L’euphorie qui a éclaté dans la bande de Gaza dans les minutes qui ont suivi la démission de Hosni Moubarak le 11 février 2011, est probablement survenu juste après celle qui s’est exprimée en Égypte. Le dictateur déchu était un « atout stratégique » d’Israël, et pour de bonnes raisons. Il avait maintenu le blocus de la bande de Gaza du côté égyptien, pris parti contre le Hamas et il s’était toujours révélé un allié fiable.
Egypte : les Frères musulmans ont renié leurs engagements
Même pendant la guerre israélienne de 22 jours contre Gaza à la fin 2008, Moubarak a gardé le poste frontière de Rafah bien verrouillé, en violation de la Quatrième Convention de Genève qui oblige l’Égypte, en tant que signataire, à protéger les civils en temps de guerre et d’occupation étrangère.
Le dictateur égyptien a été chassé mais son héritage continue d’influencer les réalités sur le terrain à Gaza et sur tout ce qui concerne en général la question palestinienne. A cela, il faut ajouter que son successeur Mohammed Morsi de l’organisation des Frères musulmans, a peu fait pour prouver – à ce jour – que sa politique allait changer de cap. Bien sûr, rien n’est aussi simple que cela. Morsi a dû prendre en compte un héritage très pesant, une bureaucratie corrompue et une souveraineté assez inexistante après des décennies de soumission complète aux États-Unis.
Mais à en juger par ses discours et ses réalisations au cours de l’année écoulée, il est évident que la Fraternité musulmane – c’est-à-dire le Président et le Parti de la Justice – est trop désireuse de faire preuve de « pragmatisme » et de flexibilité face aux puissances étrangères.
Quelques Frères (musulmans) et certains de leurs sympathisants affirment que cela est nécessaire pour assurer leur ascension au pouvoir dans une période de transition fragile, et pour rassurer les sceptiques. C’est peut-être valable dans certains cas (quand l’équilibre local des pouvoirs n’est pas en leur faveur), mais cela pose de sérieuses questions sur jusqu’à quel point Morsi entrera dans les chaussures de Mubarak sous prétexte de realpolitik – et s’il ne va pas finalement se retrouver pris au piège.
Gaza, qui partage une frontière de 14 kilomètres de long avec l’Égypte, est probablement l’un des meilleurs baromètres de l’indépendance de la politique étrangère du Caire – ou de son absence.
C’est là que l’Égypte est obligatoirement impliquée dans la question palestinienne, et en particulier depuis la victoire du Hamas en 2007 à Gaza et le blocus israélien – par air, mer et terre – qui a suivi. Sous les conditions d’un accord d’un an (2005-2006) aujourd’hui périmé entre Israël, l’Autorité palestinienne et l’Union européenne, seules les personnes – qui ne sont pas sur la liste noire de Tel-Aviv – sont autorisées à traverser le poste frontalier de Rafah sous contrôle égyptien, et pas les marchandises.
Les marchandises « approuvées » sont autorisées à travers le poste de Karem Abu Salem (Kerem Shalom) sous contrôle israélien. Alors que l’Égypte n’était même pas partie prenante de cet accord, elle continue à l’appliquer, sept ans après qu’il soit devenu périmé.
Dans le langage de l’accord de paix israélo-égyptien, la ville égyptienne de Rafah est dans la zone C – la zone démilitarisée de la péninsule du Sinaï, ce qui limite strictement les forces égyptiennes à une présence policière faiblement armée. C’est aussi le lieu où ont été creusés des centaines de tunnels souterrains qui relient les parties palestinienne et égyptienne de Rafah, et qui se sont multipliés depuis le siège israélien de Gaza. Ces tunnels sont une bouée de sauvetage pour la territoire assiégé.
Il n’est pas exagéré de dire que sans les tunnels, la population de 1,6 million de personnes dans Gaza souffriraient encore bien plus, non seulement parce qu’Israël autorise seulement un tiers des besoins du territoire à travers les points de passages de marchandises, mais aussi parce que la grande majorité des habitants de Gaza ne peuvent acheter les produits israéliens et dépendent des produits égyptiens meilleur marché. La résistance palestinienne s’appuie également sur ces tunnels (parmi d’autres canaux) pour obtenir les armements indispensables à sa survie.
Pour cette raison, et du fait qu’une grande partie de ce monde souterrain qui lie Gaza avec l’Égypte est hors de contrôle, les tunnels reviennent opportunément au premier plan comme une question sécuritaire et politique pour le Caire.
Depuis l’assassinat de seize gardes-frontières égyptiens en août dernier à Rafah par des assaillants encore inconnus, les militaires ont riposté en lançant « l’opération Aigle 2 » pour purger le Sinaï des « éléments criminels ». Aucun de ceux-ci n’a été identifié, mais les médias, typiquement comme dans l’ère Mubarak, ont été prompts à accuser les Palestiniens. Après avoir bombardé des zones surtout désertiques dans le nord-Sinaï, l’armée a entrepris de démolir des dizaines de tunnels et d’arrêter des « suspects ».
C’était la première fois que les tunnels étaient visés depuis que Morsi est au pouvoir. Mais l’impact des démolitions ne fut pas définitif et la politique changea de façon importante lorsque, après que Morsi ait chassé de leurs poste le gratin des militaires, le poste-frontière de Rafah a été ouvert pour la première fois sur une base quotidienne depuis qu’existe le blocus israélien.
Tandis que cette décision était attribuée à l’influence de Morsi, les responsables du Hamas déclarèrent que depuis l’éviction de Mubarak et la reprise en main des militaires, le nombre de Palestiniens autorisés à traverser – les jours où la frontière était ouverte – avait augmenté approximativement de 350 ou 450 à près de 1000, un signe tangible que les généraux étaient légèrement plus souples que Mubarak sur cette question.
De plus, la hiérarchie militaire avait donné à Mousa Abu Marzook, suppléant au bureau politique du Hamas (précédemment basé à Damas, comme d’autres organisations de la résistance en exil) l’autorisation d’habiter le Caire, ce qui aurait été impensable avant la révolution.
La différence depuis que Morsi a pris les fonctions de Président, a été l’ouverture quotidienne du passage frontalier, ce qui, tous comptes faits, représente une avancée importante et n’a plus qu’un lointain rapport avec les fermetures longues de plusieurs semaines qui se produisaient régulièrement sous l’ère Mubarak. Non seulement l’Égypte comme le reste du monde, devenait accessible aux Gazouis, mais les délégations d’organisations de solidarité avec la Palestine venues de partout dans le monde et des représentants de haut niveau de différents États, avaient pu visiter le territoire assiégé régulièrement – beaucoup pour la première fois et au mépris du siège – et avaient finalement reconnu de fait la légitimité du Hamas. Ce n’était pas ce qu’imaginait Israël quand il décréta son blocus.
Les changements à la frontière sont l’un des quelques moyens d’analyser la façon dont l’Égypte, sous la présidence de la Fraternité, gère le dossier palestinien. Il y a une différence dans le modus operandi, mais les résultats montrent bien qu’il n’y a pas eu changement radical. Au lieu d’être simplement traitée comme les autres passages frontières en Égypte, Rafah est toujours l’otage des calculs et des engagements de l’ère Mubarak à l’égard d’Israël. Ce passage peut être ouvert tous les jours, mais pour se conformer aux exigences d’Israël, l’Égypte ne permettra pas même à un sac de ciment de passer, redirigeant les marchandises sur Karem Abu Salem qui est sous contrôle israélien.
Dans la continuité de Mubarak, les relations entre l’Égypte et Gaza et le dossier palestinien sont encore commandés par les services égyptiens du renseignement, qui ont également leur mot à dire sur la stratégie des militaires dans le Sinaï et à Rafah. La gestion du passage de Rafah est complètement sous le contrôle et la gestion de ces services, avec leur mentalité et leurs calculs. Bien que Morsi soit maintenu au courant, il est peu probable que ses vues – au cas où elles soient différentes – seront respectées.
Mais Gehad El-Haddad, porte-parole des Frères musulmans, m’a affirmé il y a deux semaines que les services de renseignement égyptiens sont « entièrement sous le commandement » du président, et exécutent ses ordres. Et par conséquent, Morsi « est responsable de ce qui se passe sur le terrain à Rafah ».
Le mois dernier, « l’opération Aigle 2 » a relancé les démolitions de tunnels par la force, beaucoup d’entre eux se retrouvant inondés avec des eaux usées [technique mise au point récemment par les Israéliens jamais en mal de sadisme – NdT]. Plus de 400 tunnels ont été détruits jusqu’à présent, selon des sources militaires citées par les médias locaux. Personne ne dira jusqu’à quel point l’armée va aller, mais étant donné les démolitions précédentes de tunnels sous Mubarak, l’opération doit être bien calculée pour laisser en service suffisamment de tunnels de contrebande pour répondre au minimum des besoins dans Gaza.
Cette évolution est décevante pour les dirigeants du Hamas qui, en raison de leur situation délicate, n’oseront pas trop bruyamment critiquer l’Égypte ou Morsi. Moussa Abou Marzouk ne va pas plus loin que de me dire, la semaine dernière : « Nous ne voulons pas de tunnels par principe. Ce que nous voulons, c’est que les marchandises vers Gaza puissent passer par le poste frontière de Rafah, ce qui n’est pas le cas. »
La seule exception, sans surprise, c’est les matériaux de construction venant du Qatar qui sont autorisés à passer par Rafah pour des projets de reconstruction valant plusieurs millions de dollars, et promis par l’émir Hamad bin Khalifa de l’État du Golfe lors de sa visite dans le territoire assiégé en octobre dernier. C’ette première visite d’un chef d’État – dans ce cas le Qatar – à Gaza, nous révèle plus de choses sur l’Égypte post-révolutionnaire dirigée par un président de la Fraternité, qu’elle ne le fait à propos de Doha. Le Qatar consolide son rôle régional déjà totalement démesuré, tandis que l’Égypte en est encore à marcher prudemment dans les limites imposées par trois décennies de pouvoir de Mubarak.
El-Haddad, le porte-parole de la Fraternité, appelle cela la responsabilité de passer de la banquette arrière de la voiture au siège du conducteur : « Quand vous prenez le pouvoir, un grand nombre de calculs se font jour. » Et c’est ainsi que l’accord de paix de Camp David avec Israël que les Frères rejetaient systématiquement et jusque dans leur plateforme électorale de 2010 (qui exige en vertu du chapitre quatre, l’annulation de « tous » les accords de normalisation avec Israël et le soutien à la résistance palestinienne) ne sera pas rompu, ni même modifié (version arabe).
C’est la même déclaration que celle qui avait été faite par le porte-parole présidentiel l’année dernière. Maintenant, selon la formule employée par El-Haddad, Camp David « sert » les intérêts de l’Égypte. Dans la même veine, parlant à l’agence Reuters, Essam El-Haddad – conseiller de Morsi pour les relations étrangères – justifiait l’inondation des tunnels par la nécessité d’arrêter la contrebande d’armes.
Ce discours « post-révolution » est compatible avec de nouvelles positions de la Fraternité, c’est-à-dire de son parti de la Justice et de la Liberté et de Morsi lui-même. Il est vrai que la question palestinienne était au cœur de l’existence de l’organisation depuis ses débuts (ses volontaires ont résisté aux gangs sionistes en Palestine dès 1947) et toutes ces décennies. Mais il est juste de dire que le profil de la direction de la Fraternité – une combinaison d’aisance économique et de pouvoir – durant la dernière décennie, est un phénomène assez nouveau dans l’histoire de l’organisation.
Leurs calculs et leurs priorités politiques sont le résultat de leurs expériences sous le régime de Mubarak et devraient être évalués dans ce contexte. En revanche, la base de l’organisation et ses partisans viennent des classes moyennes et les plus pauvres, et ne sont pas nécessairement disposées à accepter ce niveau de pragmatisme sur une question aussi centrale que la question palestinienne.
Cette politique a été partiellement mise à l’épreuve quand Israël a lancé sa courte guerre contre Gaza le 14 novembre 2012. Morsi a d’abord répliqué en rappelant le même jour l’ambassadeur d’Égypte en Israël. Puis face à la pression grandissante du public, il a envoyé à Gaza son Premier ministre dans une visite sans précédent, avec une délégation de haut niveau, à peine 48 heures plus tard avec le message que l’Égypte officielle se tenait aux côtés de Gaza.
Par rapport au rôle de complice joué par le Caire lors de la guerre contre Gaza fin 2008, cette évolution ne peut pas être niée. Il faut relever aussi l’implication directe du Hamas et des dirigeants du Djihad islamique dans les discussions de cessez-le-feu avec Morsi. L’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas a été la grande absente de la scène.
Morsi a voulu faire comprendre à Israël que « l’Égypte d’aujourd’hui est différente de celle d’hier. » Le fait qu’en période pré-électorale, Israël ne voulait pas d’une trop longue guerre ou de missiles à longue portée tirés de Gaza et tombant sur Tel Aviv et Jérusalem, a pu jouer en faveur de Morsi et a augmenté sa popularité.
L’effet de cette guerre a depuis disparu et a été éclipsé par les violentes démolitions de tunnels et plus récemment par l’intense campagne anti-palestinienne – en particulier anti-Hamas – qui fait rage en Égypte depuis la semaine dernière.
Au premier abord, cela peut sembler comme une continuation de la diabolisation qui prévalait depuis la prise du pouvoir par le Hamas, durant l’ère Mubarak à l’égard des Palestiniens dans la bande de Gaza. Alors que des directives étaient publiées par les militaires pour interdire à la presse de rapporter les nombreuses fois où des soldats israéliens à la gâchette facile assassinaient des gardes-frontières égyptiens, prétendument par erreur, les médias se sont emparés de toutes les occasions pour faire entrer dans la tête de l’opinion que le Sinaï était ce que voulait le Hamas comme État de rechange.
Aujourd’hui la plupart des médias en Égypte citent « des sources militaires » anonymes accusant le Hamas d’être à l’origine de l’assassinat des 16 gardes-frontière égyptiens en août dernier.
Des allégations sur une saisie dans un des tunnels, de rouleaux du tissu employé pour fabriquer des uniformes militaires, sont présentées comme une preuve de la participation du Hamas ou « d’éléments » de Gaza dans des activités menaçant la sécurité nationale.
Le manque de preuves pour étayer ces allégations et le silence assourdissant des forces armées, suggèrent une stratégie délibérée pour monter l’opinion contre le Hamas, Gaza et les tunnels, tout en liant leurs prétendus méfaits à Morsi et à son organisation de la Fraternité, laquelle a contribué à la fondation du Hamas en 1987. En d’autres termes, le laxisme de Morsi envers ses amis du Hamas aurait compromis la sécurité nationale de l’Égypte.
C’est une situation qui n’a pas de sens : le Hamas, Gaza et peut-être la cause de la Palestine dans son ensemble paient le prix de l’arrivée au pouvoir de la Fraternité, alors même que cette organisation a renié ses précédentes positions sur la question au nom du « pragmatisme. »
Il est tentant d’imaginer que Morsi et la Fraternité appliquent une stratégie progressive et par petites touches, qui mènera par la suite à des positions plus audacieuses. Mais cela dépendrait de la garantie, contre toute attente, que Morsi finisse au moins son mandat de quatre ans et que la Fraternité passe d’une mentalité réformiste conservatrice à une attitude révolutionnaire sur cette question en particulier. Ces deux improbabilités sont fortes, et comme pour le Hamas, l’arrivée de la Fraternité musulmane au pouvoir remet en cause sa raison d’être.