérés, prêts subventionnés). «Sans compter que les ressources – terre, eau, etc. – sont quasiment gratuites, puisqu’elles sont volées aux Palestiniens», accuse Debby Lerman.
On comprend mieux dès lors pourquoi plusieurs projets de zones industrielles sont en cours d’élaboration afin d’absorber les demandes insatisfaites sur les principaux sites actuels de Tulkarem, Kalkilia, Salfit (Barkan) et Ariel.
Sous l’impulsion de Kav La’Oved, la Cour suprême israélienne avait pourtant jeté un froid, en octobre 2007, sur cet appétissant banquet, en estimant que la loi sur le travail de l’Etat hébreu devait s’appliquer à ses entreprises sises en territoire occupé. Mais cette victoire juridique, Raed Abu Youssef et ses camarades ont toutes les peines à la faire respecter. Entre autres astuces, des sociétés palestiniennes écrans ou des fiches de paie tronquées suffisent à contourner la loi.
Au-delà de la complicité de l’administration israélienne, le vrai obstacle réside dans la situation d’extrême précarité des Palestiniens. «Pour se rendre au travail dans une colonie, l’ouvrier a besoin d’un laissez-passer renouvelable tous les trois mois. Il a intérêt à montrer patte blanche», résume M. Youssef. Pis: il n’est pas rare que l’autorisation militaire, attribuée après un entretien avec un officier des services secrets, se paie d’une dénonciation d’un «terroriste» ou d’un «agitateur», accuse Adri Nieuwhof.
La poubelle d’Israël
Ce far east colonial attire également une clientèle soucieuse de violer les normes environnementales en vigueur en Israël. «On utilise la Palestine comme notre poubelle», s’emporte Debby Lerman, dont l’organisation a recensé les décharges installées en territoire occupé. «Dans la zone industrielle de Tulkarem, tous les ouvriers sont malades. Il y est parfois impossible de respirer», témoigne M. Youssef. Le syndicaliste relève d’ailleurs la tendance à séparer géographiquement colonie de peuplement et son pendant industriel… Ainsi la fameuse zone industrielle de Barkan héberge plus d’une centaine d’entreprises et 6000 emplois pour 1200 habitants!
Résistances
Raed Abu Youssef se refuse pourtant à baisser les bras. Depuis la sentence de la Cour suprême, «plusieurs luttes ouvrières se sont terminées par des victoires» et «une dizaine d’usines appliquent maintenant la loi israélienne», annonce-t-il. Certaines ont plié lorsque Kav La’Oved a informé clients et investisseurs étrangers des conditions de travail dans les colonies.
Une stratégie qu’Adri Nieuwhof appelle à intensifier pour amener les occidentaux à désinvestir. Certaines sociétés du nord de l’Europe – Heineken, Assa Abloy, Unilever – ont déjà retiré leurs billes. D’autres subissent une pression renforcée depuis les massacres de Gaza, affirme l’activiste hollandaise, dont les enquêtes pour le site «Electronic Intifada» alimentent régulièrement ce combat.
«En Suisse, nous sommes en discussion avec la Banque Sarrasin, afin qu’elle retire l’action Veolia de son ‘fonds durable’: consolider une occupation militaire n’est en aucun cas un développement durable», raille Mme Nieuwhof. Elle rappelle que «transformer profondément les infrastructures d’un pays occupé viole le droit international» et pointe Genève, dépositaire des conventions homonymes, et dont la régie de transports collabore avec Veolia (Connex).
L’ex-activiste anti-apartheid incite aussi au boycott, non seulement des produits israéliens, mais aussi de ceux de Cisjordanie, dans leur immense majorité provenant des colonies. Au risque de laisser les Palestiniens sans travail? «Oui, les colonies n’offrent que des emplois de mauvaise qualité et renforcent notre dépendance. On ne peut rien bâtir de durable là-dessus», répond Raed Abu Youssef, quittant sa casquette de défenseur «pragmatique» des travailleurs. «Les ouvriers me disent souvent: mon patron me traite exactement comme un soldat au barrage. C’est symbolique!»
Source: http://www.lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=441702
le 28 février 2009