A demonstrator waves the Palestinian flag as he stands on the Neptune Fountain during a protest in support of Palestinians under the slogan 'Free Palestine' in Berlin, Germany on November 4, 2023. Thousands of civilians, both Palestinians and Israelis, have died since October 7, 2023, after Palestinian Hamas militants based in the Gaza Strip entered southern Israel in an unprecedented attack triggering a war declared by Israel on Hamas with retaliatory bombings on Gaza. (Photo by Odd ANDERSEN / AFP)AFP

La Palestine comme point central du rapport de force mondial

La géopolitique a été d’abord une méthode d’analyse des rapports entre puissances sur une base sans doute trop largement mécaniste, déterministe et réductrice, en liaison avec des intérêts de puissance conjoncturels. Ce qui l’a souvent amenée à justifier les dérives impérialistes et guerrières des grandes puissances et à être du coup largement abandonnée comme outil après le désastre humain de la Seconde Guerre mondiale. Mais dès lors qu’on réexamine cet outil en y rajoutant la question des bases de classe de chaque entité étatique et les questions économiques et culturelles en liaison avec la réalité géographique, cet outil se révèle utile pour comprendre le fonctionnement des moteurs du développement des Etats et de leurs relations mutuelles. C’est dans cette perspective que nous abordons ici la question palestinienne qui nous semble concentrer à nouveau depuis octobre 2023 les principales contradictions du monde actuel, à la fois géopolitiques, géo-culturelles, géo-économiques et de classe.

Dans son récent ouvrage, La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd constate que les Etats-Unis et leurs associés ne savent plus réagir à chaque crise internationale que sous une forme violente, ce qui leur a permis de donner le 8 octobre 2023 un permis illimité de tuer à Israël. Cette « réaction » notée par Todd va en fait bien plus loin qu’une manifestation de nihilisme d’une civilisation en perdition, même si elle témoigne de la décadence morale des élites qui dominent les pays occidentaux et du coup tentent de continuer à imposer leurs règles à la planète entière. Mais les humeurs belliqueuses de nos dirigeants sont aussi le résultat du renforcement constant du poids du complexe militaro-industriel privé qui s’est développé dans les pays occidentaux aux dépens des productions civiles utiles au progrès économique et social des populations. Ce à quoi ont abouti les délocalisations des industries civiles dans les pays à bas salaires et le passage du bloc occidental à un phase de domination de son secteur financier sur son secteur industriel. La lutte pour la paix et contre la militarisation de nos sociétés n’est donc pas seulement une exigence morale, elle complète le combat nécessaire pour la défense des entreprises civiles existantes et pour la promotion d’une politique de ré-industrialisation de nos pays. Ce qui ne peut se faire que dans le cadre d’une politique économique planifiée par un pouvoir d’État sous contrôle populaire privilégiant les investissements socialement rentables, productifs, créatifs, aux dépens des marchands de mort.

La lutte contre l’envoi d’armes en Ukraine ou en Israël, contre les interventions militaires et l’envoi de militaires ou de mercenaires en Ukraine et en Israël, contre les bombardements du Yémen ou d’autres pays ciblés par l’OTAN, contre la présence des troupes étrangères en Europe et ailleurs, contre les politiques de sanctions et de blocus, c’est aussi le combat pour la reconstruction de nos forces productives, pour le développement de la recherche scientifique et pour le progrès social. Ce n’est qu’à ces conditions que l’on pourra terrasser les forces qui répondent aux intérêts meurtriers des marchands de mort courant partout dans le monde pour multiplier leurs profits. Profits dont les salariés, les travailleurs, les précaires et les chômeurs, reçoivent de moins en moins de miettes, baisse tendancielle du taux de profit oblige. Le capitalisme tardif mondialisé est arrivé en bout de course depuis que la terre entière a été soumise à ses règles et à ses tarifs, qu’il n’a plus devant lui de nouveaux marchés à conquérir et que, en réaction, des peuples et des bourgeoisies locales ont commencé à promouvoir un développement du territoire où ils habitent, travaillent, produisent et créent. Ce qui explique la naissance de puissances contre-hégémoniques comme la Chine ou la Russie ou d’Etats idéologiquement très différents mais ayant fait des choix s’opposant au « capitalisme sans frontières » comme Cuba, le Venezuela, la Corée (du nord), le Nicaragua, la Biélorussie, l’Iran ou l’Erythrée.

Le combat pour la paix vise donc à désarmer des pouvoirs qui ont failli à remplir leurs engagements, comme celui figurant dans le préambule de la constitution française censé instituer un « république sociale » et ceux figurant dans la Charte des Nations Unies interdisant l’usage de la force en dehors du droit de légitime défense, droit qui devrait être interprété uniquement dans le cadre du système des Nations unies.

La géopolitique comme méthode d’analyse des conflits internationaux et des relations sociales

La géopolitique est au départ une méthode d’analyse qui s’est surtout développée dans les milieux des chercheurs au service de certaines puissances coloniales. Elle visait alors à analyser, à partir des données géographiques et du territoire, les intérêts fondamentaux de chaque Etat, censé être opposé ou au contraire partenaire d’autres Etats. Cette méthode tendait à déterminer de façon au départ assez mécanique les conflits vus comme étant quasi « naturels » et inévitables dans le but de contrôler un « espace vital ». Ce qui a amené dans sa forme la plus extrême à justifier le nazisme cherchant à conquérir « l’espace vital nécessaire au peuple allemand ». Ce qui a délégitimé la géopolitique après 1945 comme une science bourgeoise et impérialiste, avant qu’on ne redécouvre progressivement dans l’URSS des années 1970, mais aussi aux Etats-Unis, des éléments pertinents contenus dans cette méthode, surtout si on les rend dynamiques en recourant à une analyse de classe de la politique de chaque Etat.

Pour utiliser de façon dynamique la géopolitique, il faut donc d’abord déterminer la base de classe de chaque Etat tout en sachant qu’à notre époque, il n’existe aucun système « chimiquement pur » car tout Etat est confronté à des tendances le repoussant soit vers plus de capitalisme et de marché dérégulé soit, au contraire, le poussant à s’en éloigner pour construire des pistes alternatives. C’est dans ce contexte que la place occupée par chaque pays à l’époque de la mondialisation dans « la division internationale du travail » se combine avec le territoire qu’il occupe et les potentialités économiques que cela lui donne. Ce qui explique pourquoi notre époque est celle d’une Troisième Guerre mondiale de fait entre les forces de l’unipolarité centralisées autour des USA, de l’OTAN et de leurs associés face aux contre-forces de la multipolarité. Mais, arme atomique oblige, cette guerre se déroule aujourd’hui sous une forme « hybride », celle de multiples guerres chaudes « locales » soutenues par des protagonistes qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas s’affronter directement. Ce facteur « pacifiant » est d’autant plus marqué que la domination du modèle de la société de consommation et de l’individualisme triomphant dans le cadre du néolibéralisme a poussé une masse de gens à rejeter l’idée d’accepter de devoir risquer leur vie au service d’une cause supérieure.

Les puissances occidentales dominantes sont contrôlées par des bourgeoisies pouvant décider des prix des marchandises (« Terms of trade ») et en tirer des richesses qui peuvent, à l’occasion et en fonction des rapports de force entre pays et entre classes sociales, leur servir à distribuer des miettes permettant de corrompre une partie au moins de leurs classes populaires qui ont un intérêt objectif à rompre avec le capitalisme centralisé autour de Wall Street et de la City londonienne.

Dans les pays économiquement dominés par contre, on a affaire à une bourgeoisie compradore qui profite de son rôle de relais local des bourgeoisies impérialistes étrangères. Mais on y trouve aussi des bourgeoisies nationales qui cherchent à défendre leur marché national, leur territoire, et à lancer des politiques de développement autocentré pour faire face aux poussées de la concurrence des puissances dominant le marché mondial. Les travailleurs salariés des pays dominés et surexploités, mais aussi à l’intérieur des pays du « centre », jouent dans ce contexte un rôle d’aiguillon poussant leurs bourgeoisies nationales et petites bourgeoisies à faire preuve d’une plus grande indépendance. Dans ce combat, les forces populaires et les bourgeoisies nationales s’appuient sur les atouts que leur donne leur territoire national, en termes de ressources ou de position géostratégique. Avec comme objectif, celui de conquérir des espaces d’autonomie leur permettant de lancer des politiques de développement, d’industrialisation, voire de réformes socialement progressistes. La géopolitique peut donc être une méthode scientifique utile si elle combine l’analyse de la situation territoriale de chaque entité politique, sur le plan stratégique, des ressources, des liens historiques avec son voisinage (« géo-économie » et « géo-culture »), etc. avec l’analyse de la base de classe de chaque formation étatique. C’est dans ce contexte qu’il nous apparaît que, parmi la quarantaine de conflits armés dans le monde, connus ou méconnus, plus ou moins actifs ou « gelés », depuis octobre 2023, le conflit en Palestine est devenu le « conflit central » entre le bloc unipolaire et la « nébuleuse » des pays et des peuples manifestant des tendances contre-hégémoniques. Conflit qui prolonge les guerres et les tensions que nous observons en particulier en Ukraine, en Syrie, au Yémen, dans les pays africains du Sahel mais aussi autour de Taïwan et dans la péninsule coréenne, soit en particulier tout autour du noyau eurasiatique.

Géopolitique de la Palestine

Si nous observons la carte de la Palestine et de l’entité israélienne qui en a pris le contrôle total entre 1948 et 1967, une première chose saute aux yeux, c’est le fait que ses frontières ont été dessinées lors des accords anglo-français Sykes/Picot suivant la Première Guerre mondiale de telle façon qu’elle englobe tout le désert du Sud (Negev ou Naqab), ce qui permet à ce territoire de s’étendre jusqu’à la mer Rouge, ce qui, par le fait même, donne à celui qui contrôle la Palestine un « poignard » coupant en deux la nation arabe, le monde islamique et l’espace afro-asiatique (« Tiers monde » ou « Sud global »). Ces deux parties situées de part et d’autre du territoire palestinien redessiné par le colon anglais ne peuvent plus communiquer directement sans passer par le territoire palestinien (« israélien »). En conséquence, chaque Arabe, chaque musulman et aussi chaque militant anticolonial d’Afrique ou d’Asie voit son espace territorial, national, culturel, religieux ou de solidarité anticoloniale, donc autant son espace imaginaire que politique, bloqué ou tout au moins gêné dans ses mouvements. Cette réalité a déjà été, dans l’histoire, celle de l’État des croisés au Moyen-Age et, géopolitiquement parlant, c’est exactement la même position qu’occupe l’entité israélienne (voir le contexte géostratégique du sionisme à partir du développement du colonialisme anglais).

La question palestinienne, à cause de cela, est devenue par excellence la cause emblématique de tous les mouvements anticoloniaux dans le monde. Selon leurs sensibilités politiques et culturelles et selon les clivages de classe, chacun a pu accentuer la composante anti-impérialiste, nationaliste, culturelle ou religieuse de cet état de fait. Il y a donc, dans la géopolitique de la Palestine, simultanément, un aspect géopolitique anti-occidental, un aspect social visant à promouvoir la lutte des classes populaires contre la bourgeoisie de « l’Occident collectif » et un aspect symbolique et identitaire qui peut se décliner sous la forme du nationalisme arabe, du socialisme arabe, d’un nationalisme palestinien plus spécifique ou d’un islam vécu comme élément d’affirmation face au colonisateur. Car, comme l’avait déclaré Thomas Sankara, «  On ne lit pas la Bible ou le Coran de la même manière si l’on est riche ou si l’on est pauvre, sinon il y aurait deux éditions de la Bible et deux éditions du Coran ». Ce qu’a d’ailleurs amplement prouvé la période qui a succédé au démantèlement du camp socialiste et de l’Union soviétique.

La Palestine au centre des contradictions géopolitiques du monde contemporain

Cet aspect central de la question palestinienne, à la fois géopolitique, politique et identitaire, explique pourquoi il existe une opposition particulièrement violente entre les bourgeoisies compradores arabes à la tête de régimes peu légitimes et pour cette raison particulièrement autoritaires, et la « rue arabe », terme désignant les masses arabes, palestiniennes tout particulièrement, y compris les masses palestiniennes réfugiées dans les pays voisins, Jordanie, Liban, Syrie, Irak, pays du Golfe. Cette situation explique aussi pourquoi tous les conflits en Asie occidentale, en Afrique septentrionale mais généralement aussi ailleurs dans le monde, ont un lien plus ou moins direct avec la question palestinienne. On le perçoit très clairement dans l’aire culturelle arabo-islamique, mais on en voit aussi les manifestations en Afrique subsaharienne, dans les pays socialistes, en Amérique latine et au sein des différentes couches de populations marginalisées en Occident. La mobilisation exceptionnelle visible aujourd’hui et dans le passé des Irlandais en faveur de la Palestine apparaît dès lors comme extrêmement symptomatique des raisons objectives et subjectives mentionnées plus haut, en liaison avec la lutte de libération nationale du peuple irlandais, car l’Irlande a été géopolitiquement confrontée à l’impérialisme britannique comme elle l’est encore aujourd’hui dans le cadre du monde unipolaire centré sur les puissances anglo-saxonnes.

Palestine et luttes de libération nationale

La géopolitique palestinienne est marquée par la tentative faite par les sionistes depuis le début de la colonisation de la Palestine de « déterritorialiser » le peuple autochtone pour le remplacer par un peuplement colonial d’importation censé devoir se « territorialiser » à sa place. Et, aujourd’hui dans le monde, tous les conflits autour de la question de la mondialisation posent en fait la question du territoire et de son rôle dans les politiques de droit au développement face aux politiques de délocalisations des productions et de promotion de choix stratégiques et économiques « supranationaux ». Ce qui explique pourquoi « Israël » a été et reste perçu par l’ensemble des peuples arabes comme un « corps étranger » bloquant toute possibilité d’intégration régionale et de développement.

Cette situation explique aussi pourquoi en toute logique jusqu’à la disparition de l’URSS, les Palestiniens ont pu en général s’appuyer sur les pays socialistes et les pays non alignés et décolonisés. Après la crise puis la fin de ce monde « bipolaire », les Palestiniens se sont retrouvés esseulés dans un environnement où, tout naturellement, ce sont les bourgeoisies compradores du Golfe, d’Egypte, du Liban et de Jordanie qui ont eu tendance à dominer la région. Mais plus largement, tous les peuples du monde perçoivent la cause palestinienne comme emblématique de leur propre rapport à la question du droit au développement reconnu dans les années 1970 par l’ONU, du capitalisme mondialisé, du néocolonialisme et de l’impérialisme.

La révolution iranienne, la montée en puissance de la Chine populaire puis le retour dans la politique mondiale d’une Russie où s’est affirmée en partie une bourgeoisie nationale opposée aux « oligarques », en fait à la bourgeoisie compradore locale, ont été la cause du développement du processus d’intégration eurasiatique qui a entraîné la formation du BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghaï. Ces organismes constituent un contrepoids contribuant à dé-serrer l’étau impérialiste en particulier sur l’Asie occidentale et l’Afrique. Et au fur et à mesure que l’impérialisme euro-atlantique est entré dans une crise profonde, en particulier à partir de 2008, des fractions de la bourgeoisie des pays clefs comme les pays du Golfe, la Turquie, l’Indonésie, le Pakistan, le Venezuela, etc. ont été de plus en plus tentées de prendre leur distance avec le centre unipolaire pour tendre vers « l’aventure multipolaire ». Le dernier épisode en date étant l’accession de pays comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte aux BRICS.

Et dans ce contexte marqué par de multiples contradictions planétaires et sociales on peut constater que, objectivement et indirectement, les processus d’affirmation de contre-pouvoirs dans le monde ont permis de redonner un nouveau souffle à la résistance du peuple palestinien comme conséquence de l’affaiblissement du pôle occidental. Aujourd’hui, les Palestiniens, grâce à l’aspect militaire de l’action du 7 octobre 2023, et après les défaites américano-européennes en Irak, en Syrie, en Afghanistan et en partie au moins en Ukraine, ont pu reprendre leur place centrale sur la ligne de clivage entre « Occident collectif » et « Sud global », nouveau facteur contre-hégémonique vers lequel tendent aussi les « pays de l’Est européen » les plus indépendants. Ce que la Chine, jusque-là très prudente sur la question palestinienne, vient de souligner de façon particulièrement remarquée devant la Cour de justice internationale puisque pour la première fois depuis les années 1970, elle justifie la lutte armée comme moyen légitime et reconnu internationalement de lutte d’un peuple colonisé.

La nouvelle étape de la lutte des peuples, des pays et des Etats tendant vers la souveraineté

Les délocalisations et la désindustrialisation des pays du bloc OTAN centré sur les Etats-Unis, les « Five Eyes » anglo-saxons, l’UE et le Japon, ayant Israël comme avant-poste colonial de peuplement placé au carrefour afro-asiatique, ont renforcé chez eux le poids du seul secteur productif non délocalisé, le complexe militaro-industriel. Les puissances contre-hégémoniques émergentes sont tentées de leur côté de promouvoir une politique de développement économique plus productive et donc plus pacifique. Ce qui explique pourquoi la Russie a attendu de 2014 à 2022 avant de réagir face à la poussée vers l’Est de l’OTAN la menaçant en Ukraine, et que la Chine ou l’Iran privilégient la diplomatie et les liens économiques sur l’usage de la force pour modifier les rapports de force internationaux. Ce qui correspond aux intérêts des bourgeoisies nationales locales, par ailleurs organiquement réticentes devant toute tension internationale qui pourrait pousser les masses populaires à prendre directement en main la lutte pour la souveraineté nationale et donc pour la souveraineté populaire et la démocratisation des rapports sociaux et économiques, et des systèmes politiques.

La différence entre la bourgeoisie nationale et la bourgeoisie compradore dans les pays du Sud global est clairement perceptible quand on observe la peur du peuple qui taraude cette dernière tandis que la première cherche à garder l’appui de son peuple tout en souhaitant conserver le monopole du pouvoir. Trahison d’un côté et tendance à un certain opportunisme de l’autre. Dans le contexte où les tensions sociales tendent à exploser partout dans le monde à cause de l’appauvrissement relatif et souvent absolu des masses, la Palestine, et Gaza en particulier, constitue la « cocotte minute » du monde qui ne pouvait qu’exploser suite aux tentatives faites par les puissances occidentales et les régimes conservateurs arabes et africains visant à enterrer la question palestinienne en mettant de l’avant des questions moins brûlantes. C’est donc là que l’on trouve une des raisons qui explique pourquoi la direction militaire du Hamas palestinien a pris la décision de répondre par un acte volontariste au désespoir du peuple de Gaza et de Palestine, mais aussi des pays voisins et plus lointains qui se sentent humiliés. Elle a en effet préparé de longue date le coup de force du 7 octobre qui, quoi qu’on en pense dans le détail, a fondamentalement modifié le rapport de force international. Ce qui explique dès lors l’écho extraordinaire que Gaza a rencontré chez les peuples partout dans le monde, y compris dans les pays occidentaux.

Aux Etats-Unis par exemple, les mobilisations en faveur des Palestiniens représentent les manifestations les plus massives qui se sont produites dans ce pays au cours des deux dernières décennies, au point où 40 % des juifs des USA se désolidarisent d’Israël et où 30 % des néo-évangélistes se prononcent désormais en faveur des Palestiniens. Ce qui démontre que les préjugés visant à essentialiser un groupe religieux ou un autre sont contre-productifs.

En France, l’interdiction par le gouvernement Macron des manifestations dénonçant le génocide en cours à Gaza, les agressions répétées visant le Liban, la Syrie, la Cisjordanie, ne témoignent pas de la force du pouvoir, mais bien au contraire, de sa faiblesse. Les autorités conservatrices françaises se voient obligées de faire montre d’un autoritarisme particulier renouant avec ce qui s’était vu pendant la guerre d’Algérie puis progressivement à partir du mouvement de masse des Gilets jaunes dans le but d’éviter une possible « convergence des luttes » entre « pro-palestiniens », quartiers populaires largement peuplés de populations issues de l’immigration, mouvement pour des retraites dignes, agriculteurs, villes périphériques, Gilets jaunes, syndicalistes, militants associatifs, militants politiques radicaux, musulmans, marxistes, prêtres ouvriers, etc.

Pour tout progressiste en France comme ailleurs dans le monde, et indépendamment de ce que certains peuvent penser de l’outil palestinien que constitue le Hamas (appuyé par ses alliés laïcs ou marxistes en Palestine, au Liban, au Yémen, en Irak), cet outil a su prendre en compte les contradictions locales et mondiales du moment. Bond qualitatif qui explique d’ailleurs pourquoi aucune organisation palestinienne, y compris même l’Autorité palestinienne de Ramallah, n’a cru pouvoir critiquer cette action. Si l’on doit toujours éviter le fétichisme qui mène à aduler certaines organisations ou, au contraire, à en diaboliser d’autres, il faut aussi être en état d’observer en quoi elles sont capables ou incapables de modifier le rapport de force sur le long terme. Les organisations ne sont que des outils qui, parfois consciemment parfois moins consciemment, peuvent de temps à autre déclencher un processus nouveau de lutte faisant basculer les choses en aboutissant à la délégitimation de tout un bloc de puissances. C’est ce qui explique l’immense joie de la « rue arabe », et plus largement des quartiers et couches populaires du monde entier, devant la vision de jeunes « vanupieds » palestiniens prenant d’assaut des tanks derniers cris israéliens. Au moment où, en Ukraine, des tanks envoyés par les puissances occidentales sont détruits. On nous a donc parlé, pour faire oublier ces extraordinaires faits d’armes, des horreurs commises par ces nouveaux fedayins, et cela même depuis que certains témoins israéliens et certaines enquêtes des rares médias israéliens encore libres ont commencé à les au moins en partie mettre en doute. ( voir < https://www.middleeastmonitor.com/20231030-report-7-october-testimonies-strikes-major-blow-to-israeli-narrative/ > ; < https://www.youtube.com/watch?v=kkHs7ZG7rFY > ; < https://www.chroniquepalestine.com/wp-content/uploads/2024/01/Hamas_our_narrative.pdf >).

Tout cela nous rappelle l’article écrit par Karl Marx dans le New York Daily Tribune décrivant les violences commises par les insurgés cipayes indiens contre les colons britanniques responsables de violences de situation et d’humiliations antérieures bien plus douloureuses. Alors, même si la douleur extrême que nous ressentons devant le martyre de Gaza qui nous rappelle d’autres martyres de l’histoire, la Commune de Paris, le ghetto de Varsovie, les milliers de villages soviétiques, yougoslaves, polonais, chinois, grecs, algériens, vietnamiens, coréens, etc. dont la population fut exterminée pour la punir d’avoir enfanté des rebelles ayant pu eux-aussi commettre des actes de violences contestables voire condamnables, l’essentiel au regard de l’histoire est que la question palestinienne dépasse largement la question du seul Hamas qui n’est qu’un outil du peuple palestinien à un moment donné de l’histoire. Mais l’action du Hamas a en revanche permis de replacer au centre de la contradiction mondiale la question palestinienne, la question pivot dans les rapports de force entre le pôle impérialiste et les divers courants contre-hégémoniques se manifestant dans le monde. C’est cela que les peuples du monde ont déjà retenu, et c’est donc cela que l’histoire mondiale retiendra. Pour réfléchir sur l’avenir possible de la Palestine réunifiée et multi-ethnique après la faillite de « la solution à deux Etats », voir mon article dans la revue Géostratégiques de 2020 : < https://www.academiedegeopolitiquedeparis.com/palestine-historique-inventer-deux-citoyennetes-sur-un-meme-territoire-comme-etape-vers-une-citoyennete-commune-2/ >.

La situation de « guerre mondiale hybride » actuelle démontre donc que la géopolitique constitue une méthode d’analyse utile, à combiner avec l’analyse des rapports sociaux et des rapports économiques. Il devient indispensable, à notre étape de l’histoire humaine, de faire un effort intellectuel pour être en état de comprendre le monde dans sa globalité et relier le drame que vivent aujourd’hui les Palestiniens avec celui que vit l’Ukraine, la Syrie et aussi tous les autres pays en guerre ou sous blocus économique, face à un monde capitaliste dominant dont le caractère vermoulu nous apparaît de plus en plus nettement.


Source: La pensée libre

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