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Héctor Testa Ferreira : “Les forces de gauche au Chili vivent un moment de sous-représentation”

Le 17 décembre dernier, les électeurs chiliens ont rejeté un second projet constitutionnel. Dans cet entretien, l'avocat et chercheur, Hector Testa Ferreira, fait le point sur les initiatives visant à modifier la Constitution, ainsi que sur le panorama politique actuel au Chili.

Le 17 décembre, une nouvelle proposition de nouvelle constitution a été rejetée dans les urnes. Quelle était la nature de ce projet, et en quoi différait-il de la précédente version, également rejetée lors d’un référendum populaire en septembre 2022 ?

Le projet rejeté avait un profil clairement marqué à droite et impliquait une consolidation et un approfondissement des caractéristiques néolibérales et oligarchiques de la Constitution actuelle.

En fait, le texte comprenait de nombreuses idées que la droite a défendues et utilisées dans les batailles politiques et juridiques de notre histoire récente, et, s’agissant d’un texte plus vaste et plus détaillé que celui de la Constitution actuelle, il a incorporé une série de points aux interprétations juridiques ou visions idéologiquement de droite.

La Constitution en vigueur actuellement, bien qu’elle ait été mise en place pendant la dictature, a fait l’objet de multiples réformes. Même si celles-ci n’ont pas modifié substantiellement le caractère de l’État, le système politique ou le modèle économique du pays, elles ont éliminé ou réduit les caractéristiques les plus ouvertement autoritaires du texte initial de 1980.

Parmi ces multiples réformes, celles de 1989 sont particulièrement importantes. Elles comprenaient des éléments tels que l’élimination de l’interdiction des partis d’inspiration marxiste et l’incorporation dans l’ordre intérieur du pays des traités sur les droits de l’homme signés par le Chili, mais en même temps elles contenaient des éléments aux répercussions très négatives, comme l’augmentation des quorums pour l’adoption de réformes et l’élimination de la possibilité pour le président de convoquer de nouvelles élections législatives. En d’autres termes, les réformes législatives et constitutionnelles ont été rendues plus rigides, ce qui a renforcé le droit de veto de la droite face à tout changement.

Un deuxième paquet de réformes plus profondes a été réalisé en 2005, sous le gouvernement de Ricardo Lagos, qui est allé jusqu’à signer la Constitution et à changer sa date, affirmant qu’avec ces modifications, il s’agissait désormais d’un texte qui était “enfin une Constitution démocratique”.

Il est clair que les attentes de Lagos n’ont pas été satisfaites et que le problème constitutionnel a perduré sous les gouvernements successifs de Michelle Bachelet et de Sebastian Piñera,  en s’aggravant dans un contexte de décomposition institutionnelle progressive, de corruption politique et commerciale croissante, de crise de légitimité des institutions, de perte de représentation du système des partis, de mécontentement et de malaise citoyen.

Ce scénario se trouve à l’origine de la très grande révolte populaire de la fin de l’année 2019 et explique l’énorme soutien des citoyens au remplacement de la Constitution.

L’explosion sociale a démontré un grand mécontentement de la société chilienne devant la réalité, mais la classe politique est effectivement parvenue à épuiser le processus d’une nouvelle constitution. Quelles ont été les erreurs commises ? La voie vers une nouvelle constitution est-elle fermée (pour l’instant) ?

Il me semble qu’il est plus juste de parler de lacunes, à commencer par l’absence d’une expression et d’un leadership politiques adaptés aux besoins et aux urgences de la société, ainsi qu’aux attentes et aux désirs de changement.

La classe politique a manqué des propositions économiques qui signifieraient un remplacement clair du modèle capitaliste néolibéral, ou le contrôle et l’utilisation des biens et des ressources naturelles, ou une vision plus claire en matière de politique internationale. Il y a un certain déficit ou manque de clarté, de profondeur et de radicalité que ce moment historique mérite.

A cet égard, les critiques formulées à l’encontre de la proposition 2022 de la Convention constitutionnelle ne sont pas dénuées de fondement, en ce sens qu’il s’agit d’un texte qui proposait “plus de droits” mais sans financement, ou qu’il était perçu comme l’expression de forces excessivement “identitaires”, sans avoir pour axe principal un programme de changement pour les grandes majorités.

De leur côté, les forces déclarées progressistes ou de gauche qui sont aujourd’hui au gouvernement ont notoirement abandonné leurs positions des années précédentes, ce qui leur a fait perdre le soutien de l’opinion publique en général et des secteurs de la société les plus actifs et engagés politiquement.

Pour les mouvements sociaux et les forces de gauche, quelles sont les prochaines étapes dans le contexte politique actuel, et comment la montée de l’extrême droite peut-elle être à la fois accrue et stoppée ? 

Le contexte actuel est très défavorable aux forces de gauche et aux mouvements sociaux. Nous sommes face à un gouvernement paralysé, qui a abandonné la majeure partie du programme et du discours des années précédentes et de la campagne. Il est de plus en plus clair qu’il s’agit d’une poursuite de la politique de transition, avec de plus en plus de dirigeants de l’ancienne “Concertación” qui jouent un rôle central dans le cabinet et la structure gouvernementale.

Concrètement, les discours d’extrême droite exprimés politiquement par le “Parti républicain” et son dirigeant José Antonio Kast ont réussi à tirer parti de la lassitude sociale face à la paralysie politique et au manque de solutions concernant les graves problèmes sociaux du pays, que l’on traîne et qui s’approfondissent sans perspective de changement. 

Parmi les forces partisanes, c’est ce secteur qui a refusé de participer à l’accord politique qui a donné lieu à ce deuxième processus après le plébiscite de septembre 2022. Cela leur a donné un nouvel élan à l’approche des élections au Conseil Constitutionnel de mai dernier, où ils ont obtenu une première majorité sans précédent. Avec d’autres forces de la “nouvelle droite”, ils ont lancé une forte critique envers les  contradictions du “progressisme” qui fait sens dans une partie importante de la société.

Mais la progression des idées de droite ne vient pas seulement de là, elle vient aussi de questions plus structurelles, parmi lesquelles la très forte concentration du pouvoir dans la société chilienne qui occupe une place centrale. Le système des médias, extrêmement déséquilibré, joue un rôle fondamental à cet égard : les opinions imposées par les grandes entreprises et la droite politique y prédominent pratiquement sans aucun contrepoids.

Pour leur part, les forces qui se sont présentées comme “progressistes” ou “de gauche” et qui appartiennent au gouvernement actuel suscitent un fort mécontentement social pour les raisons citées plus haut. En même temps, il y a un vide de représentation qui fait qu’une partie des citoyens qui ont des idées de gauche se sentent abandonnés, désespérés, voire trahis par la trajectoire du gouvernement actuel.

Ainsi, tant les forces de gauche qui ne participent pas au gouvernement que les mouvements et organisations sociales vivent un moment de repli, de désarticulation et de manque de représentation. Cela est apparu de façon évidente dans le vote massif en faveur des candidats et des listes indépendantes de gauche lors de l’élection à la Convention Constitutionnelle de mai 2021, dans le retournement de situation lors du second tour de l’élection présidentielle de décembre 2021 “contre Kast”, ou encore dans le nombre considérable de votes nuls et blancs lors de l’élection de mai de cette année.

 Les défis, à cet égard, sont multiples, et parmi eux, celui de construire une expression politique pour les forces présentes et les demandes exprimées dans la révolte sociale et dans les différents cycles de mobilisation sociale. Il s’agit d’une tâche urgente à l’approche des élections régionales et municipales de 2024, et des élections législatives et présidentielles de 2025.

Traduit par Sylvie Carrasco.

Source : Investig’Action

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