Conseil de coopération du Golfe. Trente-six ans après sa création, le monde assiste, médusé, à l’effondrement de cet échafaudage régional avec la guéguerre entre Doha et Riyad, associée à Aboud Dhabi et Manama. Le CCG s’avère une coquille aussi vide que celui de la Ligue arabe ou de l’Uma.
Il y a 36 ans, le 26 mai 1981, six monarchies du Golfe, conduites par le grand frère saoudien, créent une organisation régionale qu’elles baptisent Conseil de coopération du Golfe (CCG). L’objectif déclaré de ce nouvel ensemble est – du moins en paroles – de se situer à équidistance des deux grands voisins en guerre, l’Iran et l’Irak. La Révolution islamique qui a emporté en février 1979 le régime du chah, jusqu’ici gendarme de la région, a plongé ces monarchies dans une panique indescriptible. Elles ne sont pas les seules. L’Irak voisin se sent également menacé par le discours alors en vogue à Téhéran : exporter la révolution islamique, balayer ces régimes suppôts des États-Unis gratifiés du titre de « Grand Satan ».
On constatera plus tard que ces monarchies, à l’exception notable du sultanat d’Oman, s’employèrent à affaiblir les deux grands voisins en soufflant sur les braises de la guerre irako-iranienne. Des milliards de dollars furent engloutis pour financer l’effort de guerre irakien. Avec comme finalité d’épuiser les deux belligérants. Le conflit fut une aubaine pour ces dynasties paniquées. L’Irak, pourtant pays riverain du Golfe, avait à l’époque demandé à intégrer le nouvel ensemble. Il fut éconduit poliment mais fermement, en lui faisant comprendre qu’il n’était pas question d’accepter dans un club monarchique résolument pro-américain un pays républicain, nationaliste et de surcroît socialiste.
Un club de nantis apeurés
Il fallait toutefois dissimuler la véritable vocation de ce club de nantis apeurés composé essentiellement, selon la belle formule de Jean Lacouture, d’« émirats mirages » (Seuil, 1975). Les conseillers occidentaux en communication qui avaient conçu ce produit déclarèrent donc que cette créature se voulait une expérience inédite dans le monde arabe en matière d’intégration régionale, là où la Ligue des États arabes, créée en 1944, ou plus tard l’Union du Maghreb arabe fondée en février 1989, avaient lamentablement échoué. Parmi les objectifs poudre aux yeux que s’étaient en effet donnés les concepteurs de cette structure figuraient l’intégration économique, la politique étrangère commune, la monnaie unique et le système de sécurité commun, avec la création d’une armée unique dotée d’un commandement intégré.
Théoriquement les six familles avaient tout pour mettre en commun leurs atouts : même (in)culture politique, même dépendance à l’or noir, même soumission aux États-Unis, même haine des courants progressistes, tels ceux incarnés par le nassérisme, le baasisme, le socialisme arabe, et surtout une défiance absolue vis-à-vis de l’Union soviétique. Jusqu’ici, il faut l’avouer, elles n’avaient pas si mal réussi. Avec les milliards de pétrodollars, elles étaient parvenues à neutraliser l’Égypte de Moubarak et à pousser l’Irak, sorti en 1988 exsangue et surendetté de sa ruineuse guerre absurde contre l’Iran, à la faute au Koweït : elles refusèrent non seulement d’effacer ses dettes, mais elles l’asphyxièrent économiquement en cassant les prix du pétrole, après avoir inondé un marché pétrolier saturé. Pour rappel, les Émirats arabes unis et, surtout, le Koweït étaient les artisans de cette stratégie d’asphyxie économique qui visait certes en premier lieu l’Irak, mais aussi l’Iran, l’Algérie et l’Union soviétique.
Saddam et le traquenard du Koweït
À l’époque, Saddam Hussein n’apprécie pas l’ingratitude du Koweït qui réclame le remboursement de sa dette de 15 milliards de dollars, le dépassement du quota de production pétrolière autorisé par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) qui fait chuter le prix du baril, l’extraction abusive de pétrole dans les champs pétroliers frontaliers d’Al-Rumaiyla. Considérant qu’il s’agit d’une déclaration de guerre visant à le mettre à mort économiquement et à renverser son régime, il tombe dans un grossier traquenard et envahit le Koweït au moment même où l’Union soviétique s’effondre.
On connaît la suite. L’opération Tempête du désert menée par les États-Unis en 1991 renvoie l’Irak à l’âge préindustriel, selon la propre expression de James Baker, le secrétaire d’État de George Bush père. Treize ans plus tard, après un blocus barbare qui provoque la mort d’un million et demi de civils irakiens, G. W. Bush, le fils, envahit l’Irak en 2003 le livrant au chaos, à la paralysie, au sectarisme, à la corruption, mais surtout au terrorisme. Paradoxalement – mais il fallait s’y attendre –, c’est l’Iran, l’ennemi déclaré de l’Irak, qui ramasse la mise et devient le principal acteur en Mésopotamie.
Le coup est dur pour les monarchies du Golfe, pour les États-Unis et surtout pour Israël, qui voit le plus implacable de leurs ennemis étendre sa puissance au-delà de l’Irak vers la Syrie et le Liban, via le Hezbollah. Le roi Abdallah II de Jordanie dénonce haut et fort l’« arc chiite » qui, prétend-il, constitue une menace pour le monde sunnite.
Depuis, la République islamique est devenue l’ennemi à abattre. Sous prétexte de l’empêcher de se doter de l’arme nucléaire, l’Iran sera soumis à un régime de sanctions politiques, financières, pétrolières sans précédent. En vain. La Syrie, son alliée stratégique dans la région, sera ciblée dès 2011. Son autre allié, le Hezbollah libanais, le sera également en 2006. Le Hamas également en 2008-2009 et 2014. Sans parler des autres guerres indirectes contre l’Irak et le Yémen. En vain.
L’échec des sanctions économiques et l’impossibilité de l’option militaire amèneront finalement Barak Obama, dans le cadre du groupe 5+1, à négocier un accord historique avec l’Iran au grand dam des néoconservateurs américains, de l’Arabie saoudite et d’Israël.
Au sein du CCG, l’hostilité saoudienne à l’Iran n’est pas partagée par l’ensemble des membres. Oman a toujours maintenu d’excellentes relations avec Téhéran. Tout en veillant à préserver l’unité de façade au sein du Conseil, il favorise la politique de bon voisinage et le règlement pacifique des conflits, évitant à ne jamais insulter l’avenir. Il refuse de s’enrôler dans la guerre saoudienne contre le Yémen voisin, tout comme il s’est abstenu de toute ingérence en Syrie et en Irak. Le Koweït, qui n’est pas encore guéri du traumatisme de 1991, ne partage pas non plus les vues de Riyad – il joue maintenant le go-between auprès du Qatar et de ses trois détracteurs du CCG. Le Qatar, qui partage avec l’Iran le plus grand champ gazier au monde, le North Field, refuse également d’emboîter le pas à son encombrant voisin saoudien. Quant aux Émirats arabes unis, s’ils se sont engagés avec enthousiasme dans la guerre saoudienne contre le Yémen, force est de constater qu’ils n’y poursuivent pas le même agenda.
De son côté le Bahreïn, devenu depuis le déclenchement de la contestation populaire contre un pouvoir corrompu et dictatorial, un protectorat saoudien, est contraint de suivre sans rechigner la politique dictée par Riyad.
Le CCG, le chacun pour soi et tous pour l’Amérique
Mieux encore, au sein de chacune de ces monarchies, la politique officielle est loin de faire consensus. C’est particulièrement vrai concernant l’Arabie saoudite et les Émirats où la montée en puissance d’une nouvelle génération de princes, arrogants, coupés des réalités et américanisés jusqu’à la caricature, ne fait pas l’unanimité.
Le cas de Mohamed ben Salmane, nommé récemment prince héritier et qui accèdera bientôt au trône, est éloquent. Désigné en 2015 ministre de la Défense, il a engagé son pays dans le bourbier yéménite. Sa nomination comme dauphin est intervenue juste après la visite triomphale et très médiatisée de Donald Trump en Arabie saoudite en mai dernier, empochant en guise de racket des contrats par centaines de milliards de dollars, en passant par Israël. Salmane s’est senti autorisé, avec son associé émirati, le prince héritier Mohamed ben Zayed, à déclarer la guerre non pas à l’Iran, comme l’aurait souhaité le parrain américain, mais au Qatar, un pays sunnite wahhabite qui, de surcroît, abrite l’une des plus grandes bases américaines en dehors des États-Unis !
Pourquoi le Qatar ?
Depuis l’accession au trône du cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, à l’issue du coup d’État contre son père Khalifa, en 1995, rien ne va plus entre l’émirat du Qatar et ses voisins, que le nouveau monarque juge « trop corrompu » et « trop inféodé » à son voisin saoudien. Une guerre de l’ombre est déclarée via la chaîne qatarie Al-Jazeera, qui ouvre ses plateaux à tout ce que le régime wahhabite compte d’opposants. Par ailleurs, un conflit frontalier – aujourd’hui dépassé – oppose Bahreïn à Doha, tandis que les relations avec les Émirats arabes unis sont exécrables. Les services émiratis essaient à l’époque de réinstaller, avec l’aide de barbouzes français, l’ancien émir déchu Khalifa sur son trône.
Après l’invasion de l’Irak en 2003, Al-Jazeera, sous la pression des États-Unis, change de ligne éditoriale. Elle devient la porte-parole des Frères musulmans dans le monde arabe, se rapproche de la Turquie erdoganiste, rompt avec la Syrie et le Hezbollah, printemps arabes oblige. En Libye, en Tunisie et en Égypte, le Qatar, même après l’accession du trône de l’émir Tamim ben Hamad, s’oppose à la politique émiratie et saoudienne. Il maintient de bonnes relations avec le voisin iranien.
Tous ces facteurs amèneront, le 5 juin dernier, les trois pays du Golfe (Émirats, Arabie saoudite et Bahreïn), soutenus par l’Égypte et quelques supplétifs, à ouvrir les hostilités contre Doha, rompant d’un coup les relations diplomatiques, commerciales et humaines ! Au grand étonnement de Washington et de ses alliés européens, et pour le bonheur de la Turquie et de l’Iran qui avaient pris position en faveur de Doha.
Sommés par Washington de régler cette crise, Riyad, Abou Dhabi, Manama et Le Caire ont fini par transmettre, via le médiateur koweïtien, un ultimatum en 13 points au Qatar. Il lui demande en premier lieu de réduire ses relations avec l’Iran, de fermer la base militaire turque en construction sur son territoire, de mettre un terme à Al-Jazeera et tous les médias qataris affiliés, d’expulser dirigeants des Frères musulmans et de les extrader vers leurs pays respectifs, et d’arrêter tout soutien au « terrorisme » (sic !).
Le Qatar, soutenu par la Turquie, a rejeté en bloc cet ultimatum. Une guerre médiatique sans précédent est déclarée entre les deux parties, qui n’hésitent pas à jeter en pâture à l’opinion des informations compromettantes. L’ancien premier ministre qatari, Hamad ben Jassem, a dénoncé l’hypocrisie de ceux qui prétendent aujourd’hui combattre le terrorisme. « On a tous commis des erreurs dans ce domaine » a-t-il dit à une chaîne américaine. Y compris les États-Unis, la France, l’Arabie saoudite et les Émirats. Au cours de cet échange d’amabilités, on a appris que les Émirats, qu’on croyait si pacifiques, avaient tenté en décembre 2011 de fomenter un coup d’État contre le sultanat d’Oman en raison de sa diplomatie indépendante et apaisée avec l’Iran.
Quelle que soit son évolution – compromis ou confrontation généralisée –, la crise actuelle annonce, par sa virulence, un tournant dans l’histoire des émirats mirages. Et cela pour le bien des peuples de cette région qui ont tant souffert de leurs méfaits, notamment en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen. De quoi nous rappeler la délicieuse fable de La Fontaine, Les Voleurs et l’âne. Moralité : cette ubuesque guéguerre entre nantis malfaisants pourrait sonner la fin d’un cauchemar et d’une illusoire puissance.
Source: Afrique-Asie