Est-ce que les pays du Sud peuvent mener à terme un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication ?

Si le savoir est une arme, l’information peut se révéler un outil de domination sur lequel l’Occident exerce depuis longtemps un jaloux monopole. Très longtemps. Depuis les années 1950, les pays du Sud contestent l’hégémonie des pays impérialistes sur le réseau des médias internationaux et tentent de faire entendre leur voix. Les dernières tentatives au sein de l’UNESCO avaient été douchées par l’offensive néolibérale et la privatisation des médias aux mains des multinationales occidentales. Mais le Sud n’a pas dit son dernier mot, comme en témoigne ce forum récent au cours duquel des centaines de journalistes l’établissement d’un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication au XXIe siècle. (IGA)


Il est surprenant de constater à quel point les médias de seulement quelques pays peuvent établir les normes sur des problèmes qui nous concernent tous. L’Europe et l’Amérique du Nord bénéficient d’un monopole quasi mondial sur l’information. En effet, leurs médias jouissent d’une crédibilité et d’une autorité survenues de leur statut à l’époque coloniale (comme la BBC) ainsi que de leur maîtrise de la structure néocoloniale de notre époque (comme CNN). Dans les années 1950, les nations postcoloniales ont cerné le monopole de l’Occident sur les médias et l’information et ont cherché à « promouvoir la libre circulation des idées par le mot et par l’image », dixit la Constitution de 1945 de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).

Au nom du mouvement des non-alignés, les pays et les régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine ont développé leurs propres institutions d’information nationales et régionales. En 1958, un séminaire de l’UNESCO organisé à Quito (Équateur) mène à la création d’une école régionale pour former des journalistes et des professionnels de la communication en 1960 connue sous le nom de Centre international d’études avancées en communication pour l’Amérique latine (CIESPAL). Par la suite, en 1961, une réunion tenue à Bangkok crée l’Organisation des agences de presse d’Asie-Pacifique (OANA) et en 1963, une conférence tenue à Tunis crée l’Union des agences de presse africaines (UANA). Ces agences ont essayé de faire valoir les voix du tiers monde à travers leurs propres médias, mais aussi, bien que sans succès, au sein des maisons de presse de l’Occident. En plus de ces efforts, lors de la Conférence générale de l’UNESCO de 1972, des experts de l’Union soviétique et de l’UNESCO ainsi qu’une douzaine de pays ont présenté une résolution intitulée “Déclaration de principes directeurs pour l’utilisation de la radiodiffusion par satellite pour la libre circulation de l’information, la diffusion de l’éducation, et l’ouverture d’échange culturelle  », qui appelait les nations et les peuples à avoir le droit de déterminer quelles informations sont diffusées dans leurs pays. Beaucoup d’efforts de ce genre se sont heurtés aux États occidentaux, avec les États-Unis à leur tête. Les conférences se sont enchainées, de Bangkok à Santiago, et bien que la question de la démocratisation de la presse fût prise au sérieux, peu d’avancées furent possibles à cause de l’opposition de l’Occident.

Durant les années 1970 et 1980, il y a eu des efforts communs pour établir un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication et de remédier aux déséquilibres mondiaux dans ce domaine entre les pays développés et ceux en développement. Cette idée a influencé la Commission internationale de l’UNESCO sur l’étude des problèmes de communication, ou Commission MacBride, créée en 1977 et présidée par l’homme politique irlandais et lauréat du prix Nobel Seán MacBride. Seán MacBride qui a d’ailleurs produit un rapport important, mais peu lu sur le sujet (Many Voix, Un Monde, 1980). En 1984, les États-Unis se sont retirés de l’UNESCO suite à ces initiatives. Par la suite, la privatisation des médias dans les années 1980 a finalement éteint tout espoir chez les pays du tiers monde de créer des réseaux de médias souverains, y compris là où les réseaux étaient anticommunistes (comme avec l’Asia-Pacific News Network, établi à Kuala Lumpur, Malaisie en 1981).

Cependant, au cours des dernières années, le rêve d’avoir une circulation libre de l’information a revu le jour à travers les mouvements du Sud. En effet, les mouvements du Sud étaient frustrés par l’absence quasi totale de leurs points de vue dans les débats internationaux et par l’imposition d’une vision du monde étroite et déconnectée des problèmes auxquels ils font face (comme la guerre et la faim). À cette occasion, des centaines de rédacteurs et journalistes du Sud se sont réunis début mai à Shanghai (Chine) pour le Global South International Communication Forum. Au cours de ces deux jours de débats animés, les participants ont rédigé et voté un Consensus de Shanghai, qui peut être lu dans son intégralité ci-dessous.

Promouvoir l’établissement d’un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication au XXIe siècle

Dans les années 1970, dans le cadre du processus d’établissement du nouvel ordre économique international par le mouvement des non-alignés, les États du Sud et l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ont tenté d’établir le nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. Cette tentative n’a pas vu le jour à cause de la montée de l’hégémonie néolibérale dans les années 1980. L’ascension de la mondialisation néolibérale s’est accélérée à cause de la crise de la dette du tiers monde et de la disparition de l’Union soviétique. L’Occident a établi un “ordre international fondé sur des règles” pour masquer ses structures néocoloniales et ses actions impérialistes. Samir Amin a déterminé que la structure néocoloniale repose sur « cinq facteurs » :  la finance, les ressources naturelles, la science et la technologie, les armes de destruction massive et l’information.

Aujourd’hui, bien que le monopole de l’information ne soit pas omniprésent, la structure inégale de celle-ci et de la communication reste discutable et en aggravation. Le cadre de référence dominant sur la production et la communication de l’information dans le monde est toujours tourné vers l’Occident, et les universités et les médias du Sud manquent de mécanismes pour générer des idées et un cadre qui dépasserait la perspective centrée sur l’Occident.

L’Occident domine les médias par des structures néocoloniales. Ces médias sont incapables de mettre en œuvre les défis auxquels sont confrontés les pays du tiers monde ou d’apporter des solutions concrètes à leurs problèmes et plus particulièrement aux pays du Sud.

Les impérialistes étasuniens et leurs alliés arment les médias et engagent des guerres de l’information contre des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Si les pays du Sud essayent d’instaurer la paix et le développement sociétal, l’Occident répond par la guerre et les endette. Aux mains des monopoles médiatiques occidentaux, l’ordre des communications n’est pas utilisé pour promouvoir la paix mondiale, mais pour accentuer le clivage au sein des peuples et encourager la guerre.

Les impérialistes étasuniens et leurs alliés utilisent l’hégémonie des médias pour détourner les nouvelles idées de démocratie, de liberté et de droits de l’homme. Ils attaquent d’autres pays sous prétexte de démocratie, de liberté et de droits de l’homme tout en gardant le silence sur leur pauvre bilan de la démocratie, la privation de liberté et les droits de l’homme.

Les technologies numériques telles qu’Internet, les mégadonnées et l’intelligence artificielle, qui devraient servir le bien-être de la population, sont utilisées par quelques géants des médias occidentaux et plates-formes monopolistiques pour dominer la production et la diffusion d’informations et pour censurer les voix qui diffèrent de leurs revendications. Dans ce contexte, nous pensons qu’il est essentiel que les intellectuels et les professionnels de la communication des pays du Sud et sympathisants de ceux-ci ravivent l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955 et du mouvement des pays non alignés (créé en 1961), répondent à l’Initiative de civilisation mondiale (2023), et établissent la solidarité internationale par la théorie et la pratique des communications.

Nous pensons que les intellectuels et sympathisants de Global South doivent promouvoir ses idées et ses productions médiatiques (en particulier dans les domaines de l’histoire et du développement), de s’engager activement dans les échanges et la collaboration académiques et de former un réseau de communication en gardant cette perspective en tête.

Il est essentiel que les médias progressistes et sympathisants de Global South forment un réseau de production et de diffusion de contenu distribué et diversifié, de partager du contenu et des expériences médiatiques et d’établir un front de communication international uni contre l’impérialisme et le néocolonialisme et d’ainsi lutter pour la paix et le développement.

Il est essentiel que le Global South International Communication Forum se tienne chaque année afin de construire un réseau diversifié et multilatéral et une plate-forme de dialogue et d’échange entre intellectuels et professionnels de la communication. Ce réseau et cette plate-forme serviront de base à diverses formes de collaboration avec les gouvernements, les universités, les groupes de réflexion, les médias et d’autres institutions.

La mission historique du Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication n’a pas été atteinte, mais sa mission est toujours en vie. L’anti-impérialisme et l’anticolonialisme sont toujours la bataille du nouveau mouvement des non-alignés.

À la Tricontinentale (Institut de recherche sociale), nous sommes en grande partie d’accord avec la nécessité de faire avancer le nouvel ordre mondial de l’information et de la communication et de raviver le rêve de la libre circulation des idées. Cette entreprise repose sur les efforts du passé, comme l’organisation des agences de presse non alignées, formée par l’agence de presse yougoslave Tanjug le 20 janvier 1975, qui regroupait onze agences de presse. Au cours de sa première année de fonctionnement, 3 500 histoires ont vu le jour et une décennie plus tard, il y avait soixante-huit agences de presse dans le réseau. Bien que l’organisation des agences de presse non alignées ait maintenant disparu, l’idée de départ est toujours présente. Dernièrement, lors de la conférence de Shanghai, de nouvelles idées émergent sur la création de nouvelles organisations, de nouveaux réseaux et de nouveaux médias, des organisations ancrées telles que Peoples Dispatch et des projets médiatiques partageant les mêmes idées.

 

Source originale: Triconinental Institute

Traduit de l’anglais par Peyman M. pour Investig’Action

Illustration: Meas Sokhorn (Cambodia), Inverted Sewer, 2014.

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