Comment expliquer que l'extrême droite se développe tant ? Qu'est-ce que l'idéologie fasciste et comment y répondre ? Nous abordons ces questions avec Herwig Lerouge, ancien rédacteur en chef de la revue Études marxistes et spécialiste de l’histoire du nazisme et de l’extrême droite en Flandre.
Investig’Action : Tout d’abord, vous donnez des formations dans des syndicats, pouvez-vous nous dire quel est l’objectif de ces formations ?
Herwig Lerouge : Nous abordons la question du pourquoi le fascisme est mis en avant et pourquoi il monte à un certain moment et pas à un autre. Nous voyons quel est l’objectif du fascisme et quelles sont ses méthodes. Pour cela nous revenons dans l’histoire, surtout allemande et italienne. Nous analysons dans quelle mesure on peut utiliser l’expérience historique pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et quelles stratégies entreprendre.
Comment est-ce que vous différenciez fascisme et extrême droite ?
Je ne les différencie pas nécessairement, selon moi plusieurs partis d’extrême droite aujourd’hui sont en fait des partis fascistes. Et comment définir un parti comme fasciste ? C’est d’abord un parti qui reprend l’idéologie nationaliste raciste qui est propre au fascisme, même si c’est évidemment sous une forme différente de celle des années trente. L’extrême droite et le fascisme, ont dû se reconvertir après la Deuxième Guerre mondiale. S’est produit alors le phénomène de la nouvelle droite, qui a “recyclé” les anciennes idées fascistes et racistes. Un nouveau langage a été mis en avant, qui ne parle plus de races mais de cultures, ne parle pas de races supérieures et inférieures mais d’incompatibilités de cultures. Un vocabulaire qui défend toujours, cependant, l’idée de la nation homogène épurée de tous les éléments étrangers, non naturels…
C’est l’idéologie nationaliste raciste qui, comme c’était le cas dans les années trente, veut « rendre la nation plus grande » en se référant à un passé glorieux, réel ou imaginé. On a un “make America great again”, un “make Europe or Germany”, ce genre de discours. L’idée de la renaissance de la nation qui aurait été humiliée, qui aurait été attaquée. C’est toujours la même idée qui est à l’arrière-plan, accompagnée de méthodes fascistes, même si ce n’est plus ( ou pas encore ) avec des troupes. Il n’y a pas ( encore ) les drapeaux, les tambours, des troupes de choc, tout l’attirail !
On revoit apparaître tout de même des images qui font penser aux années trente en Italie par exemple. Des groupes de néo-fascistes, néo-nazis, défilaient en toute aisance à Milan il y a quelques semaines.
Oui cela existe, ce sont des troupes de réserve parce que pour le moment la stratégie de l’extrême droite, c’est en premier lieu de grandir et d’arriver à une hégémonie culturelle dans la société par des voies, “démocratiques”. Cela en participant aux élections, en influençant les médias, en essayant de conquérir les positions dominantes dans l’enseignement. Pour l’instant, ces phénomènes, je ne vais pas dire qu’ils sont marginaux, mais ils ne conviennent pas tout à fait à la stratégie.
C’était un peu la même chose dans les années trente, à un certain moment Hitler a essayé de prendre le pouvoir par un coup d’état, ça n’a pas marché. La stratégie a alors été de se présenter comme un parti respectable, qui obéit aux normes démocratiques et aux lois de la société allemande. Jusqu’au moment où il est arrivé au pouvoir. Mais plus le pouvoir se rapprochait, plus il y a eu la mise en oeuvre de moyens violents. La différence entre le fascisme et d’autres formes de dictatures, c’est que le fascisme essaie de se créer une base de masse pour arriver au pouvoir : ça se fait par tous les moyens et je pense qu’on est dans cette phase aujourd’hui.
Ces phénomènes de troupes existent, mais ils sont contenus pour le moment. Un parti comme le Vlaams Belang fait tout ce qu’il peut pour empêcher ses factions fascistes d’être plus visibles. Elles existent réellement, essayent d’infiltrer l’armée, faisant des entrainements militaires, se référant à la collaboration pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il faut pour le Belang que ces factions n’apparaissent pas au premier plan. La stratégie prioritaire pour le moment est d’essayer d’apparaitre comme un parti respectable qui travaille dans le cadre de la démocratie parlementaire. Il peut y avoir des situations où ces forces paramilitaires vont de nouveau avoir un rôle plus important donc on les garde de côté et on essaye de les contrôler mais ce n’est pas le danger principal pour le moment à mon avis.
Quel est le danger principal pour le moment ?
C’est le fait que l’extrême droite et le fascisme arrivent à avoir une hégémonie culturelle et politique dans la société, elle influence les esprits. Elle a conquis les institutions comme par exemple en Flandre où le Vlaams Belang et la NV-A contrôlent pour le moment la moitié du conseil d’administration de la VRT.
Les médias participent beaucoup à légitimer l’extrême droite : c’est une forme alternative de domination du capital. Dans la démocratie parlementaire avec ses organismes de concertation sociale la domination du monde patronal passe à travers ses mécanismes et institutions. On a vu dans l’histoire que quand cette façon de dominer la société ne fonctionne plus, quand pour des raisons économiques on est plus capables d’accepter la forme sociale démocrate d’une société capitaliste – concertation avec les syndicats, concessions salariales … – et où la concurrence est devenue tellement grande qu’on a plus le temps ni la possibilité de s’embarrasser de toutes ces procédures démocratiques. A ce moment là, le capital a besoin d’une autre forme de domination. C’est là que l’on peut laisser se développer les forces fascistes. Avec les différentes crises économiques, climatiques et politiques que l’on connaît il y a de moins en moins de légitimité pour les partis traditionnels.
Le fascisme arrive comme une forme de récupération du mécontentement de la part de la population qui ne voit plus son pouvoir d’achat et son bien-être augmenter. Une partie de la population, parfois bourgeoise, craint de perdre ce qu’elle a. Nous sommes dans un contexte où les multinationales font face à une énorme concurrence et préfèrent garder leur bénéfices plutôt que de les répartir parmi la population.
Les syndicats sont marginalisés, n’ont plus la capacité d’obtenir beaucoup de choses, les partis socialistes ne sont plus utiles au capital : ils n’arrivent plus à encadrer et contenir le monde du travail pour qu’il reste sur des demandes « raisonnables » ou accepte d’abandonner ses acquis. On voit l’évolution dans toutes les sociétés occidentales : les acquis démocratiques sont sous pression, il y a du bashing contre les syndicats, la droite et l’extrême droite veulent éliminer tout ce qui est société civile… La concertation sociale prend trop de temps aux yeux des organisations patronales, ça coûte de l’argent et réduit leurs ( somptueuses ) marges bénéficiaires. Le patronat se tourne alors vers une autre forme de domination.
Les fascistes sont utiles pour le capital?
Oui, dans la mesure où ils sont capables de capter le mécontentement en utilisant une forme de démagogie comme on le voit partout en Europe pour l’instant. Les partis fascistes qui se présentaient comme les plus néolibéraux qui soient il y a dix ans utilisent à présent une démagogie sociale. Aussi bien le Vlaams Belang que le Rassemblement National en France adoptent une sorte de vernis de gauche. Ce vernis sert évidemment aussi à attiser le racisme mais ils défendent la pension à 65 ans, ils se disent pour l’augmentation des salaires net etc.
Le rôle de ces partis est de capter le mécontentement pour empêcher qu’il ne devienne une contestation du système.
Est-ce qu’on peut dire que l’extrême droite sert d’arme utilisable à volonté par les partis de l’establishment pour se maintenir continuellement ?
Je dois nuancer, ils ne sont pas utilisés par tous les partis de l’establishment, mais par certaines parties. Il y a des cercles économiques qui auparavant s’accommodaient des conventions collectives, des négociations salariales qui aujourd’hui disent cela ne va plus, on a besoin d’un État beaucoup plus efficace qui n’est pas freiné par toutes ces contestations sociales et écologiques. Pour eux, tout cela doit s’arrêter et ils misent sur les partis d’extrême droite mais au détriment des autres partis. Ceux-ci reçoivent de l’argent et de plus en plus de soutien dans les médias qui les normalisent.
Par exemple, en Flandres, tous les médias privés sont contrôlés par deux groupes et un des deux groupes est très proche de la NV-A et du Vlaams belang et c’est donc eux qui instrumentalisent l’extrême droite et qui la font grandir. On ne peut donc pas dire que le parti socialiste, par exemple, utilise l’extrême droite.
L’égalité
18,00 €Les autres partis ont une stratégie inefficace, qui n’est pas capable de concurrencer les partis fascistes parce que, premièrement, ils sont responsables de la situation actuelle – et les gens le savent – et deuxièmement ils ne veulent pas remettre en cause le modèle libéral du marché qui a conduit à la situation actuelle.
Partout en Europe, les partis traditionnels espèrent rester au pouvoir en s’appropriant des idées d’extrême droite. Mais partout cela est un échec. En Flandre dans le contexte de la campagne électorale actuelle, pour une grande partie des gens, surtout dans les classes populaires, si tu donnes à peine l’impression de défendre les partis traditionnels, la conversation est déjà terminée. Les gens sont tellement dégoûtés que si vous vous identifiez aux partis au pouvoir, les libéraux, les socialistes, les chrétiens démocrates, vous n’avez déjà plus leur confiance. Ces partis sont responsables de la situation dans laquelle sont les gens et pendant les campagnes électorales ils peuvent faire semblant que ce n’est pas eux qui ont été au pouvoir mais c’est prendre les gens pour des cons.
Comment cela évolue en Flandre entre le Belang et la NV-A ?
En Flandre, on a vu que pendant un certain temps, le patronat, notamment VOKA, l’association des patrons flamands les plus agressifs et liés aux multinationales, ont misé sur la NV-A pendant une dizaine d’années. Ensuite, ils ont vu que la NV-A, soit n’arrive pas au pouvoir, soit n’est pas capable d’imposer sa politique. Donc maintenant, on voit de plus en plus ces organisations patronales miser ouvertement sur le Vlaams Belang.
Lors des dernières élections cette association, VOKA a dit qu’en Flandres la NV-A devrait faire une coalition avec le Vlaams Belang, disant que le genre de parti n’est pas important, le plus important c’est quel programme ils vont mettre en pratique.
En Allemagne on peut dire que pour le moment la majorité des grandes entreprises ne misent pas sur l’AFD, ils espèrent encore que les partis traditionnels vont pouvoir effectivement les soutenir dans leur concurrence avec la Chine, les Etats-Unis etc. Mais si, à un moment donné, ils voient que ces autres partis ne sont pas efficaces, on verra l’AFD mise en avant, et on lèvera tous les tabous qui existent encore aujourd’hui comme on les a levés dans beaucoup d’autres pays européens.
On voit deux mouvements : d’un côté, ces partis d’extrême droite et fascistes qui essaient de se respectabiliser – c’est pour cela qu’ils gardent sous contrôle les groupes plus violents et plus extrémistes. De l’autre côté on voit qu’il y a une acceptation de plus en plus grande dans des cercles économiques et certainement aussi dans les partis traditionnels.
Il y a, dans les partis traditionnels de plus en plus de gens qui pensent que leur avenir politique pourrait être du côté de l’extrême droite plutôt que du côté de leur parti. Il y aura certainement des scissions, peut-être déjà après ces élections-ci. Dans la NV-A la moitié des cadres est en faveur d’une alliance avec le Vlaams Belang après les élections, l’autre moitié est contre et préfère imposer leur politique à travers l’État fédéral. Plus il y aura de problèmes dans les partis traditionnels et plus l’extrême droite se renforcera. Dans le premier gouvernement d’Hitler, il n’y avait que deux ministres nazis : ce sont des partis du centre droit et de la droite nationaliste qui se sont alliés à lui.
Est-ce inarrêtable ?
Non non, ce n’est évidemment pas inarrêtable mais ce ne sera pas facile dans le contexte politique actuel. Dans beaucoup de pays en Europe la gauche est très faible. La seule façon d’arrêter cela c’est d’avoir une alternative qui réponde vraiment aux besoins de la population.
Dans cette campagne électorale, dans beaucoup d’entreprises par exemple en Flandre, le débat parmi les travailleurs est le vote entre le PTB ou le Vlaams Belang. Il n’y a plus que ces deux partis là qui ont une certaine crédibilité au sein des travailleurs.
Le combat qui se livre est qu’on puisse former un front qui ne reste pas dans le carcan des « petites » solutions, que d’ailleurs le patronat n’est plus enclin à accorder. C’est la même chose avec le climat. Les politiques de transition climatiques qui sont menées – taxes kilométriques, zones à basses émissions, voitures électriques – vont faire porter le fardeau sur les gens les plus pauvres !
Cette approche de capitalisme vert et d’écologie punitive a conduit à détourner une grande partie de la population du problème climatique et on les a poussés dans les bras des climatosceptiques. Il faut une politique dans le sens de la transition écologique nécessaire mais qui fasse porter le poids de cette transition à ceux qui sont coupables principalement de cette pollution.
L’extrême droite spécule sur la profonde déception des gens à l’égard des partis et des institutions traditionnels. Dans l’intérêt des milieux les plus réactionnaires de l’establishment, elle attire les personnes qui se détournent des partis traditionnels. Elle n’oriente pas leur mécontentement vers le haut, mais le détourne contre les plus faibles. Partout, elle vole des points de programme social à la gauche authentique. Ce n’est pas nouveau dans l’histoire. L’essence du fascisme est la création d’un mouvement de masse par la démagogie sociale, nationaliste et raciste.
Vu l’hégémonie idéologique que l’extrême droite a déjà acquise depuis quelque temps, ce sera une dure bataille et on n’y arrivera pas uniquement avec des slogans antiracistes et certainement pas en essayant de ramener les gens vers les partis traditionnels.
Alors que les contradictions de classe nous explosent à la figure, nous devons veiller à ce qu’une analyse économique sobre soit à nouveau au centre des préoccupations. La gauche doit à nouveau se battre offensivement pour la sécurité sociale, la justice et la réhabilitation du rôle des travailleurs, considérés aujourd’hui seulement comme des coûts de production en non comme ceux qui créent vraiment la richesse.
Pour une véritable critique du capitalisme
Le prix initial était : 18,00 €.9,00 €Le prix actuel est : 9,00 €.
Il faudra unir dans ce combat, des jeunes qui se battent pour le climat, des syndicats qui se battent pour les revendications sociales. Il faudra aussi voir comment mettre les gens en mouvement parce que s’il ne se passe rien alors c’est spontanément les idées de droite qui dominent.
On le voit chez les jeunes pour la Palestine. Ils font l’expérience de l’université et des mobilisations, l’expérience du fonctionnement des partis politiques. Ils voient qui les soutient et qui les combat et ce n’est pas l’extrême droite qui les soutient. C’est le cas dans l’immense majorité des combats concrets à mener.
Source : Investig’Action
Retranscription : Mireille M
Pingback: