Il y a une vingtaine d’années le monde entrait dans l’ère dite de la “mondialisation”. Elle devait permettre une meilleure compréhension entre les hommes, un monde sans murs, l’ouverture à l’autre, la fin des exclusions planétaires, l’intégration des pays du sud à une “mondialisation heureuse”. Victorieux du communisme, le libéralisme accédait au statut de phénomène naturel, universel, tolérant, inclusif et généreux. Il allait refaçonner le monde à son image, exemplaire. Nous pouvons et devons aujourd’hui nous livrer à un premier bilan de cette expansion planétaire du “marché”, présenté récemment encore comme l’horizon indépassable et unificateur de l’humanité.
L’actuelle crise financière, et surtout systémique, bouleverse bien des concepts et peut sonner le glas d’un monde. Elle éclaire la dimension essentiellement marchande et prédatrice de la mondialisation du marché capitaliste, d’un libre-échange seulement libre pour ceux qui se situent dans le camp des riches. A l’aune des expériences démocratiques et de transformations sociales en Amérique latine, nous allons étudier le fonctionnement de la pensée unique globalisante qui sous-tend la mondialisation, son comportement par rapport à “l’autre”, lorsqu’il revendique et assume sa différence, refuse de l’abdiquer, de se soumettre. En ce début de siècle, ces enjeux d’identité et d’altérité, le pluralisme politique et culturel, sont placés au coeur de la dynamique mondiale.
Après l’effondrement du bloc soviétique, le monde devint unipolaire. Par la libre entreprise, par la “concurrence libre et non faussée”, par “la main invisible du marché, la mondialisation marchande se proposait d’assurer aux peuples égale dignité, équité, compréhension et respect mutuels, égalité des chances… Certains proclamèrent même la fin de l’histoire et des idéologies. L’Occident, civilisateur et altruiste, devenait enfin totalement monde, pour le bien de tous, au beau milieu d’une allègre rhétorique démocratique. Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, la nouvelle unipolarité marchande abandonna ses oripeaux faussement humanistes et emboîta le pas guerrier au président George Bush. Ce dernier proclamait un prétendu « conflit des civilisations » et la guerre totale contre « le terrorisme ». Le concept, élastique, englobe Ben Laden mais aussi les états classés “voyous” par la Maison Blanche (Cuba, l’Iran…), les mouvements sociaux anti-capitalistes, les paysans boliviens “cocaleros”, les “populismes”, les mouvements de libération nationale, etc. Une véritable guerre et croisade contre l’altérité, contre l’autre, dès lors qu’il n’appartient pas au reaganien “empire du bien”. Une guerre contre les peuples de “la périphérie” qui aspirent à un autre sort que celui qui leur est réservé dans le capitalisme mondialisé. Depuis le 11 septembre des Twin Towers, les Etats-Unis de G. Bush ont renoncé à la recherche d’une domination plus consensuelle, et jeté le masque de la “mondialisation joyeuse”. La guerre contre le terrorisme a produit de dangereuses grilles de lecture et des schémas manichéens appliqués à une situation internationale changeante et fort complexe, à une Amérique latine en pleine effervescence sociale et en affirmation d’identité. Elle n’est plus un “continent perdu” . Au moment même où entrait en vigueur le Traité de libre commerce ALENA (Mexique, Etats-Unis, Canada) et où le président Clinton lançait à Miami l’idée d’une stratégique Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) (vaste entreprise de recolonisation), les Indiens zapatistes du Chiapas se soulevaient (premier janvier 1994); ils exigeaient du gouvernement mexicain le respect de leur altérité et revendiquaient “un monde qui contienne tous les mondes”.
En Amérique latine, depuis la fin des années 1980, Washington a subi d’importants revers politiques. Ses projets sont désormais en échec, et les politiques du FMI ne font plus recette. Le rejet de la brutale mondialisation néolibérale des années 1970-1980 et du « consensus (draconien) de Washington » a porté aux gouvernements des forces de gauche et de centre gauche, considérées par Washington comme le nouvel ennemi « populiste » . Ce « printemps démocratique » dure et se propage. Le 14 décembre 2004, à La Havane, Fidel Castro et Hugo Chávez lancent l’Alternative bolivarienne des Amériques (ALBA), pour des échanges solidaires, non marchands et un commerce juste entre pays, sur un pied d’égalité. Quoi de plus respectueux de l’autre ? Le 23 mai 2008, à Brasilia, 12 nations latino-américaines créent l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) . Elles affirment un front commun, une communauté de valeurs, et surtout une nouvelle indépendance par rapport aux Etats-Unis. Par la recherche d’alternatives au modèle hégémonique en crise, au « moi » occidental dominant mais décrédibilisé, l’Amérique latine affirme désormais sa différence, retourne aux utopies émancipatrices. Mise à mal, la pensée dominante ne le supporte pas et livre une véritable guerre idéologique aux acteurs de ces changements, à tous ceux qui exigent d’être reconnus égaux et différents.
Les médias, chiens de garde d’une mondialisation d’apartheid
L’information sur les nouvelles réalités de l’Amérique latine reste tributaire des comptes rendus d’une poignée de grandes agences de presse, dépendant pour la plupart des Etats-Unis, de leurs intérêts, de leur politique, de leurs préjugés. Le sociologue Pierre Bourdieu a disséqué les mécanismes de « cette énorme bouillie homogène qu’impose le cercle (vicieux) de l’information circulant de manière circulaire » . Le monopole occidental sur les grands médias répond aux besoins du marché. L’idolâtrie du marché a coïncidé, à la fin des années 1980, avec le lancement de la « mondialisation ». La globalisation du marché nécessite en effet une pensée unique consensuelle ; en d’autres mots, une censure par le consensus. « Une fois qu’un consensus est établi, il fonctionne comme une censure » , une censure invisible. Dès lors, comme le soulignent Pierre Bourdieu et Ignacio Ramonet, les médias se complaisent dans une répétition qui a valeur de démonstration.
Pour orchestrer le consensus international, le président Ronald Reagan créa, en 1983, la Fondation nationale pour la démocratie (NED). Le 14 janvier 1983, il signa la directive secrète NSDD.77 qui met en place une fondation pour « mieux contribuer à la campagne globale pour la démocratie » . Moins voyante que la CIA, cette fondation est en charge de la « guerre idéologique » , des campagnes d’intoxication médiatiques, etc. Elle héberge le secrétariat de la Center for International Media Assistance, une structure d’aide aux médias « libres ». Selon le The new York Times et le The Washington Post des 15 et 16 février 1987, elle aurait trempé dans le scandale de l’Irangate ». Depuis 1988, elle s’intéresse beaucoup à la déstabilisation du Venezuela, « mais sans terrorisme ni embargo économique pour le moment » . L’avocate nord-américaine Eva Golinger a découvert des documents officiels attestant du financement par la NED de groupes d’opposition et de médias privés au Venezuela . La NED finance aussi quasi totalement le Center for a free Cuba (Centre pour une Cuba libre). Avec la NED, le « lavage de cerveaux en liberté » vaut mieux qu’une intervention militaire . Pour le linguiste nord-américain Noam Chomsky, « le contrôle des réseaux, la global information dominance » commande de nouvelles façons de faire la guerre (une « guerre propre », de nouvelles stratégies (le « soft power »), afin d’intégrer l’ensemble des nations autour du marché mondial » . Le philosophe Bernard Stiegler définit ce contrôle de l’inconscient des individus, ce pouvoir pris sur les consciences par les médias, comme le « psychopouvoir » . Le « mimétisme médiatique » fonctionne comme une véritable police de la pensée dans ce que certains appellent la « société de l’information globale ». Pour Serge Halimi, la pensée unique relève d’un discours méprisant de caste et de classe » , d’un « journalisme de marché ». Car la pensée unique n’est pas neutre. « Elle traduit en termes idéologiques à prétention universelle les intérêts du capital international, de ceux qu’on appelle « les marchés », c’est-à-dire les gros brasseurs de fonds » . Par conséquent, la seule politique possible, la seule pensée unique possible, sont celles qui ont l’aval des marchés. Et le marché sait, lorsque cela s’avère nécessaire, fabriquer de gros « médias-mensonges » . L’invasion militaire nord-américaine du Panama, en 1989, visait officiellement à arrêter le président panaméen Noriega, pour trafic de drogue. Ce même président réclamait alors la fin du bail de Washington sur le canal, voie stratégique pour les Etats-Unis. Noriega fut arrêté au prix de bombardements « chirurgicaux » de la population civile. 3000 morts, « victimes collatérales » ignorées des médias… La satanisation de Noriega, incarnation du mal, induisait du même coup le remède : l’exorcisme, l’intervention, l’éradication.
Du média-mensonge comme arme de guerre.
Depuis 1959, en sus des 638 tentatives de la CIA pour tuer Fidel Castro (décision prise à l’époque par le Président Eisenhower), les médias occidentaux mènent sans relâche une véritable « guerre de basse intensité » contre la révolution cubaine, accusée de tous les maux, et surtout de résister à son puissant voisin. A force d’être matraqué, repris, de tourner en boucle, le mensonge, la répétition, par accoutumance, deviennent vraisemblables. Ainsi en fut-il lors d’un moment historique, d’importance exceptionnelle, lorsque le 19 février 2008 Fidel Castro annonça qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat présidentiel. Le 25 février, sur le site numérique de BBC Mundo, après l’élection de Raoul Castro à la présidence du Conseil d’Etat, on pouvait lire un titre aguicheur : « Le poids des réflexions », vite contredit tant la réflexion se révélait d’une profondeur abyssale : « Les rapports entre les frères Castro sont à Cuba un mystère assaisonné de rumeurs les plus disparates (…) On raconte qu’ils se sont enfermés en tête-à-tête et qu’ils ont discuté plusieurs heures, et que de l’extérieur du bureau de Fidel on pouvait entendre leurs cris ». Le même ragot court depuis quarante ans pour fonder historiquement une « rupture » entre Fidel et le Che, sans l’ombre du début d’une source fiable, d’une archive… Comme il n’y a pas de fumée sans feu, les rumeurs se répandent telle une traînée de poudre et deviennent une info, voire un scoop. Chacun se souvient des fameuses « armes biologiques » que détenait Cuba. L’accusation fut lancée par les Etats-Unis en 2003. Washington en profita pour geler les accords migratoires avec La Havane et l’Union Européenne, préoccupée par l’arrestation de « 75 dissidents », emboîta le pas aux Etats-Unis et décréta des sanctions contre Cuba : un très symbolique gel des contacts culturels !
La relève de Fidel Castro donna lieu à une avalanche de déclarations teintées d’arrogance, de relents colonialistes et de volonté d’ingérence. Le très démocrate président Georges Bush appela les Cubains à « construire la démocratie » . Le candidat républicain Mc Cain insista sur la nécessité de « faire pression sur le régime cubain » . « L’empire » s’érige en donneur de bons et mauvais points. A la main tendue de Raul Castro, G. Bush répondit : « m’asseoir à la même table que lui et me photographier avec un tyran comme Raul Castro réduirait le prestige de ma charge et élèverait le sien » . Mimétique et suiviste, le premier ministre François Fillon exigea « une évolution du régime cubain vers la démocratie » . Le très démocratique gouvernement français, au même moment, ratifiait le « nouveau traité européen » sans passer par les urnes d’un référendum. Ainsi fut imposée une Constitution que le peuple français souverain avait rejetée une première fois (mai 2005), par référendum. Dans une véritable démocratie, seul le peuple peut valider ou invalider, par la même voie, ce qu’il a lui-même décidé une première fois. .. Le très sérieux et europhile El País, comparait quant à lui Fidel à la « reine mère » . On mesure à travers ces réactions, interchangeables, l’incapacité des Etats-Unis et de l’Europe à adopter une attitude rationnelle, dépassionnée, équilibrée, par rapport à Cuba. Les réactions du « Sud » furent d’une toute autre nature. Le président modéré brésilien Luis Inácio Lula da Silva, que l’on ne peut soupçonner de « fidélisme », déclara : « chaque peuple doit décider de son régime politique (…) les Cubains disposent de la maturité pour résoudre leurs problèmes (…) Fidel est le seul mythe vivant de l’histoire de l’humanité . Le gouvernement de droite mexicain insista sur le « respect total de l’autodétermination et de la volonté du peuple cubain » . Cela s’appelle le respect du droit international et … de l’altérité. Comme cela va de soi, insistait un spécialiste français : « dans la mesure où il y a un parti unique et collectivisation des moyens de production et d’échange, on a affaire à une dictature » . Point de démocratie hors de la libre entreprise et du libre échange. Et si l’on parlait des changements nécessaires aux Etats-Unis, rétorqua ironiquement Fidel Castro .
Les medias-mensonges ont aujourd’hui fort à faire en Amérique latine. Les cibles ne manquent pas : tous ceux qui mettent en cause le néolibéralisme : Hugo Chavez, Rafael Correa, Evo Morales, Raul Castro…Que n’a-t-on pas entendu lorsque, le 18 décembre 2005, fut élu avec 53,74% des voix le « premier président indien » de l’histoire d’une Bolivie à majorité indienne (62%). Un véritable concert de louanges (un mélange de bonne conscience, de paternalisme et d’hypocrisie) au sujet du président Evo Morales. Ce même président sera satanisé quelques mois plus tard lorsqu’il appliquera son programme et nationalisera les hydrocarbures, le premier mai 2006. L’Indien devint dès lors « populiste », autoritaire, inféodé à Chavez, etc. A-t-on déjà vu une oligarchie perdre son hégémonie, ses privilèges, sans recourir à la violence, à la subversion, au racisme ? Le processus constituant, l’élaboration et l’adoption d’une nouvelle constitution, puis le référendum révocatoire, ont donné lieu à un florilège de mensonges médiatiques ; soulignons au passage l’hostilité acharnée et persévérante de deux fleurons de centre-gauche de la presse occidentale, les très sérieux et référentiels Le Monde et El País. Le jour même du référendum révocatoire (10 août 2008), le spécialiste du Monde écrivait avec ce mépris viscéral- et de classe- des élites occidentales : « Depuis son élection à la présidence de la Bolivie en décembre 2005, le pouvoir l’a métamorphosé : il met des vestes en cuir discrètement décorées aux couleurs andines (…) Evo est un caudillo narcissique (…) L’Assemblée constituante « montre l’incompétence et l’arrogance des partisans de Evo Morales qui ne cessent de perdre des pans entiers de leur électorat (…) Aujourd’hui Evo Morales est contesté par la droite, débordé par l’extrême gauche et lâché (lisez bien « lâché ») par une bonne partie de ses électeurs ». Un monument de mauvaise foi, de condescendance méprisante. Lorsque l’on sait que Evo Morales obtint 67,4% des voix, on reste pantois devant une telle clairvoyance. Le même jour, El País estimait que le bras de fer bolivien opposait « le centralisme indigéniste » (les spécialistes du monde indien apprécieront) et la « décentralisation libérale », taxant au passage Evo Morales de « caudillo régional ». « Caudillo », il y a des mots en Espagne qui ne sont pas innocents. L’article 1 de la nouvelle constitution stipule que la Bolivie se constitue en « Etat unitaire, social, de droit, plurinational, communautaire, libre, autonome et décentralisé, indépendant, souverain, démocratique et interculturel ».
Pour El País, le conflit oppose « l’autonomie contre le centralisme, le développement économique contre une société agraire principalement basée sur la coca, le libéralisme contre l’interventionnisme de l’Etat, la modernité sociale et culturelle contre l’indigénisme » . En clair : la civilisation contre la barbarie. La stigmatisation devient ici ouvertement colonialiste. Le conflit de classe (oligarchie richissime contre une majorité de Boliviens très pauvres et la plupart Indiens) est évacué au profit de considérations quasi racistes, qui ethnicisent les problèmes sociaux. Avant même de connaître le résultat du référendum révocatoire, El País annonçait de « graves irrégularités, considérées comme normales par tout le monde » . Irrégularités évidemment non confirmées ultérieurement. Mais calomniez toujours… El País pousse la perversion encore plus loin. Le conflit verrait s’affronter les « autonomies » (on sait la résonance que cela peut avoir pour un public espagnol) et le camp du « centralisme indigène » , des «étatistes », les « indigénistes », les « communautaristes ». Clichés et caricature distorsionnent le conflit social, le racialisent, pour discréditer les profonds changements impulsés par le président Morales. Les opposants se voient généreusement qualifiés de « fédéralistes », « occidentalistes » (donc civilisés), girondins » (cela ne s’invente pas). Le quotidien socialisant oublie de mentionner que, dans la nouvelle constitution, figurent les autonomies indigène, municipale et régionale, et que les prétendus « autonomistes » ont participé pendant vingt ans à tous les gouvernements de droite centralistes, y compris les dictatures. Les lignes d’affrontement sont donc délibérément biaisées par les grands médias à des fins de basse politique contre le mouvement d’émancipation sociale et nationale.
Il est difficile de comprendre l’hostilité de El País par rapport aux gouvernements bolivien, vénézuélien et argentin sans rappeler que les omniprésentes multinationales espagnoles (la pétrolière Repsol, Telefonica, Endesa, etc.) et les grandes banques ont été affectées par les mesures prises par ces gouvernements pour récupérer leurs ressources naturelles, les secteurs clés de l’économie, bradés par les gouvernements précédents. Après la nationalisation (fin d’octobre 2008) par le gouvernement argentin du système privé des fonds de pension de retraites (mesure traitée de « sottise » par El País ), le titre Repsol chuta de 15%, celui de Gamesa de 22,30% et celui des banques Santander et BBVA de 9,91% et 9,10. Dans un éditorial fort libéral, le quotidien espagnol reprend les arguments des marchés : la nationalisation « discrédite le pays » ; elle est une « erreur économique » . Ici, les intérêts du marché semblent se confondre avec ceux du quotidien espagnol. Lors de la grande crise argentine, ces mêmes entreprises espagnoles avaient contribué à vider les caisses du pays. A propos du Venezuela, Le Monde du 27 août 2008 nous apprend que « pour régler le problème du logement Chavez nationalise les cimentiers ; parmi eux : le français Lafarge. Il ajoute que Chavez a contraint les grandes compagnies pétrolières étrangères (dont Total, Repsol…NDR) à devenir des actionnaires minoritaires de la production de brut de l’Orénoque ». Ceci explique cela. L’intérêt des multinationales commanderait-il désormais la liberté de la presse ? Le pouvoir médiatique serait-il devenu le mercenaire du pouvoir économique ?
LE « BABOUIN » DE CARACAS
Elu depuis 1998, vainqueur de 12 élections depuis, le président vénézuélien Hugo Chavez impulse une révolution qu’il qualifie de « bolivarienne » et qu’il inscrit dans un « socialisme du 21ième siècle ». Chavez réintroduit le mot « socialisme » dans le vocabulaire quotidien. Un mot interdit, tabouïsé, voire criminalisé, depuis vingt ans. Impardonnable audace qu’il faut lui faire payer. « Peu de gouvernements au monde font l’objet de campagnes de démolition aussi haineuses que Hugo Chavez (…) Ses ennemis n’ont hésité devant rien : coup d’Etat, grève pétrolière, exode de capitaux, tentatives d’attentat (…) Les calomnies les plus misérables sont colportées contre M. Chavez, conçues par les nouvelles officines de propagande » . Parmi ces officines, la National Endowment for Democracy (NED), financée par l’administration nord-américaine. La machine à mentir et diffamer manipule les réseaux médiatiques et même certaines organisations de droits de l’homme. El País du 19 septembre 2008 titrait : « Chavez met au pas les juges », parce qu’au Tribunal Suprême, 12 magistrats sur 20 seraient chavistes. Au même moment, en Espagne, le PSOE et le PP négociaient en secret la composition et la présidence du pouvoir judiciaire . En toute indépendance de la justice. Après le coup d’Etat contre Chavez du 11 avril 2002, le « Supremo » refusa d’engager des poursuites contre quatre généraux accusés de participer au « golpe ». L’avalanche de mensonges médiatiques vise à déstabiliser un gouvernement coupable de consacrer une part importante de la rente pétrolière au financement de programmes sociaux, à l’alphabétisation, et d’avoir socialisé des secteurs importants de l’économie, etc. En dénigrant tous ceux qui remettent en cause le néolibéralisme, les médias agissent bien comme chiens de garde d’un système. La peur de la radicalité politique hante les élites. Le capitalisme est assimilé à la civilisation, la raison, la modernité, et ceux qui s’y opposent à des archaïques, des totalitaires, des barbares, voire des animaux. Cette pensée manichéenne lamine ou stigmatise la différence, monstrualise l’adversaire.
Les mécanismes de la diabolisation visent à susciter la répulsion par rapport à Chavez, Morales, Castro…Et qu’importent les moyens utilisés, au diable l’éthique, la déontologie… Libération du 20 février 2008 nous apprend que « Fidel Castro est souvent désigné aujourd’hui avec mépris comme « le fou » ou … le « coma-andante » (le comateux qui marche). Vertigineuse hauteur de vue. L’ultralibéral romancier péruvien Mario Vargas Llosa, transfuge de la gauche et repenti, mène la charge sans trop de scrupules langagiers. Dans une chronique (El País, 9 mars 2008), il disserte sur les « pitreries » du peu diplomate Hugo Chavez, sur « son ignorance et sa mégalomanie », son « galimatias socialiste » . Ce même Vargas Llosa, dans une autre chronique, explique aux pauvres qu’ils sont responsables de leur situation ; « La pauvreté peut être vaincue ; il suffit d’avoir des yeux pour voir (…) La volonté de vivre des pauvres est capable parfois de surmonter tous les obstacles qui, dans les pays du tiers-monde, sont dressés contre l’initiative privée et la liberté par l’étatisme, le naturalisme économique, le collectivisme et les idéologies anti-marché » . Contre la pauvreté, le romancier prône : « travail, propriété privée, marché et liberté » .
Aveuglés par la haine politique, l’oligarchie et les anti-chavistes en viennent à assimiler le président vénézuélien à un primate, à une bête répugnante. Hugo Chavez, d’origine populaire, métissé d’Indien et de Noir, a tout pour inspirer le dégoût bourgeois des élites envers les classes populaires. Sur Internet fleurissent des sites qui traitent le président de «mico » (singe) : le « mico-mandante ». Polysémique, le vocable renvoie au singe, mais aussi au paillard, au lubrique, au « petit homme ». Chavez serait « un nègre aux grosses lèvres », « un australophitecus hugochavenzis » , etc. Par une typification animale, on va jusqu’à dénier au président l’ensemble des attributs de l’humanité. Exclu de la communauté, son altérité est niée, animalisée. L’image stigmatisée de Chavez renvoie à un bestiaire inquiétant. On crée ainsi les conditions pour éliminer la bête et préserver les « valeurs occidentales », le système dominant. La mondialisation capitaliste ne permet pas de penser véritablement en termes d’altérité.
LE DROIT DU « MOI » LIBERAL A L’INGERENCE POLITIQUE
Un récent séminaire de la droite ultralibérale (Fondation internationale pour la liberté) à Rosario (Argentine), les 26 et 28 mars 2008, présidé par Vargas Llosa, et en présence des très conservateurs J.M. Aznar, Vicente Fox, Jorge Quiroga, de représentants de l’opposition vénézuélienne et bolivienne, de chefs d’entreprise, de professionnels de l’anti-castrisme, de repentis, de fondations politiques marquées à droite, a prôné l’urgente offensive contre le « populisme » et la réorganisation des forces néolibérales du continent. Le président Bush orchestre la riposte. En mai 2004 il a mis en place une « Commission d’assistance pour une Cuba libre », qui érige la subversion en politique d’Etat . Le plan Bush, voté le 6 mai 2004, prévoit le financement généreux de la dissidence cubaine ainsi que tout un programme politique « de transition » et un « coordinateur » (le proconsul Caleb.Mc Carry), afin de superviser l’après castrisme. Le plan Bush programme la restitution à leurs anciens propriétaires de toutes les propriétés cubaines nationalisées, la privatisation des services de santé et de la Sécurité sociale … Aucun grand média occidental ne s’est insurgé contre cette intolérable ingérence dans les affaires d’un pays souverain. Aucun traité, aucune loi internationale, n’autorisent un pays à s’ingérer dans les affaires d’un autre pour promouvoir l’opposition et renverser le gouvernement. C’est explicitement le sens de l’appel du président Bush en octobre 2007, qui incitait au soulèvement populaire pour en finir avec le « goulag tropical » . Le quotidien Le Figaro ajoute que plus de 70 millions de dollars sont affectés par les Etats-Unis chaque année au soutien de la dissidence, et à la propagande anti-castriste (radio Marti, TV Marti, etc. ). Le chef de la Section d’intérêts des Etats-Unis à La Havane (SINA) a multiplié, depuis septembre 2005, les provocations contre Cuba. L’édifice de la Sina, sur le front de mer à La Havane, diffuse des messages politiques à la population cubaine, sous la forme d’un écran lumineux. Imaginons un seul instant l’inverse…Aucun grand média occidental n’a dénoncé cette violation des principes de base de la diplomatie internationale.
ALTERITE ET EUROCENTRISME
A travers ces quelques exemples pris dans l’actualité latino-américaine, on peut en déduire que le déni d’altérité mène toujours à la violence. Le rejet, par le centre occidental et nanti, des peuples de la périphérie, porte en lui l’une des contradictions explosives du 21ième siècle. Le mépris de la place, de la nature et de la spécificité de l’autre, de toute vision sociétale qui ne soit pas calquée sur le modèle néolibéral, a ouvert un gouffre sans cesse croissant entre un occident impérialiste et l’immense Sud. Le nord (le centre), cherche par tous les moyens à défendre son hégémonie héritée de la colonisation. La lecture néolibérale du monde repose sur un unilatéralisme qui se veut éclairé et messianique, sur le vieux complexe colonial de supériorité. Imposer cette grille de lecture réductrice voire erronée , ne permet pas de prendre en compte la complexité du monde, de répondre à la crise systémique du capitalisme, et à des crises nationales qui exigent des réponses nouvelles. L’intellectuel égyptien Samir Amin a beaucoup contribué à l’analyse et à la critique de l’eurocentrisme, un « préjugé qui agit comme une force déformante dans les diverses théories sociales proposées ». Samir Amin étudie avec une grande pertinence cet « occident de toujours, unique et singulier depuis l’origine » , ce capitalisme qui, dans son expansion mondiale polarisatrice, « propose une homogénéisation du monde qu’il ne peut réaliser » . L’occident capitaliste, conquérant, s’accorde le droit de représenter les autres. L’occidentalisation du monde impose aux peuples un modèle unique considéré comme supérieur, fondé sur la libre entreprise, le marché, la démocratie représentative, etc. Une mondialisation chargée d’homogénéiser le monde par le marché. Ce monde « globalisé » serait le meilleur des mondes possibles, rationnel, moderne, efficace, démocratique…L’effondrement financier actuel (octobre et novembre 2008) du modèle néolibéral a le mérite de remettre en cause la pensée dominante.
L’altérité est forcément multiple, or l’occident refuse précisément la pluralité du monde. En Amérique latine (pourtant occidentale), il refuse de respecter dans leur différence les mouvements émancipateurs. Réduire par exemple la crise colombienne au « narcoterrorisme des FARC », c’est évacuer toute dimension sociale de la violence. Comment, dans ces conditions, envisager une solution politique négociée au conflit ? Pour les Etats-Unis et le vassal européen, il faut que l’autre se conforme au moi néolibéral central, modélique, finisse par se soumettre et lui ressembler. C’est la négation même du droit à l’altérité. Tous ceux qui ne partagent pas les valeurs ainsi imposées par le « moi » dominant, par « l’empire », deviennent de nouveaux barbares, des terroristes, des totalitaires, des singes, des fous…Le centre s’arroge le droit de décider qui relève du « monde libre » et qui de « l’empire du mal », d’un « Etat voyou ». Autolégitimé, il impose ses modèles, spécifiques donc discriminatoires. L’Autre, celui qui refuse d’obéir au nombril du monde, d’enfiler cette camisole de force, de se regarder dans ce miroir déformé et déformant, se voit attribuer le statut d’anormalité, de menace. L’entreprise globalisante d’uniformisation, par le marché, des êtres humains, s’avère bel et bien ghettoïsante. Nombreux sont les peuples qui refusent désormais cet altéricide. Le « Babouin de « Caracas » a de l’avenir.
JEAN ORTIZ
Maître de Conférences
UNIVERSITE DE PAU