Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2017, le poète turc Mustafa Goren se tenait fièrement et avec défi à côté d’un monstrueux mur de béton construit sur ordre d’Ankara. La partition venait de séparer deux villes de même culture : la Karkamis turque et la Jarablous syrienne.
Le poète a ensuite lu quelques-uns de ses vers et mon ami, traducteur de mes livres originaires de la ville d’Adana, a tenté de les interpréter en respectant le rythme.
Le poème s’ouvrait de manière assez inhabituelle, et il avertissait l’Europe et ses habitants :
« Un jour, les vrais dirigeants du monde viendront et ils vous couperont tout le gaz et l’essence, et vous vous retrouverez dans une merde encore plus profonde que celle dans laquelle vous jetez cette partie du monde ! Vous devrez brûler vos vêtements et vos chaussures de marque, pour avoir chaud. Tu l’as oublié, Europe, mais on te le rappellera bientôt : nous sommes tous des êtres humains ! »
Il levait la main droite en un geste accusateur, criant vers le ciel. D’une certaine manière, il ressemblait au poète révolutionnaire soviétique, Vladimir Maïakovski.
Le poète était manifestement indigné. C’était en 2017. Tout à la frontière était encore brut, nouveau et terriblement douloureux. Tout, le bon et le mauvais, semblait possible : une guerre totale entre la Turquie et la Syrie, même une guerre entre la Turquie et la Russie, ou peut-être une sortie turque de l’OTAN et une alliance beaucoup plus étroite avec la Russie et l’Iran contre l’Occident.
Comme tant de patriotes et d’intellectuels dans son pays, Mustafa Goren détestait fortement l’Occident. Il exprimait son plein soutien à ses amis – le peuple et l’État syriens.
Arrêter la guerre en Syrie était tout ce qui comptait pour lui ; c’était sa mission. Il subvenait à ses besoins en vendant des cigarettes dans la rue de Carsi Mahallesi; une rue qui suit la ligne de démarcation et maintenant le mur.
Il ne se souciait pas de la manière dont il gagnait sa vie tant qu’il avait le temps de créer, d’écrire, de réciter. Il était empli de détermination, de zèle et d’optimisme.
***
Quand je l’ai rencontré un an plus tard, les choses étaient tout à fait différentes. On était en 2018, une époque différente, et une Karkamis totalement différente.
Le mur était toujours là, tout comme les opérations militaires turques derrière lui. Le poète vivait et luttait toujours à Karkamis, mais son visage avait l’air vaincu et fatigué. Maintenant, il travaillait dans un petit café. Il était fauché. Ses yeux avaient perdu tout leur éclat :
« La Turquie combat maintenant l’Union européenne… dedans », dit-il. Mais en quelque sorte, cela n’avait pas l’air convaincant.
Mes camarades et moi avons ensuite roulé un kilomètre en direction de l’Euphrate ; jusqu’à l’antique cimetière avec une vue imprenable sur la frontière et la ville syrienne de Jarablous.
C’était le meilleur endroit pour pisser, filmer la frontière et observer les opérations militaires turques à l’intérieur de la Syrie.
Cette fois, les éclats d’obus volaient trop près et les explosions étaient bruyantes.
Deux dames voilées qui visitaient le cimetière nous ont repérés.
« Que cherchez-vous dans ce trou perdu », a demandé l’une d’elles. Elle nous lancé un regard hostile, ou peut-être désespéré :
« Que pensez-vous trouver ici ? Nous sommes fatigués de ce combat. Nous en avons assez de ce conflit. Tout ce que nous voulons est quitter cet endroit ; partir loin, très loin… »
Nous avons entendu plus d’obus voler tout près et plus d’explosions.
La dame ne pouvait plus s’arrêter :
« Allez-vous-en ! Ne comprenez-vous pas ? Nous ne voulons plus d’étrangers ici. Les étrangers sont la cause de ce conflit ! »
Nous avons tenté de trouver nos anciens contacts, dont M. Bulent Polat, un kémaliste du Parti républicain du peuple. Mais sa boutique sur la rue principale avait disparu, hermétiquement fermée. Tout près, un véhicule blindé était stationné, sans cérémonie.
Comme presque tous ceux à qui nous avons parlé à Karkamis, M. Polat était un ferme opposant à la guerre. Il était particulièrement contre l’implication turque dans cette guerre :
« Je sais ce que nous faisons là-bas, de l’autre côté de la frontière ! Pour mobiliser la population contre Assad, les militants anti-gouvernementaux soutenus par la Turquie et l’Occident ont revêtu des uniformes de l’armée syrienne puis ont tiré sur les civils, en tuant beaucoup. Puis ils disent : “C’est Assad qui l’a fait !” Cela s’est passé dans toute la Syrie. »
Maintenant, M. Polat n’était plus là.
Mustafa Goren, le poète, a commandé du thé pour nous tous. Puis il s’est assis à une simple table, la tête entre ses deux paumes, avant de commencer à parler :
« Plus personne ne veut rester ici, à la frontière. À Karkamis, il y a plus de Syriens que de Turcs maintenant. Si les Syriens s’en vont, tout l’endroit se transformera en une ville fantôme. »
Puis il commence à tout mélanger :
« La Turquie ne lutte pas contre le PKK et les groupes terroristes kurdes ici et en Syrie – elle lutte contre l’Union européenne. C’est notre propre problème interne, et si nous devons mourir dans ce combat, nous mourrons ! »
On peut entendre ce discours dans toute la Turquie. C’est dur et difficile pour de nombreux étrangers, mais c’est comme ça. La Turquie est dans une transition complexe : d’où elle part est évident, mais où elle va, presque personne ne le sait.
« Mustafa », lui ai-je demandé doucement. Malgré toute cette souffrance, ce désespoir et cette confusion, c’est un camarade, un compagnon poète. « Et la Russie ? »
Son regard s’est adouci, ainsi que toute l’expression de son visage :
« Les Russes n’ont jamais poignardé les Turcs dans le dos. Pendant la Première Guerre mondiale, ils nous ont aidés contre l’Occident, à Gallipoli. Ce sont des gens honnêtes. Nous devons nous coordonner avec les Russes… »
Il hoche la tête en direction des explosions.
Nous restons assis tranquillement, à écouter. Puis nous nous embrassons. Il est temps de partir.
***
Karkamis est en train de se dépeupler. C’est alarmant mais compréhensible. Il devient vraiment dangereux de vivre ici. En outre, il n’y a presque plus de travail dans cette zone.
Toute la région frontalière reposait beaucoup sur le commerce avec la Syrie. De fortes amitiés s’étaient nouées entre les individus et les familles des deux côtés de la frontière. Les gens se rendaient visite, et ils se mariaient entre eux. Les marchandises et les services circulaient presque librement entre la Turquie et la Syrie.
Maintenant, c’est fini. La frontière ne peut plus être franchie que par des véhicules blindés, des chars et des ambulances. Ils vont et viennent, transportant les blessés et même des cadavres. Aucun civil ne peut passer.
Plus loin à l’ouest, la ville d’Elbeyli est une bizarre ruche d’espions, une fortification. Ici tout est surveillé. Parce que c’est d’ici que les forces armées turques envahissent constamment le territoire syrien. Ici, personne n’ose parler. Poser des questions conduit immédiatement à des appels téléphoniques, des arrestations et des interrogatoires.
Aujourd’hui, de nombreux villages autour d’Elbeyli sont à moitié vides. C’est une vision étrange. La guerre a ruiné des communautés entières.
Ce qui est florissant, c’est le secteur de la construction. Pas de l’infrastructure, mais des bases militaires, des antennes d’espionnage et, surtout, des murs. Un mur énorme, monstrueux, qui sépare deux pays – la Turquie et la Syrie, deux sœurs inséparables dans le passé – marque de sa cicatrice cette antique terre. Il a environ 900 kilomètres de long, disent-ils. Combien d’argent, combien de béton y sont-ils déversés, et pourquoi ?
Ensuite la ville de Killis.
On nous montre les murs détruits d’une maison ; un endroit « où des roquettes sont récemment tombées venant du territoire syrien ». C’est ce que le gouvernement turc utilise pour justifier l’invasion.
La population locale a tout compris. Plusieurs personnes déclarent ouvertement, mais sans révéler leurs noms :
« Si seulement le gouvernement et l’armée turcs coordonnaient leurs opérations avec le gouvernement légitime de Damas ! »
Les choses sont rudes à Killis. Comme partout ailleurs le long de la frontière, les entreprises ferment. Le propriétaire d’un kebab n’a pas pu trouver d’emploi pendant plus d’un an et a dû tenter sa chance dans la lointaine Djakarta ; en Indonésie qui est beaucoup plus pauvre que la Turquie. Il est revenu, il a eu un peu de chance et s’est maintenant transformé en un ultra-nationaliste :
« Maintenant, le monde peut voir la puissance des Turcs ! », a-t-il clamant son soutien total à l’invasion.
Mais ici, à la frontière, il fait clairement partie de la minorité.
Chez un coiffeur, le « Salon Hassan », plusieurs personnes sont réunies uniquement pour parler politique. L’évaluation la plus courante de la situation est celle-ci :
« La plus grande erreur est que l’armée turque ne coordonne pas ses opérations avec le président Assad. »
On nous dit qu’environ « 8000 réfugiés vivant dans les camps de toute la région retournent maintenant en Syrie ».
Mais la Turquie accueille plus de 3.5 millions d’immigrés syriens. La situation est extrêmement complexe, la violence intercommunautaire entre Turcs et Syriens a triplé au second semestre de 2017.
Le président turc Erdogan déclare souvent que c’est principalement grâce ses forces militaires opérant de l’autre côté de la frontière que de nombreux réfugiés syriens se sentent maintenant assez en sécurité pour retourner chez eux. « Absurde », répliquent la plupart des Syriens à de telles affirmations. « C’est à cause de l’armée syrienne, du président Assad et ses alliés russes et iraniens ! Le gouvernement syrien légitime est en train de gagner la guerre. Ce n’est qu’à cause de ça que les choses sont beaucoup plus sûres pour le peuple syrien. »
« Ici, nous aimons les Russes », a déclaré haut et fort un habitant. Certains citoyens de Killis aiment aussi Erdogan, ainsi que le président Assad de Syrie. « Trop d’amour ? » Trop de sentiments contradictoires ? C’est la Turquie, après tout. Ici, rien n’est jamais simple.
Mais qu’est-ce que la Russie ici, pour ces gens ? Dans de nombreuses parties de la Turquie et dans tout le Moyen-Orient, plus qu’un pays, la Russie est devenue un symbole de défi, la preuve que l’Occident et ses desseins meurtriers peuvent être affrontés et arrêtés.
***
Les choses semblent confuses, mais en Turquie, elles le sont toujours.
Tandis que nous traversons cette terre ancienne, belle mais blessée, mon ami et traducteur turc annonce, avec désespoir :
« Erdogan va perdre lors des prochaines élections. Je parie qu’il va… »
« Mais est-ce que la politique turque à l’égard de l’OTAN et de la Syrie va changer radicalement ? » Je me pose la question.
Pendant un moment, le silence règne dans la voiture.
« Je souhaite de l’espoir », dit enfin mon camarade.
Il ne sait pas. Évidemment qu’il ne sait pas. En Turquie, tout est possible.
« J’espère que la Turquie reviendra à la raison. J’aime ce pays », dis-je honnêtement. « Je suis fatigué de le détester. »
« Moi aussi », acquiesce-t-il.
Nous léchons littéralement un énorme mur de béton. Derrière il y a la Syrie, clairement visible, belle.
En fait, tout est très simple. Les gens là-bas lutte contre le terrorisme et contre l’impérialisme occidental.
Les gens ici, en Turquie, sont toujours du mauvais côté de la barricade. Mais ils se réveillent ; beaucoup d’entre eux comprennent déjà. Ils pourraient bientôt rejoindre ceux qui luttent pour la survie de l’humanité. Ils pourraient. Espérons qu’ils le feront.
1er juillet 2018
(Note: Au moment de la mise sous presse de cet article, les bureaux de vote turcs sont en train de fermer. Cinquante-six millions d’électeurs ont pu voter simultanément pour les élections législatives et présidentielles. Selon les résultats préliminaires, le président Erdogan a obtenu une avance confortable.)
Traduit de l’anglais par Diane Gilliard pour Investig’Action
Source : https://journal-neo.org/2018/07/01/turkish-syrian-border-confusion-destruction-and-grief/