La chute du Mur de Berlin: célébrer ou ne pas célébrer?

Il est impossible de s’opposer à la disparition des murs qui discriminent les peuples et il est dès lors impossible de ne pas applaudir la chute du Mur de Berlin en novembre 1989 ou, si on va par là, de ne pas aspirer à la chute d’autre murs qui, aujourd’hui, trente ans plus tard, sont toujours en place ou sont en cours de construction. Mais il est légitime de se demander si l’effondrement du communisme en Europe de l’Est et de l’Union Soviétique, inaugurées par la chute du mur de Berlin a constitué un triomphe pour la démocratie.

 

Lors de cette interrogation, on devrait garder à l’esprit que la démocratie a non seulement un aspect politique mais aussi social: c’est un système dans lequel le demos, la grande masse des gens ordinaires, non seulement peuvent faire valoir leur point de vue notamment par l’intermédiaire d’élections mais aussi récolter certains bénéfices sous la forme de services sociaux. Posons la question cruciale, cui bono ?, « à qui profite ceci ? ». La réponse pourrait vous surprendre.

Les bénéficiaires des soi-disant révolutions  en Europe de l’Est furent certainement la noblesse de terre, l’ancienne classe dirigeante et sa proche alliée, l’Eglise, catholique dans la plus grande partie de l’Europe de l’Est mais orthodoxe en Russie, jadis également une grand propriétaire terrienne.

A cause de la Révolution d’octobre 1917 en Russie et des changements introduits pas les Soviets en Europe de l’Est en 1944/45, la noblesse et l’Eglise avaient perdu leurs vastes propriétés terriennes (ainsi que leurs châteaux, palais, etc.) en même temps que leur pouvoir politique prédominant. Dans les années suivant la chute du Mur de Berlin, cependant, non seulement les familles nobles des anciens empires germanique et austro-hongrois mais aussi, et spécialement, l’Eglise catholique, purent récupérer en Europe de l’Est leurs propriétés terriennes qui avaient été nationalisées en 1945. Le résultat est que l’Eglise catholique est à nouveau le plus grand propriétaire terrien en Pologne, en République tchèque, en Croatie, en Hongrie, etc. A ce propriétaire, les plébéiens d’Europe de l’Est – entre autres les métayers polonais et les maraîchers slovènes sur la petite place derrière la cathédrale de Ljubljana – doivent maintenant payer des loyers bien plus élevés que pendant la soi disant « mauvaise période » d’avant 1914 et/ou 1945.

Pas un mot n’a cependant jamais été prononcé ni écrit à ce sujet dans nos médias grand public ; au contraire, on nous a fait croire que Karol Jozef Wojtyla, Pape jean-Paul II, avait collaboré avec le président américain ultra-conservateur Ronald Reagan et la CIA, contre les Soviets, uniquement en vue de restaurer la démocratie en Europe de l’Est. Que le chef de l’Eglise catholique, une institution éminemment non-démocratique au sein de laquelle le Pape a tout à dire tandis que des millions de prêtres et de croyants ordinaires n’ont rien à dire, puisse être un apôtre de l’évangile démocratique, est une notion absurde. Si le Pape voulait réellement se battre pour la démocratie, il aurait pu commencer par l’Eglise catholique elle-même. Que Jean-Paul II n’avait réellement rien à faire de la véritable démocratie n’apparaît que trop clairement du fait qu’il a condamné la « théologie de la libération » et a combattu bec et ongles les courageux champions de cette théologie – généralement des prêtres et religieuses ordinaires – qui promouvaient un changement démocratique en Amérique latine, changement qui était bien plus nécessaire là-bas qu’en Europe de l’Est.

 

Bien sûr, en Amérique latine, l’Eglise catholique a toujours été un grand propriétaire terrien, dont les privilèges et la richesse – fruits de la conquête sanglante du pays par les conquistadors espagnols – auraient pu être effacés par une réelle démocratisation à l’avantage des paysans et autres prolétaires. C’est indubitablement pour cette raison que le Pape a œuvré pour un changement en Europe de l’Est mais s’y est opposé en Amérique latine.

 

Quoi qu’il en soit, dans les pays d’Europe de l’Est à majorité catholique, et spécialement en Pologne, l’Eglise catholique a pu récupérer une bonne part de sa richesse et de son influence de jadis. Mais ceci s’assimile-t-il à un triomphe de la démocratie ? Considérez ceci : la démocratie signifie des droits égaux pour tous les citoyens. La séparation de l’Eglise et de l’Etat était une des grandes réalisations de la Révolution française, garantissant des droits égaux à tous les citoyens indépendamment de leur foi. Cette séparation était une réalité sous le régime communiste. Mais en Pologne aujourd’hui, elle n’existe désormais que sur papier et pas en pratique. Les Polonais qui ne sont pas catholiques, ainsi que les homosexuels et les féministes, ne peuvent pas s’y sentir chez eux. La Pologne, sous plusieurs aspects, est retournée à l’ère non-démocratique d’avant la Révolution française quand, dans presque tous les pays, une « religion d’Etat » spécifique était imposée à tous les citoyens et où il n’était question ni de liberté religieuse ni de tolérance.

 

En Russie, l’Eglise orthodoxe a perdu virtuellement toute sa richesse et son influence d’antan, à la suite de la révolution de 1917. A l’inverse, elle a réussi à récupérer une grande partie de richesses et d’influence après que Gorbatchev, Eltsine et consorts eurent démantelé le système communiste, fruit de la révolution d’octobre, qui avait aussi séparé l’Eglise et l’Etat. Dans le cœur russe de l’ancienne Union soviétique, l’Eglise orthodoxe a réalisé un comeback presque aussi spectaculaire que celui de l’Eglise catholique en Pologne. Elle a repris possession de virtuellement l’entièreté du gigantesque portefeuille de terrains et de bâtiments qu’elle possédait avant 1917 et l’Etat a généreusement financé la restauration des vieilles églises (et la construction des nouvelles) au détriment de tous les contribuables, chrétiens ou non. L’Eglise orthodoxe est à nouveau grande, riche et puissante et étroitement associée à l’Etat, exactement comme au temps de l’ère tsariste ; quasi-médiévale, d’avant la révolution. En ce qui concerne la religion, la Russie, comme la Pologne, ont fait un grand saut en arrière jusqu’à l’Ancien Régime.

 

Quant aux citoyens ordinaires, la situation est loin d’être aussi brillante. En Russie, les changements révolutionnaires inaugurés en 1917 avaient apporté d’énormes améliorations dans la vie de la masse d’une population auparavant extrêmement pauvre et retardée – pas immédiatement mais à long terme. Au temps de la chute du Mur de Berlin, la population soviétique avait atteint un niveau décent de prospérité générale et la majorité des citoyens soviétiques n’aspiraient pas à la disparition de l’Union soviétique. Au contraire : lors d’un referendum en 1991, pas moins de trois-quarts d’entre eux avaient voté pour conserver l’Union soviétique et cela pour la simple raison que c’était à leur avantage. Inversement, la disparition de l’Union soviétique, préparée par Gorbatchev et réalisée par Eltsine, s’est révélée être une catastrophe pour la majorité de la population soviétique.

 

Le genre de pauvreté répandue, désespérée, qui était si typique de la Russie d’avant la Révolution d’octobre put faire son comeback dans les années 90, c’est-à-dire au moment où le capitalisme fut restauré sous les auspices d’Eltsine. Ce dernier a orchestré ce qui pourrait très bien avoir été la plus grande arnaque de l’histoire mondiale : la privatisation de l’immense richesse collective, construite entre 1917 et 1990 au prix d’efforts surhumains et d’indicibles sacrifices, par le travail de millions de simples citoyens soviétiques, ceux que l’on appelait « le prolétariat ». Ce crime a bénéficié à un « profitariat », c’est-à-dire un petit groupe de profiteurs, qui sont devenus ultra-riches, une sorte de mafia dont les patrons sont connus sous le terme d’ » oligarques ». Balzac a écrit que « derrière toute grande fortune se cache un crime » ; le grand crime qui se cache derrière les fortunes des oligarques russes (et autres Européens de l’Est) a été la privatisation de la richesse de l’Union soviétique sous les auspices d’Eltsine. Et les citoyens soviétiques ordinaires ont été les victimes de ce crime.

Il n’est donc pas surprenant que, même maintenant, une majorité de Russes regrettent la disparition de l’Union soviétique et que dans des pays de l’ancien Bloc de l’Est, tels que la Roumanie et l’Allemagne de l’Est, de nombreuses personnes, si pas la majorité, sont nostalgiques de l’époque pas-si-mauvaise d’avant la chute du Mur de Berlin, ainsi que le démontrent de manière constante des sondages d’opinion. Un des principaux éléments déterminants de ce sentiment est le fait que des services sociaux vitaux comme les soins médicaux et l’éducation, y compris les études supérieures, ne sont plus gratuits ou peu coûteux, comme ils l’étaient avant. Les femmes aussi ont perdu une grande part des avancées considérables réalisées sous le communisme, par exemple en ce qui concerne  les opportunités d’emploi, l’indépendance économique et des gardes d’enfants accessibles.

Une majorité des habitants des anciens « satellites » est-européens de l’Union soviétique ont aussi vécu des moments difficiles après la chute du Mur de Berlin. Ces pays ont été désindustrialisés tandis que la privatisation poussait les entreprises et les banques à s’installer et à appliquer une « thérapie de choc » qui comportait des licenciements massifs de travailleurs au nom de l’efficience et de la compétitivité. Une malédiction jusqu’ici inconnue, le chômage, fit son entrée en scène au moment précis où les services sociaux, qui précédemment étaient considérés comme allant de soi, étaient supprimés parce qu’ils n’étaient pas adaptés au moule néolibéral. Aujourd’hui, en Europe de l’Est, il n’y a pas d’avenir pour les jeunes, qui dès lors quittent leur pays d’origine pour tenter leur chance en Allemagne, en Grande-Bretagne et ailleurs à l’ouest. Ces Européens de l’Est votent contre le nouveau système « avec leurs pieds » comme se gargarisaient triomphalement les médias occidentaux quand des dissidents désertaient les pays communistes au temps de la guerre froide.

Alors que les pays communistes offraient à leurs citoyens des services sociaux élaborés, en d’autres mots un niveau relativement élevé de démocratie sociale, il n’existait certainement pas de démocratie politique, en tout cas pas dans le sens  conventionnel occidental, c’est-à-dire avec des élections libres, des médias libres, etc. En Russie et en Europe de l’Est, il existe certes actuellement beaucoup plus de liberté mais comme a ironisé un habitant des confins orientaux de l’Allemagne, cette liberté consiste principalement à « être libéré du travail, de la sécurité dans les rues, des soins médicaux gratuits, de la sécurité sociale ». En d’autres mots, la démocratie politique a été atteinte au prix de la liquidation de la démocratie sociale ; et comme l’implique cette remarque, pour de nombreuses personnes, sinon pour la majorité, des bénéfices tels que le plein emploi, la gratuité de l’éducation et des soins de santé, etc. sont plus précieux que la liberté, dont jouissent les Américains par exemple, de choisir un président parmi les candidats de deux partis, les Démocrates et les Républicains qui, non sans raison, ont été décrits comme « les deux ailes droites d’un même parti ». (Il n’est pas surprenant qu’un grand pourcentage d’Américains ne prennent pas la peine d’aller voter).

 

Les Européens de l’Est peuvent bien être plus libres qu’avant la chute du Mur de Berlin mais vivent-ils pour autant dans de vrais systèmes politiquement démocratiques ? Loin de là. La Russie n’a jamais fait l’expérience d’un début de véritable démocratie politique ; pas sous Eltsine et pas sous Poutine. Quant aux anciens « satellites » soviétiques, un nombre croissant de personnes y sont traumatisées par la perte des bénéfices sociaux et d’autres services qu’elles tenaient pour acquis sous le communisme et qu’elles ne s’attendaient pas à perdre à l’arrivée du capitalisme. Persuadées par les politiciens et les experts médiatiques de tenir pour responsables de leurs problèmes des boucs émissaires tels que les réfugiés, ces personnes ont soutenu de manière croissante des partis d’extrême-droite qui prônent des politiques autoritaristes, chauvinistes, xénophobes, racistes, parfois ouvertement néo-fascistes ou mêmes néo-nazies. Bien trop de dirigeants de partis et même de chefs de gouvernement dans les pays post-communistes ne sont pas du tout des champions de la démocratie mais glorifient les éléments anti-démocratiques et parfois même ouvertement fascistes qui ont gouverné leurs pays dans les années 30 et/ou ont collaboré avec les nazis pendant la guerre et commis au passage des crimes monstrueux. En Ukraine, par exemple, les néo-nazis arpentent maintenant fièrement les rues lors de retraites aux flambeaux, avec des drapeaux porteurs de svastikas et des symboles SS. Dans une grande partie de l’Europe de l’Est, la démocratie n’est pas du tout au goût du jour ; il est évident qu’elle est menacée.

Nous avons vu que la noblesse et surtout le clergé, les anciennes classes dirigeantes, avaient prospéré en Europe de l’Est et, au moins en ce qui concerne l’Eglise, en Russie aussi, grâce à la chute du communisme. Mais les principaux bénéficiaires des changements apportés par la chute du Mur de Berlin ont été les élites internationales des affaires, les grandes banques et entreprises. Celles-ci sont généralement des multinationales américaines, ouest-européennes ou japonaises ; être une multinationale signifie faire des affaires dans tous les pays et ne payer de taxes dans aucun. (Excepté dans des paradis fiscaux tels que les Iles Caïmans où le taux de taxation est minimal). Après la chute du Mur de Berlin, les multinationales   ont fait leur entrée triomphale en Europe de l’Est pour vendre leurs hamburgers, cola, armes et autres marchandises ; pour reprendre les entreprises d’Etat à moindre prix ; pour engager à bas salaires des travailleurs et des cadres hautement qualifiés, éduqués aux frais de l’Etat, etc. (En Russie, cela a paru possible sous Eltsine, chouchou de l’Ouest mais Poutine a par la suite bloqué la conquête économique de la Russie planifiée par l’Ouest en faveur de capitalistes du pays, et on ne le lui a jamais pardonné).

 

L’élite financière et industrielle d’Europe de l’Ouest et une grande partie du monde occidental en général s’est arrangée pour profiter d’encore une autre manière de la chute du communisme. Dans le contrecoup immédiat de la deuxième Guerre mondiale, l’Union soviétique était considérée à juste titre, même en Europe de l’Ouest, comme le vainqueur de l’Allemagne nazie et son modèle socio-économique était auréolé d’un immense prestige. Dans ce contexte, l’élite occidentale s’est hâtée d’introduire des réformes politiques et sociales – connues collectivement comme l’Etat-Providence – afin d’éviter des changements plus radicaux, voire révolutionnaires pour lesquels un potentiel existait effectivement, certainement  dans des pays tels que la France et l’Italie. Et, pendant la Guerre froide, il a été jugé nécessaire de maintenir un système d’Etat-Providence et un taux d’emploi élevé pour  s’assurer la loyauté des travailleurs face à la compétition des pays communistes avec leurs politiques de plein emploi et leur système élaboré de services sociaux. Mais l’Etat-Providence restreignait, pas d’une manière radicale mais certainement dans une certaine mesure, les possibilités d’une maximisation du profit, et les intellectuels et les politiciens néolibéraux condamnèrent d’emblée le projet comme une intervention néfaste de l’Etat dans l’opération censée être spontanée et bénéfique du « marché libre ».

 

L’effondrement du communisme en Europe de l’Est offrait alors à l’élite une occasion en or de démanteler l’Etat-Providence et les dispositifs de sécurité sociale en général. Comme il n’y avait plus d’Union soviétique avec qui rivaliser, l’élite était libre de faire reculer en toute impunité les services sociaux associés à l’Etat-Providence dans toute l’Europe de l’Ouest. Dans les années après 1945, l’historien belge Jan Dumolyn écrivait :

« l’élite avait fait d’importantes concessions à la population ouvrière par crainte du communisme… pour que les gens se tiennent tranquilles et pour contrer l’attrait du socialisme derrière le Rideau de Fer. Ce n’est donc pas une coïncidence que les services sociaux aient commencé à reculer après la chute du Mur de Berlin en 1989. Il n’était plus nécessaire d’apaiser la population ouvrière. »

 

En Europe de l’Ouest et ailleurs dans le monde occidental, l’élite est encore très focalisée sur cette tâche, clairement dans l’espoir que bientôt il ne restera rien de l’Etat-Providence. La chute du mur de Berlin a rendu possible le fait que nous soyons à présent les témoins d’un retour du capitalisme débridé, impitoyable, du dix-neuvième siècle – une catastrophe pour les gens ordinaires, pour le demos, et donc un revers majeur pour la cause de la démocratie.

Les perdants  dans le drame de la chute du communisme en Union soviétique et en Europe de l’Est comprennent donc aussi les ouvriers et les employés dans les pays occidentaux, c’est-à-dire la majorité de la population qui se considère à tort comme faisant partie de la « classe moyenne » : leurs relativement hauts salaires, leurs conditions de travail favorables et les services sociaux introduits après 1945, ont été déclarés « hors de prix ». On a dit aux salariés de se contenter de moins. Mais même quand ils consentent à des diminutions de salaires et des rognages de leurs bénéfices dans le cadre de mesures d’ »austérité », ils voient souvent leurs emplois disparaître dans la direction des pays à bas salaires d’Europe de l’Est et à plus bas salaires encore du Tiers-Monde. Après la chute du Mur de Berlin, les grandes entreprises ouest-allemandes, qui avaient collaboré avec beaucoup de profit avec les nazis entre 1933 et 1945, furent autorisées à piller économiquement l’Allemagne de l’Est. D’autre part, les travailleurs ouest-allemands ont vu leurs salaires – diminués par les nazis mais augmentés immédiatement après 1945 – décliner rapidement, tandis que les opportunités d’emploi se déplaçaient plus à l’est et qu’une compétition farouche pour les emplois restants arrivait sous la forme de migrants d’Europe de l’Est aussi bien que de réfugiés de Syrie, d’Afghanistan, etc.

De nombreux journalistes et politiciens blâment ces nouveaux-venus pour tous les problèmes, ce qui sert à détourner l’attention des causes réelles des problèmes et, simultanément, apporte de l’eau au moulin de toutes sortes de mouvements politiques néo-fascistes et autre extrême droite.

 

La chute du communisme s’est révélée très avantageuse pour une minorité mais hautement désavantageuse pour la majorité de la population des deux côtés de l’ancien Mur de Berlin. Elle a eu aussi des conséquences extrêmement horribles pour des millions de gens du Tiers-Monde. Dans les années postérieures à 1945, la cause de la démocratie a progressé là-bas parce que les habitants d’innombrables colonies ont pu réaliser leur rêve d’indépendance.  Cela a été possible grâce au soutien de l’anti-impérialiste Union soviétique en dépit de la résistance obstinée des puissances occidentales qui incarnaient les maîtres coloniaux. Ces derniers ont infligé des guerres meurtrières aux combattants pour la liberté. La France et les Etats-Unis, par exemple, essayèrent (en vain) d’écraser les mouvements révolutionnaires en Algérie et au Vietnam, massacrant dans la foulée des millions de personnes. Dans de nombreuses colonies qui conquirent leur indépendance, les puissances occidentales eurent recours à l’assassinat (entre autres Lumumba), à la corruption, aux embargos, à la déstabilisation, aux coups d’Etat, etc. Ils ont aussi orchestré de fausses révolutions (« révolutions de couleur ») pour s’assurer que des expériences socialistes soient évitées ou échouent et que les régimes accédant au pouvoir soient de ceux qui servent les intérêts des anciens maîtres coloniaux.

Mais il n’était pas facile de réaliser des projets néo-colonialistes tant que l’Union soviétique existait, parce que Moscou fournissait une aide considérable, d’abord aux forces révolutionnaires qui combattaient pour l’indépendance dans les colonies et ensuite dans les anciennes colonies indépendantes, spécialement – mais pas exclusivement – lorsqu’elles optaient pour un modèle soviétique de développement. Après la chute du mur et l’implosion de l’Union soviétique, cependant, les puissances occidentales et surtout leur leader, les Etats-Unis, trouvèrent plus facile d’imposer leur volonté aux ex-colonies. Ceci ne signifiait pas seulement qu’il n’était plus permis aux anciennes colonies d’imiter l’Union soviétique et de suivre la voie socialiste vers le développement, ce que pas mal d’entre eux avaient originellement eu l’intention de faire : il était donc aussi interdit de suivre une voie économique indépendante, par exemple en fermant la porte aux produits aux produits exportés et aux investissements en capital des Occidentaux et/ou d’utiliser leurs propres matières premières telles que le pétrole pour le bénéfice de leur peuple plutôt qu’au profit des investisseurs américains et autres. Voilà le grand péché commis par les semblables de Saddam Hussein, Bachar El-Assad, Nicolas Maduro et, tout récemment, Evo Morales.

 

Les objectifs néocoloniaux pouvaient désormais être réalisés par des bombardements, l’invasion et d’autres formes brutales de guerre ouverte, comme cela s’est passé en Irak, en Afghanistan, en Libye et en Syrie ou par la guerre économique, comme par exemple contre Cuba et le Venezuela. Ces guerres ont eu un caractère extrêmement anti-démocratique, car elles ont coûté la vie à des millions de personnes, principalement des pauvres, y compris d’innombrables femmes et enfants. Et les régimes mis en place par les vainqueurs se sont tous révélés être désespérément anti-démocratiques, impopulaires, corrompus et parfois incapables de gouverner un pays.

 

Tandis que ces guerres ont constitué une catastrophe pour des millions de personnes, elles ont été merveilleuses pour les producteurs occidentaux (principalement américains) d’armement sophistiqué et extrêmement coûteux. Les coûts élevés de ces guerres sont socialisés, ils sont la responsabilité de l’Etat et donc des simples citoyens qui sont accablés d’un volume toujours plus important de taxes tandis que les profits sont privatisés, c’est à-dire finissent dans les portefeuilles des actionnaires des entreprises (pour la plupart des multinationales) et des banques dont le taux de taxation s’est constamment amenuisé jusqu’à des niveaux ridiculement bas.

 

Les guerres néocoloniales, rendues possibles ou du moins facilitées par la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, ont ainsi non seulement ruiné la vie de millions d’habitants de pays pauvres du Tiers-Monde, mais ont aussi contribué à rendre quelques riches encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres au cœur de l’Occident. En effet, ces guerres renforcent non seulement les riches mais aussi le pouvoir des riches et des puissants : elles constituent un prétexte pour limiter la liberté des gens ordinaires au nom de la sécurité nationale et du patriotisme. Le président George W. Bush a réalisé cela par son Patriot Act répressif ; et l’Internet et spécialement les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés pour espionner  (et donc intimider) les hoi polloi. Grâce à la chute du Mur de Berlin, donc, le « un pour cent » est maintenant plus riche et plus puissant que jamais et les « 99 pour cent » sont plus pauvres et plus impuissants que jamais.

Si vous appartenez au « un pour cent », allez-y et célébrez la chute du Mur de Berlin , il y a trente ans. Mais, de grâce, ne demandez pas au reste d’entre nous de célébrer avec vous.

 

Par Jacques R. Pauwels, historien, auteur de « Le mythe de la bonne guerre » ; « Les Etats-Unis et la deuxième guerre mondiale » ; « Big business avec Hitler » ; « La Grande Guerre des classes » et « Les Mythes de l’histoire moderne ».

 

Traduit de l’anglais par J.H. pour Investig’Action

Source: Investig’Action

 

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