Il est à la mode, à gauche, de lire les événements du Capitole comme une tentative de coup d’État, aussi délabrée et folklorique soit-elle. Mais il me semble qu’il s’agit d’une grave erreur d’interprétation de la situation aux États-Unis.
Il est certain que l’attaque contre le Congrès à Washington et contre d’autres sièges institutionnels dans différentes villes des États-Unis est un fait très grave. Grave parce qu’il y avait une direction politique derrière tout cela ; parce que certains des manifestants étaient armés ; parce que la plupart des agresseurs avaient une position politique ouvertement fasciste et raciste ; parce que l’action a pu compter sur la complicité ou du moins la tolérance de ceux qui ont géré la défense du Capitole et de nombreux policiers, dont certains ont également participé à l’attaque de manière plus ou moins active.
En fait, une partie de la scène politique US a, du moins dans ses formes, mis en œuvre à l’intérieur de ses propres frontières la provocation systématiquement utilisée au cours des dernières décennies par les États-Unis pour déstabiliser des gouvernements et des régimes non alignés ou concurrents, à commencer par la contestation de la validité des élections.
Ce qui s’est passé le 6 janvier nous montre une escalade dans la stratégie de Trump et des cercles de l’Alt Right étasunienne. Paradoxalement, elle survient juste au moment où l’occupant de la Maison-Blanche est sur le point de partir. L’outsider républicain n’a pas remporté les élections et sa stratégie de contestation du résultat s’est soldée par un échec. C’est précisément à cause de cet échec que Donald Trump s’est attaché à envenimer la situation, afin de forcer les cercles les plus radicaux du Parti républicain à se rallier à lui. Il en va de la possibilité pour Trump de continuer à diriger un courant politique massif et influent (interne ou externe au Parti républicain) et d’éviter d’être poussé en marge d’un système politique qui a été blindé par des centaines d’années de bipartisme. Pour ne pas disparaître après la défaite, Trump ne peut pas éviter de radicaliser la contestation. Mais en même temps, il ne peut pas exagérer sous peine de contrarier les secteurs du Parti républicain qui ne le soutiennent pas directement, mais qui ne s’opposent pas non plus ouvertement. Il ne faut pas oublier aussi que Trump a beaucoup à perdre sur le plan personnel, et qu’aller trop loin en dehors des limites tolérées pourrait s’avérer catastrophique pour le milliardaire.
Les sondages de ces derniers jours montrent qu’environ 40 % des électeurs républicains soutiennent non seulement sa stratégie politique, mais aussi l’assaut contre le Capitole. Ce n’est pas une mince affaire, si l’on considère qu’il ne s’agit pas seulement d’une question d’opinion, mais que le pays est truffé de bandes armées et d’organisations racistes et d’extrême droite qui ont démontré à plusieurs reprises qu’elles veulent passer de la parole aux actes, avec pour terreau le négationnisme, le complotisme, le fondamentalisme religieux, la nostalgie des sudistes racistes et le ressentiment envers les minorités ethniques, religieuses et sexuelles, ainsi que des immigrants qui menaceraient l’Amérique blanche, riche et conservatrice.
Mais parler de tentative de coup d’État est déplacé. Derrière l’assaut et l’occupation momentanée du Congrès – qui n’était peut-être pas prévue au départ -, il n’y a eu aucune tentative de prise de pouvoir ou de maintien au pouvoir, tout comme il n’y a eu aucune implication de sections importantes de l’establishment, des forces armées, des services ou de l’oligarchie économique.
Au contraire, peu avant l’assaut, les dix anciens secrétaires à la défense encore en vie ont publié dans le Washington Post une déclaration commune défendant les résultats des élections et avertissant que l’implication militaire dans la compétition politique pousserait le pays vers un scénario dangereux.
Les États-Unis sont une grande puissance de plus en plus en déclin. Ce déclin manifeste par rapport aux puissances concurrentes qui revendiquent leur place (de la Chine à la Turquie, de la Russie à l’Union européenne et à l’Arabie saoudite) pousse certains secteurs à recourir de plus en plus désespérément à la force, d’abord à l’extérieur, mais maintenant aussi à l’intérieur du pays. Leur espoir est que la suprématie militaire remettra les choses en ordre et ramènera Washington au sommet d’une hiérarchie mondiale de plus en plus caractérisée par une multipolarité compétitive.
Mais si Trump et son peuple visent un résultat immédiat, traditionnellement, sur les fronts démocrate et républicain, c’est la “raison d’État” qui prévaut. Aussi dur que soit le choc entre les deux fronts politiques – qui se superpose à celui entre les lobbies et entre les différents appareils d’État qui poursuivent chacun des objectifs particuliers -, jusqu’à présent, la défense commune du rôle des USA en tant que grande puissance luttant pour ne pas sombrer a toujours prévalu.
Les démocrates ont également profité de l’assaut contre le Congrès, renforçant leur rôle de rempart pour la stabilité, contre la violence des “Proud Boys”, des partisans du KKK et du Qanon. Mais eux aussi ne peuvent pas laisser la situation trop dégénérer, de peur de perdre leur crédibilité et de briser la solidarité systémique avec leurs antagonistes.
Si ce pacte tacite et séculaire venait à s’effondrer, nous pourrions assister à une véritable déflagration du système et du pouvoir US, ou du moins à une redéfinition violente et brutale des équilibres internes. La situation a-t-elle déjà atteint le point de rupture ? C’est difficile à dire. Mais il est possible que nous voyions dans les prochains mois de nouvelles explosions de violence de la part de secteurs d’extrême droite qui sont réellement convaincus de la possibilité de “rendre l’Amérique à nouveau grande” en s’attaquant aux bureaux des institutions, aux attentats à la bombe, aux meurtres de militants antiracistes ou de simples citoyens ayant la mauvaise couleur.
Source : Investig’Action