Au début du mois de février, de graves incidents se sont produits au centre de Kiev, sur la Place de l’indépendance, appelée EuroMaidán (place de l’Europe) dans les cénacles ukrainiens pro-européens. Des mois de pression croissante contre le président Víktor Fédorovich Ianukovych ont plongé la capitale dans un quasi état de guerre. Les antécédents antigouvernementaux orange, pièces maîtresses des “révolutions de couleurs”, qui ont connu leur apogée après les élections de 2004, ont placé Ianukovych au centre d’une dispute géostratégique entre l’Union européenne et la Russie.
L'Ukraine est une pièce maîtresse de l'échiquier sur lequel s'affrontent toute sorte d'intérêts entre deux grands pôles. Cette lutte pour l'hégémonie régionale porte notamment sur le contrôle des matières premières fondamentales et des axes de distribution. C'est pourquoi les avis critiques envers l'infâme rôle géopolitique d'une Union européenne manifestement antidémocratique – un rôle d'origine, d'influence et d'inspiration nord-américaine – n'ont jamais considéré ces révolutions comme les échos ou les manifestations de peuples opprimés par une tyrannie d'inspiration russe, mais comme un ensemble de constructions portant la marque de l'impérialisme de l'Atlantique nord.
Il ne s'agit pas, dans ces lignes, de défendre ces constructions que les médias "non alternatifs" (1) rendent évidentes, mais de montrer une série de photographies sur les incidents survenus la semaine passée à Kiev, des images qui contrastent résolument avec le récit que nous ont servi nos élites politiques et qui a été reproduit fidèlement par tout le système des médias de désinformation. La démarche consiste à confronter le discours qui nous est parvenu au travers des grands médias à la "réalité photographique" avec laquelle ils ont prétendu l'étayer. Sans oublier que derrière les événements qui se produisent dans ce pays se cachent des intérêts peu compatibles avec la démocratie et les droits de l'homme.
Commençons par un bref coup d'œil sur les couvertures de quelques médias espagnols publiés pendant les journées les plus agitées à de Kiev. J'en ai choisi quatre :
El País, journal fondé par Polanco (2) et actuellement aux mains d'entités financières et de fonds spéculatifs de Wall Street, ne fait pas dans la nuance et annonce, dans la légende d'une image de rébellion et de flammes : "Les Ukrainiens défient la loi répressive". Le journal monarchique, postfranquiste et manifestement récalcitrant ABC consacre toute sa couverture aux incidents avec une photo choc et un titre sans équivoque : "Répression mortelle à Kiev". Pour sa part, La Vanguardia, le journal conservateur catalan, commente en rouge, juste au-dessus d'un illustratif ": Kiev brûle", "Des pétards contre la répression ". Quant à El Mundo, qui avait encore à sa tête Pedro J. Ramírez, il opte pour un titre plus classique: "Kiev sur pied de guerre contre la main dure de Ianukovych".
Examinons maintenant la ligne éditoriale de ces quatre médias, qui représentent avec une grande fidélité le panorama de la désinformation en Espagne. Devant ces couvertures, force est de conclure que pour la presse de notre régime, nous sommes face à un gouvernement répressif et à des manifestants qui, par conséquent, ont une légitimité à se rebeller et à résister. Or, cette presse s'abstient de tirer des parallèles avec des réalités plus proches. Quoi qu'il en soit, la légitimité de la violence est un sujet délicat, vaste et de mille facettes, que je ne prétends pas présenter dans ces lignes. Optons pour une approche plus simple et plus intuitive, mais en tout cas tout aussi éloquente.
Le 23 janvier dernier, j'ai passé quelques heures de l'après-midi à surfer à la recherche de photographies des incidents dans la capitale Ukrainienne. J'ai choisi des critères de recherche très variés, en essayant de trouver via Google Images (avec "Kiev" et/ou Ucrania" comme premières références, et différents autres moyens de recherche) des traces de violence ou de brutalité policière, de manifestants violents.
J'ai trié les photos par groupes de quatre et les ai numérotées (dans le coin supérieur gauche) pour faciliter l'analyse. Commençons par les quatre premières images qui montrent la brutalité policière:
Sur ces photos, nous pouvons voir des gestes, des attitudes ou des situations qui devraient nous être familières, à savoir des policiers qui interviennent à coups de matraque, et d'autres qui empoignent ou poursuivent des manifestants. Sur la photo 2, la police répand du gaz pour effrayer ceux qui lui font face. Passons au second groupe d'images:
Cette série donne une impression beaucoup plus agressive et beaucoup plus dangereuse des forces policières, qui tirent sur les manifestants et lancent même des cocktails Molotov. Ce dernier élément est surprenant, mais c'est bel et bien ce que l'on observe sur la photo numéro 6, et à moins que quelqu'un démontre qu'elle est truquée, il convient de la prendre en considération. Reste le troisième groupe d'images sur lesquelles le rôle violent de la police est manifeste:
Degré de violence supérieur : maltraitances et agressions de manifestants, que nous ne pouvons pas juger pour les actions qui peuvent avoir provoqué la réaction policière. Nous ne voyons que des rues, des manifestants traînés et frappés avec une agressivité incontestable. Hormis l'usage d'armes, dont des cocktails Molotov, la photo 9, qui est une capture vidéo, est peut-être celle qui, à mon sens, rend le mieux compte de l'acharnement policier. Au-delà de ma possible gaucherie dans le recherche de photos, je n'ai rien pu trouver de plus ou rien qui apporte quelque chose de nouveau à propos de la violence policière à Kiev durant ces journées de conflit ouvert avec les opposants du gouvernement à Ianukovych.
Curieusement, la même recherche sur Google a donné beaucoup plus de résultats montrant l'autre facette de la violence, à savoir celle pratiquée par les manifestants. Il va sans dire que lorsque je parle de manifestants, je pars de la même supposition que pour les policiers, à savoir que tous n'ont pas engendré de la violence, ou du moins, ils n'ont pas tous commis activement et physiquement des actes de violence. Observons la violence exercée par les manifestants en commençant par la première série de quatre images:
Indépendamment des raisons qui poussent les manifestants à se révolter contre le régime ou le gouvernement ukrainien, l'analyse froide de leur rôle sur la base des photos publiées sur internet remet en cause leur approche pacifique, du moins pour une partie d'entre eux. Les bus secoués ou incendiés, le harcèlement de la police et les confrontations directes ainsi que les combats menés par des manifestants expérimentés et entraînés, pourvus de bâtons et même de boucliers portant des symboles fascistes (photo 16) ne permettent pas de se risquer aux conclusions que tirent certains milieux pro-européens.
Avant de passer aux images des incidents de la Place de l'Indépendance, intéressons-nous de plus près à la photo 16. Le bouclier qu'on y voit arbore la croix et le cercle, un symbole du "white power". Quant aux numéros qu'on peut y lire, le 14 symbolise les fameux "14 mots" du slogan lancé par David Lane (3), leader et écrivain suprématiste, et criminel américain: "We must secure the existence of our people and a future for White children" (Nous devons préserver l'existence de notre peuple et l'avenir des enfants blancs):
Le nombre 88 appartient également à la symbolique nazie. Comme l'explique Tilman Allert dans son livre "The Hitler Salute", "dans la correspondance écrite, le nombre 88 est parfois utilisé par certains néo-nazis comme substitut de Heil Hitler ("H" étant la huitième lettre de l'alphabet)". Mais que font donc ces symboles néo-nazis dans les manifestations contre le gouvernement ukrainien? Revenons à l'image en arrière-fond des 14 mots et remarquons la main placée devant le symbole fasciste ou du suprématisme blanc, trois doigts tendus (pouce, index et majeur). Bien qu'elle ne soit pas exactement identique, cette image présente des similitudes avec le symbole d'un des principaux groupes d'opposition au gouvernement ukrainien, appelé ??????? (Svoboda, liberté), à savoir une main avec également trois doigts tendus (pouce, majeur et annulaire). Ce groupe est dirigé par Oleh Tyahnybok, que l'on peut voir dans son élément sur les photos suivantes:
Oleh Tyahnybok est le leader d'un parti néo-nazi au centre des négociations qui se tiennent ces jours-ci à Kiev entre l'opposition et le gouvernement d'Ianukóvich. Il n'a subit aucune forme d'ostracisme politique, loin s'en faut. Ses 36 députés (sur un total de 450) lui ont permis d'être sur tous les fronts anti-gouvernementaux et pro-européens. A ses côtés, également très actifs, Vitali Klitschko (ex-champion de boxe qui, avec ses 42 députés, fait partie en tant qu'associé du Parti Populaire Européen de Merkel, Durao Barroso ou Rajoy) et Arseniy Iatsenyouk (dauphin de l'oligarque multimillionnaire et ex-première ministre Yulia Tymoshenko, actuellement en prison, et qui dirige le principal groupe d'opposition avec 90 députés sur 450). En résumé, Oleh le néo-nazi (à gauche), Vitali l'ex-boxeur (à droite) et Arseniy le dauphin (au centre), avec leurs 168 députés, soit à 50 sièges de la majorité absolue, ont mis sens dessus dessous un pays de la taille de l'Ukraine.
Il ne fait aucun doute que ces trois acteurs agissent main dans la main, comme le montre le groupe de photos suivant. On peut y voir "d'éminents hommes d'Etat", comme le sénateur américain et ex-candidat républicain à la présidence de son pays, John McCain, que nous avions déjà vu précédemment sympathisant avec son collègue d'extrême droite lors d'un événement politique à Kiev:
Ce sont les trois chefs d'opposition qui mènent les manifestations. Avant de terminer cette parenthèse et de revenir aux incidents de la semaine dernière, penchons-nous brièvement sur deux photos curieuses:
Sur la première, il s'agit d'une des innombrables rencontres entre des leaders "occidentaux" et les opposants ukrainiens. Je ne m'attarde pas sur la figure de Petro Poroshenko, oligarque comme Yulia Tymoshenko, et d'une influence à donner le vertige, mais tiens à relever l'absence d'Oleh, le leader de Svoboda, peut-être imposée par l'Etats-Unis pour ne pas compromettre le Secrétaire d'Etat Kerry en l'affichant avec un militant néo-nazi. La seconde, prise lors d'une manifestation en décembre de l'année dernière, est une démonstration de la camaraderie et de l'entente qu'entretient ce front d'opposition avec les forces continentales d'extrême droite, représentées ici par l'ex-premier ministre de Pologne, qui autrefois formait un tandem réactionnaire avec son frère, décédé par la suite dans un accident d'avion.
Terminons ce bref aperçu du bouillon idéologique cultivé par l'opposition au gouvernement ukrainien. En-dehors de la capitale, dans des régions gouvernées par quelques-unes de ces formations d'opposition, on peut entendre ce genre d'informations: "Le conseil régional d'Ivano-Frankivsk a décidé d'interdire dans la région les activités et les symboles du Parti des Régions au pouvoir et du Parti Communiste, qui sont contraires aux intérêts nationaux et violent les droits et libertés des citoyens d'Ukraine " (5). Nous pouvons donc ajouter le qualificatif d'"anticommunistes" à cette opposition.
Revenons maintenant aux photos des incidents de la place de l'Indépendance, ou à ce que nous pourrions commencer à appeler "les conséquences ou les effets de la réaction":
On observe l'utilisation de gaz par les manifestants contre la police. J'ai été impressionné par la passivité des agents, qui semblent plus soucieux de se protéger que de répondre à l'agression. La photo 20, quelque peu surprenante, en donne un bon exemple: un jeune portant un t-shirt du de Svoboda, le parti néo-nazi dirigé par Oleh Tyahnybok, asperge les policiers. L'un d'eux semble sérieusement affecté par le gaz et ses collègues tentent de le protéger au lieu de se lancer sur l'agresseur. Poursuivons dans la série:
Le "crescendo" de la série est évident sur ces quatre images. Les manifestant harcèlent et agressent violemment la police, en utilisant des bâtons, du gaz, du fer barbelé ou tout ce qui leur tombe sous la main. Il y a quelque chose de préparé ou d'organisé dans l'attitude des manifestants, qui, je le rappelle, n'ont en principe pas de raison de représenter une majorité, mais participent à des actes marquants sur lesquels les médias de la désinformation n'ont pas braqué leurs projecteurs. A nouveau, comme on l'observe sur la photo 24, la police fait preuve d'une étonnante passivité. Poursuivons:
La violence des manifestations atteint des niveaux très élevés avec le lancement de cocktails Molotov. Il existe des dizaines de photos telles que celle-ci sur internet, ce qui suggère que, contrairement à ce qui se passe avec les cocktails lancés par la police (que nous avons pu voir sur une précédente photo), cette technique d'agression a dû être fréquente parmi les manifestants. Mais encore:
On ne trouve pratiquement pas d'autres photos illustrant la violence policière lors des incidents de la Place de l'Indépendance à Kiev que celles que j'ai montrées ici. Par contre, les images montrant nettement la violence extrême de certains énergumènes foisonnent. On y voit de très nombreuses armes à feu – apparemment pas des balles à blanc ni des armes destinées à disperser les foules – dans les mains des manifestants. Encore une fois, comme le montre la photo 30, les policiers gardent leur position malgré les violentes attaques et menaces qui leurs sont infligées au moyen de toutes sortes d'armes.
Cette dernière série donne encore d'autres exemples de violence contre la police, comme la photo 36, sur laquelle un policier est en feu, probablement à cause d'un cocktail Molotov ou peut-être d'une roquette telle que celle qui apparaît sur la photo 35. N'importe quel observateur impartial, y compris ceux qui comme moi se méfient de façon systématique de la police (qui en Espagne a très souvent fait preuve de violence gratuite), sera étonné de ce que ces photos donnent à voir. Il se peut que de nouvelles images apparaissent et fournissent un détail nouveau sur les agissements de la police à Kiev, mais je mettrais ma main au feu que cette série reflète assez fidèlement ce qui a été publié sur internet, plus fidèlement en tout cas que les grands journaux et les grandes chaînes de télévision.
A voir la présence massive de journalistes (par exemple, sur les photos 15, 19, 21 ou 22), il est difficile de croire que d'autres images vont mettre au jour, dans les décombres de la désinformation, la répression policière sauvage tant redoutée (et espérée par certains). Les références historiques (la Révolution orange ou la campagne démesurée de désinformation permanente contre Vladimir Poutine), l'idéologie sous-jacente dans les rangs de l'opposition, les appuis internationaux reçus et les preuves visuelles collectées donnent à cette supposée "révolution" une odeur de souffre.
Par ailleurs, ce serait une erreur de défendre aveuglément les intérêts russes après avoir constaté les graves contradictions de l'opposition. Comme le rappelait déjà en décembre Petro Pustota dans un reportage des plus intéressants (6), l'Ukraine est soumise "au double chantage de l'UE et de la Russie". De fait, je ne peux pas éluder la vision absolument critique à l'encontre de l'UE, ce qui m'amène à m'intéresser à des éléments de l'analyse de Petro Pustota qui doivent aussi être pris en compte:
La "Révolution orange" et la "Place de l'Europe" représentent un projet de modernisation de style occidental. Les changements supposent la libéralisation du marché, donc une rupture avec la planification centralisée et la productivité basée sur des augmentations de l'offre en faveur de l'innovation technologique et de l'ouverture à l'investissement étranger direct. Ils figurent implicitement dans le Consensus de Washington de 1989, à l'origine destiné aux Etats latino-américains.
Au vu de l'histoire récente, que Pustota résume de manière éloquente dans un autre passage de son reportage, il convient de s'interroger sur la viabilité sociale des projets pro ou paneuropéens de l'opposition ukrainienne:
Avec cette même approche appliquée à la réalité ukrainienne, on peut manifestement se demander comment vont être compensées les pertes des foyers occasionnées par les politiques néolibérales dans une économie sous-développée selon les standards de l'OCDE.
Il y a quelques années, il était encore possible de trouver des excuses purement idéologiques dans la critique envers les plans structurels du FMI, des USA ou de l'Europe actuelle. Mais aujourd'hui, face à ce qui se passe, nous ne pouvons pas rester muets alors que les intérêts impérialistes dominants – difficile de les nommer autrement – poursuivent leur obsession d'uniformiser le monde à coup de recettes, nous précipitant vers un désastre économique et écologique.
Malgré les contradictions du gouvernement d'Ianukóvich, de la méfiance à l'égard de la police (qui s'est montrée des plus modérées au cours de cette crise, obéissant sans doute aux ordres reçus) et des critiques acerbes et légitimes à l'encontre de Poutine et du gouvernement russe, l'alternative est encore pire, plus rebutante, plus impérialiste et plus sanglante. Nous la connaissons, c'est nous: l'UE antidémocratique et l'empire dirigé depuis Washington. Il s'agit moins de soutenir la Russie que d'empêcher les opposants ignobles de parvenir à leurs fins. Avec sa clairvoyance habituelle, Rafael Poch (7) l'a dit sur le blog qu'il anime "semi-clandestinement" dans La Vanguardia:
Ce monde est pétri d'inégalité; Empire et colonies, seigneurs et vassaux, centre et périphérie. L'Union européenne ne reconnaît ni les formes diplomatiques, ni la souveraineté nationale, ni la plus élémentaire équité entre ses membres. On le savait déjà sur les places espagnoles, grecques ou portugaises. Comment comparer le capitalisme oligarchique ukrainien avec les démocraties occidentales et ses "valeurs européennes"?
Notes:
(1) Ces médias ne sont pas toxiques du fait qu'ils ne sont pas alternatifs, mais parce qu'ils épousent quasi systématiquement les dynamiques d'intoxication. Il conviendrait, sur cet aspect, d'analyser en détail les médias dits "alternatifs", qui dans certains cas, trahissent aussi les dynamique dénoncées.
(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Jes%C3%BAs_de_Polanco
(3)Voir des détails sur sa biographie: http://fr.wikipedia.org/wiki/David_Lane
(4) "In written correspondence, the number 88 is sometimes used by some neo-Nazis as a substitute for "Heil Hitler" ("H" as the eighth letter of the alphabet). http://en.wikipedia.org/wiki/Nazi_salute
(5) Voir http://spanish.ruvr.ru/news/2014_01_26/Prohiben-el-partido-gobernante-y-el-comunista-en-dos-regiones-de-Ucrania-0300/
(6) http://www.sinpermiso.info/textos/index.php?id=6463
(7) http://blogs.lavanguardia.com/berlin/?p=540
Traduit de l'espagnol par Chloé Meier pour Investig'Action
Source: http://further.blogspot.com.es/2014/02/ucrania-escenario-estrategico.html
Pour contacter l'auteur: lucien_de_peiro@yahoo.es