Ignacio Ramonet: “Tous les pays d’Amérique latine et des Caraïbes votent aux Nations unies en faveur de la levée des sanctions économiques contre Cuba ”

Si Obama avait laissé entrevoir une possible détente avec Cuba, Trump a renforcé les sanctions contre l’île, la plaçant même sur la liste des Etats soutenant le terrorisme. Qu’attend Joe Biden pour lever ces punitions qui coûtent des vies en pleine pandémie et qui sont décriées par pratiquement la planète toute entière? Quelles mesures concrètes pourraient prendre le nouveau président des Etats-Unis? Quelle est la position de l’Union européenne? Salim Lamrani s’entretient avec Ignacio Ramonet, ancien redac’chef du Monde Diplomatique et l’un des meilleurs spécialistes de l’Amérique latine. (IGA)

 

Docteur de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, Professeur de théorie de la communication pendant près de trente ans à l’Université Paris VII, sémiologue du cinéma et journaliste, Ignacio Ramonet est l’un des meilleurs spécialistes de l’Amérique latine, où il a effectué de très nombreux séjours. Ses vastes connaissances des problématiques continentales ont fait de lui l’un des conférenciers les plus sollicités à travers le monde. Plusieurs établissements d’enseignement supérieur, tels que l’Université de Saint-Jacques-de-Compostelle en Espagne, l’Université de Córdoba en Argentine, l’Université de La Havane à Cuba ou l’Université autonome de Saint-Domingue en République dominicaine lui ont décerné le titre de docteur honoris causa pour ses nombreux travaux.

Directeur du mensuel Le Monde diplomatique de 1990 à 2008 dans sa version française, Ignacio Ramonet est aujourd’hui à la tête de l’édition espagnole du journal. Il a réalisé de nombreux entretiens avec des leaders politiques d’Amérique latine. Il a notamment rencontré l’ancien Président cubain Fidel Castro à plusieurs reprises et de ces échanges est né l’ouvrage de référence Fidel Castro : biographie à deux voix, publié dans une vingtaine de langues. Il a également rencontré l’ancien Président vénézuélien Hugo Chávez et a publié un livre intitulé Hugo Chávez, ma première vie. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages publiés en plusieurs langues.

Le Sénat français lui a décerné la Médaille d’or « pour son action en faveur du rapprochement entre la France et l’Amérique latine ». Il a également reçu le Prix FAO des Nations unies « pour avoir sensibilisé la société à la problématique de la faim dans le monde ». La ville de New York lui a remis pour sa part la distinction d’honneur Proclamation pour ses travaux en faveur des communautés latines.

Au cours de ces conversations datant d’avril 2021, Ignacio Ramonet revient sur les relations conflictuelles entre Cuba et les États-Unis et propose un regard avisé sur la politique hostile imposée par Washington. Il rappelle que la communauté internationale, y compris les principaux alliés de la Maison-Blanche, demande depuis plusieurs décennies la levée des sanctions économiques qui frappent la population cubaine et qui se sont accrues sous l’administration Trump, en pleine pandémie mondiale de Covid-19. Il évoque enfin les mesures que peut prendre la nouvelle administration Biden afin de revenir à une politique plus constructive dans les relations entre les deux pays.

Salim Lamrani : Ignacio Ramonet, comment expliquez-vous la persistance du conflit entre Cuba et les États-Unis trente ans après la chute de l’Union soviétique ? Quelles sont, selon vous, les véritables raisons qui motivent la politique hostile de la Maison-Blanche à l’égard de Cuba ?

Ignacio Ramonet : C’est une question très pertinente que de nombreuses personnes doivent se poser. Comment se fait-il que les États-Unis, au bout de soixante ans, alors que des présidents très différents se sont succédé, maintiennent une hostilité aussi forte à l’égard de Cuba ? Pourtant, la Révolution cubaine a eu lieu en 1959 et l’Union soviétique a disparu en 1991. Dans le même temps, les États-Unis ont fait la paix avec le Vietnam, où ils ont conduit une guerre qui leur a coûté des dizaines de milliers de morts, une guerre qui a duré plus de quinze ans. Ils ont également fait la paix avec la Chine populaire qu’ils n’avaient pas reconnue pendant très longtemps. Cette hostilité ne semble pas s’atténuer, alors que l’on pensait qu’avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden les dernières sanctions prises par Donald Trump allaient être très rapidement supprimées.

Je pense que l’une des réponses – il y en a d’autres – est que Cuba est devenue pour les États-Unis tout au long de ces soixante ans une véritable question de politique intérieure. En Floride se situe une communauté de plus d’un million de Cubains, qui sont très enracinés dans cet État important, comme nous avons pu le voir lors des dernières élections américaines. La Floride compte près de 30 grands électeurs et c’est l’un des Etats qui en compte le plus. Cette communauté est très solide. Dans les premières années qui ont suivi le triomphe de la Révolution, tous les grands entrepreneurs, toutes les grandes fortunes, tous les grands propriétaires terriens se sont installés à Miami. À l’époque, la Floride était un petit État. Miami était une petite ville balnéaire. C’était l’équivalent de Saint-Tropez, ce n’était même pas Nice. Aujourd’hui, c’est devenu le plus grand port de croisière au monde et l’un des plus importants ports commerciaux au monde. Miami est désormais une ville extrêmement peuplée, économiquement très dynamique et elle est très largement contrôlée par les Cubains. Le maire et les principales autorités sont Cubains ou d’origine cubaine. Par ailleurs, la Floride envoie des parlementaires aussi bien au Sénat qu’à la Chambre des représentants. C’est donc une question très nationale. Cette communauté fait tout pour que l’on ne puisse pas oublier ses revendications, malgré le temps qui passe. Elle maintient la blessure des relations américano-cubaines ouverte.

Le seul Président qui a avancé – plus qu’aucun autre – dans une direction de changement de politique est Obama. Hillary Clinton était la secrétaire d’État. Le principe était simple : une politique qui n’a pas marché pendant soixante ans ne marchera pas davantage. Obama avait dit à plusieurs reprises qu’il recherchait le même objectif, c’est-à-dire la fin de la Révolution cubaine, mais d’une autre façon. La tactique serait celle du « baiser de l’ours ». En d’autres termes, en envoyant des touristes et en faisant des affaires avec Cuba, comme cela a été le cas avec le Vietnam, le système finira par changer de nature.

SL : Quelle est la position de l’Amérique latine en général sur les relations entre Washington et La Havane ?

IR : L’ensemble de l’Amérique latine est quasiment unanime pour dénoncer l’embargo américain contre l’île. Il peut y avoir de temps à autre un président qui, momentanément, dévie de la ligne générale, mais cela reste exceptionnel. Cuba a d’excellentes relations diplomatiques avec tous les pays d’Amérique latine et de la Caraïbe. Cuba ne pratique plus depuis longtemps une politique d’exportation de sa révolution. D’ailleurs, à ce sujet, Fidel Castro disait que cela n’avait jamais été le cas. Mais il fut un temps où il y avait des guérillas, des dictatures militaires très idéologiques, et des pays extrêmement hostiles à l’égard de Cuba. Aujourd’hui, cela reste une exception. Cela a été le cas durant le gouvernement fantoche de Madame Añez en Bolivie, issu d’un coup d’État, qui avait décidé de renvoyer les médecins cubains présents dans le pays. Mais en règle générale, tous les pays d’Amérique latine et des Caraïbes votent aux Nations unies en faveur de la levée des sanctions économiques contre Cuba.

SL : Quelle est la position de l’Union européenne au sujet du conflit entre les États-Unis et Cuba ?

IR : L’Union européenne a eu une politique fluctuante. Il faut se souvenir que l’embryon de l’Union européenne est constitué des pays qui ont été les perdants de la Seconde Guerre mondiale, comme l’Allemagne et l’Italie, et des pays qui ont perdu leur empire colonial, comme la France, la Belgique ou les Pays-Bas. C’est en quelque sorte un club d’éclopés et de mutilés qui, se retrouvant renfermés sur leur territoire métropolitain, décident de s’unir pour retrouver une perspective de grandeur.

En ce qui concerne la politique extérieure, la tradition au sein de l’Union européenne est que les questions qui concernent l’ancien empire colonial de tel ou tel pays soient laissées en priorité aux principaux concernés. Par exemple, s’il s’agit du Maghreb, la France aura son mot à dire. S’il s’agit de la Libye, la priorité sera donnée à l’Italie. Pour l’ancien Congo belge, Bruxelles aura son mot à dire. Pour ce qui est de l’Amérique latine, l’Espagne dispose également d’une sorte de priorité. Ce n’est évidemment pas un dispositif autoritaire ou quelque chose d’unanime, mais l’avis de l’ancienne puissance est considéré comme important.

Pour ce qui est de Cuba, qui a été la dernière colonie espagnole jusqu’en 1898, l’avis espagnol est important et il fluctue en fonction des différents gouvernements. Tant que la droite a gouverné l’Espagne avec Aznar et Rajoy, la Position commune de l’Union européenne a largement été alignée sur celle des États-Unis. Ces derniers temps, notamment depuis que Pedro Sánchez est Président du gouvernement espagnol, l’Union européenne a pris ses distances à l’égard des États-Unis. Il faut dire que les principaux investisseurs européens à Cuba sont des entreprises espagnoles dans les secteurs du tourisme et de la banque. L’Espagne, en définitive, quel que soit son gouvernement, a trop d’intérêts économiques à Cuba pour pouvoir accepter la politique de Washington, et notamment la décision de Donald Trump d’activer le Titre III de la loi Helms-Burton qui concerne directement les intérêts espagnols et européens. L’ensemble de l’Europe s’est solidarisé avec les investisseurs espagnols, français ou italiens qui ont des intérêts dans l’île. La loi Helms-Burton avait été votée en 1996 sous l’administration Clinton, mais le titre III n’avait jamais été appliqué.

SL : Vous avez rencontré à plusieurs reprises Fidel Castro et vous avez publié un ouvrage intitulé Fidel Castro, biographie à deux voix, tiré des longues conversations que vous avez eues ensemble. Quel regard portez-vous sur le leader politique et sa gestion de la relation conflictuelle avec les États-Unis ?

IR : Fidel Castro faisait des relations avec les États-Unis une question prioritaire pour des raisons évidentes qui tiennent à la fois à l’histoire et à la géographie. De toutes les relations internationales que peut avoir Cuba, le rapport avec les États-Unis est le plus important. Les États-Unis ont de fait occupé Cuba lorsque le pays est devenu indépendant. Ils ont succédé à l’Espagne sur le plan économique et Cuba est devenue une néo-colonie, c’est-à-dire que l’ensemble des secteurs stratégiques et économiques importants étaient contrôlés par des entreprises et des capitaux américains. Durant les quelque soixante années de la période entre l’indépendance et la Révolution cubaine, Washington a manipulé la politique cubaine par le biais de dirigeants marionnettes qui étaient à ses ordres. À cela s’ajoute la proximité géographique. Il convient de rappeler qu’en 1959, au triomphe de la Révolution, il y avait six ou sept ferrys qui faisaient une liaison quotidienne entre Miami et La Havane – c’est un voyage relativement court, d’à peine deux heures – et arrivaient dans l’île chargés de voitures et de touristes.

La Révolution cubaine a remis en cause la domination des États-Unis et Cuba a obtenu ce que l’on pourrait appeler sa deuxième indépendance. Structurellement, la relation avec les États-Unis a toujours été très importante. Elle l’est devenue davantage dans la mesure où les États-Unis sont devenus le principal adversaire de Cuba. Et il ne s’agit pas de n’importe quel adversaire puisque que l’on parle de la première puissance économique, militaire et technologique au monde.

Fidel Castro avait pour principal objectif de s’intéresser à la politique des États-Unis. C’était un très grand spécialiste de la politique intérieure américaine. Il connaissait la composition du Sénat, de la Chambre des représentants, des différents élus et était au courant des débats internes du pays. Il avait voyagé à plusieurs reprises aux États-Unis à l’époque où il était dans l’opposition politique avant 1959. Par la suite, il avait rencontré le vice-président Richard Nixon sous l’administration Eisenhower, après la Révolution. Il y avait toujours un grand intérêt à l’écouter parler des Etats-Unis car il faisait des analyses brillantes.

SL : Que pensez-vous du fait que les États-Unis aient une nouvelle fois placé Cuba sur la liste des pays soutenant le terrorisme international ?

IR : Si cela n’était pas extrêmement sérieux et grave, il y aurait de quoi rire. De tous les voisins des États-Unis, y compris même le Canada, le seul pays qui ne pose aucun problème est Cuba. Cuba condamne par principe le terrorisme, quel qu’il soit. Cuba est l’une des nations qui a le plus souffert du terrorisme avec des dizaines d’attentats. Des commandos étaient envoyés depuis la Floride. J’ai moi-même effectué un reportage à Miami il y a une trentaine d’années à leur sujet. J’ai vécu avec des commandos d’anciens mercenaires cubains qui revenaient de Cuba où ils venaient de commettre des attentats. Ils m’avaient expliqué sur un plan en relief comment et où ils avaient fait sauter des bombes. Nous étions déjà dans les années 1980 et non pas dans les années 1960 ou 1970. Il y eu des bombes dans les écoles, dans les grands magasins et on a même fait exploser un avion civil en plein vol en 1976, ce qui a coûté la vie à 73 personnes.

Cuba est l’un des pays où il y a eu le plus de victimes d’attentats terroristes au monde, avec près de 3 500 morts et des milliers de victimes, causés par les commandos en provenance de Miami, avec au moins la tolérance ou la passivité des autorités américaines. Il y a eu des attentats jusqu’à la fin des années 1990, notamment dans les hôtels pour effrayer le tourisme. On se souvient des victimes, dont un Italien. Cuba est un pays qui a subi le terrorisme et qui le condamne sous toutes ses formes. Selon les autorités américaines elles-mêmes, Cuba n’a jamais organisé d’attentat sur le territoire américain. Qualifier Cuba de pays soutenant le terrorisme international n’a donc aucun sens.

La base de cette accusation est la suivante. À la demande du gouvernement colombien, très allié des États-Unis, des FARC – les Forces armées révolutionnaires de Colombie – et de l’ELN – l’Armée de libération nationale –, Cuba a accepté que des négociations se déroulent sur son territoire dans une perspective de paix. L’année dernière, la Colombie a rompu ses négociations avec l’ELN. Du coup, les délégués de l’ELN ne pouvaient plus rentrer en Colombie, car ils y étaient désormais poursuivis et sont restés en territoire cubain. Washington utilise cet état de fait pour accuser Cuba d’accueillir des terroristes. Selon toutes les traditions diplomatiques, il est évident que La Havane ne pouvait faire autrement que de garder sur son territoire des personnes qu’elle avait accueillies pour des négociations. C’est le gouvernement du président Duque qui les a rompues, ne permettant pas que les délégués puissent retrouver avec un minimum de sécurité leur pays. L’accusation de Washington est donc sans fondement.

Au contraire, ce que Cuba exporte, ce sont des médecins et des instituteurs. Elle vient de mettre au point un certain nombre de vaccins contre la Covid-19 qu’elle mettra à la disposition du monde. Par ailleurs, La Havane garantit qu’il n’y a pas de trafic de drogue à travers son territoire. Cuba est donc un vecteur de paix et de santé, et non de terrorisme.

SL : Comment Cuba a-t-elle géré la crise sanitaire de Covid-19 dans un contexte marqué par l’accroissement des sanctions économiques imposées par l’administration Trump ?

IR : Il est particulièrement cruel de la part des États-Unis d’avoir maintenu les sanctions économiques au cours de la dernière année, car Cuba a dû fermer ses frontières pour des raisons sanitaires, comme l’ont fait la plupart des pays du monde, et a dû se passer de l’une de ses principales sources de revenus qu’est le tourisme. Les difficultés économiques objectives de Cuba se sont accrues de façon substantielle.

Cependant, durant cette période, Cuba a pris toute une série de mesures préventives qui ont permis d’obtenir des résultats qui sont objectivement parmi les meilleurs au monde, comme le reconnait l’Organisation mondiale de santé. À Cuba, il y a très peu d’infection et il y a eu très peu de décès. Il s’agit probablement de la nation qui a eu le moins de morts de Covid-19 en Amérique. À ce jour, il n’y a eu à Cuba aucun décès au sein du personnel de santé à cause de la maladie. Au contraire, Cuba a envoyé des brigades médicales dans une cinquantaine de pays, dont des pays européens tels que l’Italie et l’Andorre. Ainsi, cette île qui est sous sanctions économiques obtient parmi les meilleurs résultats dans la lutte contre la pandémie de la Covid-19. Cuba a également mis au point plusieurs vaccins dont deux se trouvent en phase trois de développement. En avril 2021 a commencé la vaccination généralisée pour La Havane et Santiago, les deux plus grandes villes du pays, soit un total de quatre millions de personnes sur une population de 11 millions, et elle devrait s’achever fin mai pour ces deux métropoles. Cuba est un pays très organisé. C’est une puissance médicale mondiale reconnue.

En un mot, Cuba fait face à beaucoup de difficultés économiques, à des problèmes d’approvisionnement et d’alimentation, comme le reconnaissent les autorités, car le pays a été privé de l’une de ses principales ressources. Dans le même temps, l’île a obtenu de très grands résultats dans la lutte contre la Covid-19.

SL : Que devrait faire, selon vous, l’administration Biden dans ses rapports avec La Havane ? Comment voyez-vous le futur des relations entre les deux pays ?

IR : À mon sens, et c’est l’avis de nombreux observateurs internationaux, l’administration Biden peut prendre trois mesures très rapidement pour changer la nature des relations avec Cuba. L’hostilité de fond ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais certaines décisions peuvent être adoptées dans les plus brefs délais. L’administration Biden contrôle à la fois le Sénat et la Chambre des représentants, même si sur un sujet comme Cuba, il n’y aura pas d’unanimité aux États-Unis et que les élus ne sont pas tenus à la discipline de vote. Il est vrai que les élus démocrates peuvent ne pas répondre positivement aux demandes du Président Biden. Par exemple, l’un des élus les plus hostiles à la normalisation des relations entre les États-Unis et Cuba est le sénateur démocrate Bob Menéndez.

La première mesure administrative que peut prendre le Président Biden est de retirer Cuba de la liste des pays soutenant le terrorisme. Donald Trump a placé Cuba dans cette liste la veille de son départ de la Maison-Blanche. On pensait que le Président Biden reviendrait très rapidement sur cette décision, car elle est absurde, comme le reconnaissent toutes les chancelleries du monde.

La deuxième mesure concerne le rétablissement de la liberté de voyager pour les citoyens des États-Unis. Aujourd’hui, il est vrai qu’il y a la pandémie de Covid-19 et que plus personne ne voyage. Néanmoins, une campagne de vaccination très importante est en train de se développer aux États-Unis et, d’ici le 4 juillet, il s’agira probablement d’un des pays les mieux vaccinés au monde. C’est une opération que Joe Biden va conduire à terme et qui sera l’un de ses succès. Il y aura donc la possibilité de reprendre les voyages, notamment pour la communauté cubaine des Etats-Unis mais également pour les citoyens américains. Il convient également de rétablir la liberté d’effectuer des transferts d’argent vers Cuba. Les expatriés cubains sont préoccupés par la situation de leurs familles et souhaitent envoyer de l’argent. Dans les dernières semaines de son mandat, l’administration Trump avait pris des mesures pour rendre ces envois d’argent quasiment impossibles, en supprimant les services de Western Union qui avaient un monopole dans ce secteur.

La troisième mesure administrative que peut prendre l’administration Biden est de rétablir les services consulaires à La Havane. La situation actuelle est absurde et je crois que beaucoup de personnes ignorent la réalité. Le consulat américain de la capitale cubaine a été délocalisé à Mexico et au Guyana. Ainsi, si un Cubain souhaite solliciter un visa pour rendre visite à sa famille à Miami, il doit se rendre au Mexique ou au Guyana et attendre là-bas que sa demande soit acceptée ou rejetée. Imaginez ce que cela suppose comme frais de voyage et de séjour. C’est totalement absurde. Trump avait pris cette mesure uniquement pour embêter les Cubains et leurs familles qui vivent aux États-Unis, et non pas le gouvernement cubain ou les autorités de l’île. Les Cubains sont donc obligés de faire une sorte de chemin de croix pour faire des démarches consulaires habituelles. Joe Biden peut donc rétablir rapidement les services consulaires et mettre un terme à cette torture administrative que les États-Unis imposent aux familles cubaines.

SL : Les États-Unis conditionnent la levée des sanctions économiques à la situation des droits de l’homme. Quelle est votre opinion à cet égard ?

IR : La question des droits de l’homme est en discussion depuis très longtemps dans de nombreux pays, et la lecture n’est pas toujours la même. Si par droits humains, on parle de sauver des vies, Cuba a sauvé plus de vies que n’importe quel autre pays d’Amérique, y compris les États-Unis et le Canada, tout simplement parce que l’île a le taux de mortalité infantile le plus faible du continent. Un enfant qui vient au monde à Cuba a beaucoup plus de chances d’être en bonne santé à Cuba que dans n’importe quel autre pays des Amériques. Voici une première donnée objective sur les droits humains.

En outre, il suffit de se balader dans n’importe quel endroit de Cuba pour se rendre compte qu’il n’y a pas de sans domicile fixe, qu’il n’y a pas d’enfants ou de personnes du troisième âge qui dorment dans les rues. Les services sociaux s’occupent des personnes vulnérables.

On pourrait multiplier les exemples. Pour ce qui est de la Covid-19, Cuba est le pays qui a eu le moins de décès de toute l’Amérique. Les femmes ont le droit d’avorter depuis plus de cinquante ans à Cuba, alors que dans le reste du continent elles doivent se battre pour faire valoir ce droit. La réussite récente en Argentine dans ce domaine a rappelé que, dans la plupart des pays d’Amérique latine, les femmes n’ont pas le droit à l’avortement, quelque soit la situation et la manière dont elles sont tombées enceintes.

Le reproche principal que font les États-Unis concerne les libertés politiques et la présence d’un parti unique. Cuba répond à cela en rappelant qu’il s’agit de son choix et que la Constitution a été votée par le peuple et qu’elle garantit une manière singulière de choisir les élus. Cela peut se discuter et cela est tout à fait légitime.

En revanche, il convient de rappeler que les États-Unis soutiennent et ont soutenu des dictatures à travers le monde, où il n’y a pas d’élections et où aucun des droits humains que nous venons de citer ne sont respectés. Cela ne leur pose aucun problème. Il est donc fort surprenant que les États-Unis disent que la situation des droits de l’homme à Cuba leur pose problème, alors que Washington a soutenu toutes les dictatures et tous les coups d’État tout au long du XXe siècle en Amérique latine et ailleurs. Les États-Unis restent le principal allié de l’Arabie saoudite et nous savons ce que ce pays fait de ses opposants, notamment quand ils prennent le risque d’entrer dans des services consulaires. Nous l’avons vu avec le journaliste opposant Jamal Khashoggi quand il est entré au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en 2018. Il a été découpé en petits morceaux et on ne l’a jamais retrouvé. Cela n’a jamais empêché les États-Unis d’avoir les meilleures relations avec l’Arabie saoudite. Nous pourrions citer des dizaines d’exemples de ce genre.

SL : Vous avez une connaissance de première main de la réalité cubaine, car vous vous y rendez fréquemment. Quel regard portez-vous sur la société cubaine actuelle ?

IR : Cuba se trouve à la veille d’un grand évènement politique puisqu’en avril 2021 s’ouvre le VIIIe Congrès du Parti Communiste à Cuba, qui est le parti unique qui gouverne l’île depuis une soixantaine d’année. C’est un Congrès très important qui normalement entérinera le retrait de Raúl Castro, qui est encore actuellement le Premier secrétaire du Bureau politique du Comité central du Parti Communiste de Cuba. On assistera probablement au départ de la génération historique qui a fait la Révolution. Le Président Díaz-Canel est désormais au pouvoir et représente la génération qui a une cinquantaine d’années et qui n’a pas participé à la Révolution cubaine. C’est la génération de la continuité. C’est donc un moment symboliquement important.

La vie quotidienne est très difficile ces derniers temps en raison des conséquences de la pandémie de la Covid-19 au niveau international, qui a paralysé les échanges. L’une des principales ressources de Cuba est le tourisme. Il s’agit de la deuxième source de revenus, juste après l’exportation de services médicaux. Il y a la perspective de pouvoir vendre le vaccin et cela peut être une source de revenus très importante. Aujourd’hui, la question alimentaire se pose, car le pays n’a pas les moyens d’importer comme auparavant une grande partie de son alimentation, à hauteur de 80 % de sa consommation. Cette année, cela n’a pas été possible, sauf à une échelle très réduite. Cuba ne produit pas suffisamment de matières premières alimentaires pour subvenir à ses besoins, même s’il y a eu une accélération de la production agricole cette année. Il y a une nécessité absolue pour Cuba de produire davantage d’aliments. Par conséquent, la vie quotidienne est difficile.

Espérons que l’administration Biden finira par adopter les réformes que chacun attend en direction de Cuba et qu’elle va desserrer l’étau imposé par Trump.

SL : Quels sont les principaux défis auxquels est confronté Cuba aujourd’hui ?

IR : Sur le plan intérieur, le principal défi est d’ordre alimentaire, car Cuba doit gagner la bataille de la souveraineté alimentaire. C’est un défi majeur et fondamental, car l’embargo l’empêche de payer les importations que le pays souhaite effectuer. Par ailleurs, comme l’a souligné le Président Díaz-Canel, d’un point de vue structurel, il n’est pas normal pour un pays comme Cuba, qui est assiégé, de dépendre à 80 % des importations de l’étranger. Cela doit changer et le pays est décidé à le faire. Nous verrons quelles mesures seront prises en ce sens. Sans doute faudra-t-il passer par l’allègement des mesures bureaucratiques qui pèsent sur la paysannerie cubaine. Sans doute faudra-t-il s’inspirer de la Révolution Doi Moi qu’ont menée les Vietnamiens qui sont aujourd’hui de très grands exportateurs de produits alimentaires, alors que c’était un pays plongé dans la famine après leur victoire militaire sur les États-Unis.

Le deuxième défi consiste à vaincre définitivement la Covid-19 et à être le premier pays d’Amérique latine à vacciner toute sa population, ce qui est tout à fait faisable au cours de cet été.

Enfin, le troisième défi est relatif aux relations avec les États-Unis. Il faudra voir de quelle façon il sera possible d’avoir un dialogue apaisé comme cela fut le cas durant le second mandat du Président Obama. Je crois que ce sont là les trois défis principaux de Cuba.

 

Source: Open Editions

Photo: Joe Piete

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